Le pire cauchemar

4 minutes de lecture

Le biologiste ne se laisse gagner par aucun sentiment d’allégresse. Son voisin dégarni va revenir d’ici quelques secondes, ou minutes, et récupérer son bien. Il a dû partir fumer une cigarette, et un peu parano, il a emporté tout son barda. Nul doute qu’il va promptement regagner son siège et son diner. Un copain assis dans une autre voiture lui a peut-être proposé de papoter cinq minutes, il va revenir, c’est certain.

Autant dire que pendant les quinze minutes suivantes, Antoine ne lit plus une ligne de son bouquin. Son appétit lui est revenu en pleine poire, comme un boomerang. La perspective de rester immobilisé à la gare une heure ou deux l’invite à une peur panique. Le train étant bloqué « pour une durée indéterminée », il peut par définition reprendre sa route à tout moment, il est donc exclu de s’aventurer au Brioche Dorée le plus proche, au risque de rester à quai et devoir trouver un hôtel pour la nuit.

Il est 20h30, Antoine prévient Amandine par texto, il ne sait pas à quelle heure il rentrera à la maison. Sa compagne compatit mais lui envoie aussi un vocal de leur nourrisson Théo qui s’égosille au volume maximum que lui permettent ses petits poumons, et ce jusqu’à vomir. Suivi d’un texto « Il est infernal ce soir, je n’arrive pas à le coucher ». Antoine relativise, pour un temps, sa situation.

Mais il est fébrile. Le sac PAUL est dans son champ de vision, quoi qu’il fasse. Sauf s’il se tourne complètement vers sa vitre, mais il ravive alors une vieille douleur aux lombaires gauches. Incapable de se concentrer pour lire, les pensées se chevauchent dans son esprit.

- Ca suffit Antoine, passe à autre chose. Tu vas laisser ce sac où il est. Absolument rien ne justifierait que tu touches à son contenu.

- Mais s’il est parti ? S’il a finalement décidé de descendre à Lyon pour passer la nuit, quitte à prendre un train tôt demain matin ?

- Tu t’écoutes un peu, qui fait ça franchement ?

- Probablement les types qui sortent leur grosse souris à capteur optique dans le train. Eux pourraient faire ça. Ils sont même connus pour ça.

- Allez arrête tes délires et va boire un verre d’eau.

- Je n’ai pas d’eau !

Une heure entière passe, son voisin n’est toujours pas revenu.

Le sandwich appelle désormais Antoine, de sa petite voix de sandwich « Tu peux me manger ! Personne ne le saura, tout ira bien. » Antoine essaye d’estimer si la situation se prolongeait, à quelle heure il aurait légalement le droit de gober cette nourriture à portée de main, arrosée de la gouleyante Badoit. La seule conclusion logique était : Jamais. A aucun moment on ne peut être sûr à 100% que ce cadre moyen n’allait pas revenir récupérer ce qui lui appartient de plein droit.

Antoine pensait à ses grands-parents qui ont connu la guerre, les privations et les tickets de rationnement, mais il n’en avait rien à foutre. C’est dans cet état d’agitation extrême qu’il accueillit l’annonce :

- Mesdames, Messieurs, notre problème est réglé, nous allons repartir. Nous roulerons avec 1h15 de retard, la SNCF vous présente ses excuses pour…

Antoine était fier de lui. Il n’avait pas englouti le diner de son voisin. Le train allait repartir, son voisin retrouver sa place et ses droits sur ses biens.

Quand le Ouigo se mit enfin en marche, il se produisit la dernière chose qu’Antoine pouvait imaginer : un autre homme vint lui adresser la parole.

- Excusez-moi, cette place est libre ?

Cette simple question eu pour effet de tétaniser Antoine. L’homme indiquait la place du précédent voyageur parti sans son butin.

- Il me semble que oui, s’entendit répondre notre affamé.

Cette terrible réponse fit basculer Antoine dans cet état animal qu’il repoussait depuis des heures. Quasi fiévreux, son esprit torturé ne le laissait plus en paix.

Antoine délirait : Le train est reparti, si quelqu’un d’autre est assis à sa place, c’est qu’il ne reviendra pas. Ce repas est donc à moi, à moi.

Tout est allé très vite. Antoine saisit nonchalamment du sac Paul de sa main gauche, avec assurance. Il abaisse sa tablette de sa main droite, retire le sandwich de son sachet, et le mord à pleines dents.

Sa gloutonnerie fait peur à voir. Antoine n’eut même pas le temps d’analyser le contenu du sandwich. Ce n’est pas un jambon beurre, c’est tout ce dont il est certain. Poulet ? Thon ? Impossible à déterminer. Antoine est un animal, il n’est plus un homme.

En trois minutes, le sandwich est englouti. Il enchaîne avec la tartelette aux fruits qu’il terrasse en 25 secondes. Pourtant assoiffé, il sort la Badoit et la met dans son sac à dos, logé entre ses jambes, pour plus tard. Antoine veut effacer les preuves. Vide, le sac Paul ne peut être jeté à la poubelle : dans les Ouigo il n’y en a qu’une par voiture, à l’entrée, et pas question de se lever maintenant au risque de croiser son voisin. Il écrase le sac et le place à sa droite, sous son coude. Il le recouvre rapidement de son pull (Antoine a toujours un pull pour les trajets en train ou en avion, au cas où la clim serait trop forte, et au pire ça fait toujours un oreiller de fortune).

Il balaye en vitesse les miettes sur sa tablette, qu’il rabat. Il n’y a plus d’indice, presque plus de preuve. S’il est déjà rongé par la culpabilité, Antoine positive pourtant : Son calvaire d’homme affamé a pris fin, quelqu'en soient les conséquences. Afin d'adopter une posture innocente, il se replonge dans son livre, plus agité que jamais.

Une minute tout au plus après l’ingurgitation éclair, Antoine voit un homme approcher. Sa plus grande crainte. Le propriétaire du sac Paul revient.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire AlexandreD ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0