Midnight Crisis

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Assit dans un recoin de la salle, l'homme disparaissait presque dans les ombres, son petit royaume personnel. Silencieux, un simple verre de jus de mangue sur la table, il faisait courir une pièce de 100 won le long de ses phalanges dans un lent mouvement mécanique. C'était presque apaisant, tout autant que la musique provenant de la scène non loin de là mais, qui n'attirait même pas son attention. Une danseuse légère s'y déhanchait langoureusement au son d'une harpe et des notes harmonieuses d'un Qin aux cordes de soie pincées avec dexterité.

C'était dans ses habitudes de venir ici, dans un de ces cabarets burlesques qui servaient de simples toiles de fond, de façade à un monde que l'on ne soupçonnerait même pas. Du divertissement, de l'alcool - ou pas dans le cas de notre ami - dans une ambiance feutrée, lourde, capiteuse afin de discuter affaires, de conclure un contrat juteux sur la prochaine cible à abattre. Il attendait, patiemment, son commanditaire afin de rentrer dans le vif du sujet, justifier sa présence requise sur demande expresse. Qui pourrait croire qu'un hôtel si respectable que le Continental, abriterait la crème des tueurs à gage et mercenaires en tout genre ?

L'endroit est tenu par le Gnome, un homme trapu, la tête presque rentrée dans les épaules, le faciès peu engageant semblable à celui d'un primate échappé d'un zoo. Il n'est pas agréable, il n'est pas commerçant et ce n'est pas son boulot. Son travail ici est de veiller à la neutralité des lieux, à ce que personne n'ose sortir une arme pour abattre le premier concurrent venu. C'est le boss, le chef, le grand manitou et qu'importe ce que son apparence ou sa taille pourrait faire croire. Le premier contrevenant à cette unique règle qu'est la neutralité goûterait à un pruneau maison, craché par l'un des nombreux modèles de pétoirs qu'il cache derrière le bar.

Le spectacle touchait à sa fin dans l'indifférence la plus totale, le brouhaha ambiant ne s'était jamais arrêté pendant que la pauvrette tentait d'attirer certaines faveurs, en vain. Notre homme continuait de tapoter le rebord de la table du bout de l'ongle, sa patience commençait à s'étioler, on ne pouvait jamais rester au même endroit quand on faisait ce métier. La pièce avait quitté ses phalanges alors que son regard sombre s'était posé sur l'une des clientes du bar.

Cette manière de s'asseoir sur le tabouret, le port de tête digne presque altier. Il se perdait dans la contemplation de cette nuque dégagée, glissant vers un dos nu des plus enjôleurs. Son visage ne lui était certainement pas inconnu, loin de là d'ailleurs. Car cette beauté pouvait se montrer aussi cruelle que sournoise, avide et ambitieuse quand elle voulait un contrat. Notre homme a eu fort à faire avec elle dans la moiteur d'un mois de juin Thaïlandais.

Une veuve...voilà ce qu'elle était, car le poison est son arme préférée. Bangkok, capitale de tous les luxes, de tous les excés mais, aussi de tous les coups bas qu'un tueur puisse faire à un autre. La trouver assise à côté de cette Kali de bois rouge aux crânes grimaçant était une sacrée analogie qui aurait presque pu le faire sourire, si l'énorme cicatrice qui barre son visage ne lui donnait pas un air monstrueux pour le peu qu'il étirait les lippes. Son observation, l’attente tranquille, fut brusquement interrompue par l’un de ses voisins de tablée qui ne semblait ne pas connaitre les us et coutumes des lieux.

Son voisin tapa du poing sur la table, invective son vis-à-vis. Il semblerait que l’abus de bourbon y soit pour quelque chose ou peut-être bien que la proposition de ce groupe d’hommes affublés de kilts ne furent pas à la hauteur de son ego.

- Eh ! J’ai été réglo avec vous tas d’bouffeur de haggis de mes deux ! J’ai plié l’affaire dans les temps !

Ecossais l’était-il réellement ? Ici, on ne savait jamais vraiment, la faune locale était étonnante et détonante. Toujours est-il que l’un des hommes en kilt prit la parole, se penchant sur la table. Il débita sa réplique d’un air froid, glacial.

- Tu mérites surtout une grande claque dans le pif l’ami, histoire de te remettre les idées en place. Tu rayais presque le parquet tellement tu as les dents longues. Tu te prends pour qui ? Baba Yaga ?

Celui qui se tenait à sa gauche posa la main sur le bras du molosse pas vraiment avenant dans un geste d’apaisement. Notre observateur n’en perdait pas une miette, son regard alternant entre la tablée et le bar, puis la salle. Un silence de mort planait, une ambiance électrique qui s’imposait, à savoir qui oserait frapper le premier. Le cabaret était à un cheveu de connaitre un drame bien rare dans une communauté peu ordinaire. Entendre le surnom de l’une des légendes du Continental attira un peu plus l’attention de notre homme, toujours engoncé dans son linceul de noirceur.

- Il va pas me le faire à l’envers ton pote !

Pesta l’ivrogne qui se levait, alors que le plus calme des « Ecossais » redressa la tête et le défia du regard.

- Puisez dans ce qui vous reste de lucidité pour quitter les lieux, mon cher. Nous en reparlerons plus tard.

Le ton était vraiment différent, presque hautain. L’autre titube, le regarda d’un air noir, jurant en russe avant de quitter les lieux. Le Gnome derrière son bar avait déjà la main sur la crosse de son Bennelli. L’incartade se termina presque comme elle fut venue, la catastrophe fut frôlée de peu, les Ecossais quittèrent à leur tour la banquette où ils étaient installés puis tout reprend son court. Notre observateur se redressa sur son siège, son rendez-vous était enfin arrivé.
Il sourit, monstrueusement, mais il sourit.

- Salut Baba Yaga…Comment vas-tu ? Tiens…j’ai loupé quelque chose ?
- Viens en au fait Igorov, je suis pressé.

Dans ce monde, aussi légende sois t’on, il faut savoir user de la discrétion.

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