Chapitre 70: Aurélie

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Dans le brouillard, sa silhouette lointaine se dessine. Aux contours incertains. Elle s’avance comme faisant partie elle-même de la tempête. Tournoie et s’évanouit. Seulement disparaît.

Quelle ironie que de l’attendre alors que c’est déjà ce qu’elle avait fait toute sa vie.
Et elle avait su se faire patiente.

Des souvenirs qu’elle ne souhaitait pas rappeler à sa mémoire effleurèrent un instant le bord de sa conscience. Émergèrent à demi du grand lac gelé de sa souffrance. Réminiscences d’une époque qu’elle cherchait à tout prix à refouler. Fantômes distordus qui revenaient la hanter après toutes ces années.

Elle aura beau attendre, qui y aura-t-il au bout de ce long corridor ? Long et sinistre corridor. Encore qu’attendre n’était pas suffisant. Il fallait avancer. Toujours dans la même direction. Sans jamais se retourner. Avancer. Jusqu’où ? Pourquoi ? Des questions que certains perdraient de leur temps à philosopher. Seulement avancer. S’arrêter serait synonyme d’abandon. Il fallait attendre, oui, attendre, mais pas rester sur place. Avancer. Avancer et surtout ne jamais regarder en arrière. Poursuivie ? Peut-être bien. En tout cas, elle ne s’aventurerait pas à essayer d’en connaître les détails. Par la Mort sûrement. Après tout, si certains peuvent croire en un Dieu qui aurait tout créé, est-il si absurde d’émettre l’hypothèse d’une existence par qui tout finit ? Après quoi tout redevient néant.

Dans ce corridor, seulement elle et cette Mort. Lente mais infatigable Mort. Ceux qui n’ont pas la volonté de continuer se font bien vite rattraper. Avancer. Sans précipitation. Ne pas s’empêtrer dans les motifs à demi effacés de ce seul tapis faisant office de sol, vieux de tant d’années. Peut-être même autant que sa sinistre poursuivante pouvait se targuer de posséder.

Avancer en même temps que défilent à droite et à gauche ces grandes portes, ces fausses sorties. Ces miroirs de sécurité postiche, une seule idée dans l’horizon de leur pensée : la faire sombrer. En ouvrir une. En ouvrir une. En ouvrir une. En ouvrir une. En ouvrir une. Il ne faut pas. En ouvrir une. En ouvrir une. Jamais. En ouvrir une. JAMAIS.

Jamais ne serait-ce que l’entrebâiller. Laisser le tumulte intérieur franchir la cloison fragile qui l’empêche de s’immiscer. Jamais. Derrière, les fantômes épient. Guettent le moindre moment de faiblesse, le pas de trop. L’instant où ils jailliront en maelström par les interstices étroits de leur tombeau mal refermé pour la saisir par la cheville. Ils ne dévoreraient pas leur victime, non. Bien mieux prendraient-ils plaisir à la torturer. L’emberlificoter dans la toile d’absurdités mensongères qu’ils s’étaient amusé à tisser d’une aiguille à la piqûre narcotique. Qu’on ne vienne pas les sortir de la tombe que ces revenants de fumée se glisseraient alors par l’ouverture la plus infime, empoisonnant l’air dans leur sillage.

Toutes ces portes… Refuge de ces monstruosités sans nom. Refuge peut-être, quelque part, de son père. Elle ne se rappelle même plus son visage. Plongé dans un journal, la bière à la main. Ces deux objets qui lui semblaient si chers et ne le quittaient jamais. À la manière de son humeur massacrante. Lui aussi s'était peu à peu transformé en ombre. Aussi loin qu’elle s’en souvenait, elle ne l’avait jamais vu sourire. Sur son bureau, le cendrier rempli à ras bord dont la fumée âcre semblait ne jamais s’évaporer dissimulait, coincé derrière son armature de marbre, le dernier témoignage de son bonheur. Ce jour là, il s’était retourné. Ce jour-là, la décision la plus importante de sa vie réalisée en bonne et due forme, il s’était retourné. Le dos donné au photographe, déjà à deux pas écarté de sa famille du présent et de celle d’un futur proche. Occupé. Vêtu de son smoking de travail qu’il n’aurait pas échangé pour quoi que ce soit d’autre, il ne comptait pas prendre son élan pour mieux revenir, l’air de dire ”C’était une blague, je vous ai bien eu !”. Il pensait déjà à autre chose, un regard sur sa montre.

18 janvier 1967, 14h34. Ses mots étaient arrivés avant lui à l’hôpital. Ce retard qu’il avait tant tenu en horreur à ses subordonnés pendant toutes ces années le caractérisait pourtant si bien. Elle se remémorait parfaitement chacun de ces mots qu’il leur réservait, qu’il les conjurait d’entendre pour que plus jamais ils ne ressortent. ”Un retard entraîne une baisse de productivité qui entraîne un retard sur les échéances, et donc une baisse de nos revenus, c’est à dire retard et retenue sur vos salaires.” Son retard lui, lui était grassement payé lorsqu’il rentrait tard le soir, sûrement d’une journée exténuante. Un mouchoir en tissu à la main pour éponger son front baigné de sueur, l’autre, tendue, réclamant salaire. Oh oui, sa journée loin d’elle, sa récompense, sa raison de vivre, d’aller chaque jour plus loin, lui tirait une larme silencieuse. Sa seule et véritable amante, bouteille aux reflets émeraudes, amphore du breuvage de son succès - et de sa vie, s’il était possible de le souhaiter - éternels.

Elle l’avait attendu, sa mère. Entre ses mains et comme seule trace de sa présence, cette missive. Rédigée d’une main froide. Froide comme le regard qu’il avait cette fois décidé de ne pas même lui accorder. Longtemps. Elle l’avait attendu.

Lui, il détestait tant être en retard. Il ne le supportait tout simplement pas. Que d’autres le fassent, tant pis. Tant pis pour eux, tant pis pour ce temps qu’ils avaient utilisé à gaspiller leur temps. Comprendre les motivations derrière leurs actes absurdes n’était pas dans ses attributions. Ce qu’il savait et qu’il gardait bien fixé à l’intérieur de sa tête, c’est qu’il ne serait jamais pareil. Chaque seconde qu’il lui serait donnée serait usée, essorée jusqu’à l’écoulement total. Un retard de sa part lui paraissait impensable. Le retard avait selon lui ce manque fatal de bon-sens que l’absence venait combler. Occupé. À quoi ? Trop en tout cas pour l’être à autre chose.

”Aurélie”. C’était lui par qui toutes les décisions passaient. Pas de mots d’encouragements, seulement des directives à sens unique qui ne l’engageaient en aucun cas. Le nom qu’il lui avait donné, elle le détestait même avant de réellement savoir. Elle l’avait haï comme lui semblait le haïr. Au point de ne pas vouloir le prononcer. ”Tu ferais mieux d’écouter ce que j’ai à te dire.”,”Tu devrais prendre exemple sur les grandes personnes.”,”Ma patience a des limites que tu es sur le point de franchir.”. Tu, tu, tu, tu, et c’est tout.

Les années étaient passées si vite et il était le seul qui semblait ne pas avoir changé. Sa mère, chaque jour plus transparente, errait, spectrale, dans les couloirs trop grands de l’habitation familiale. Les 310 mètres carré qui lui faisaient faire les cent pas tournaient sa tête dans tous les sens, la heurtant aux murs de cette prison cubique dont elle n’était pas sortie depuis trop longtemps. Si longtemps…

Cette habitude que son père avait pris de ne jamais sourire, il l’avait finalement transmise à sa femme. Il lui avait enlevé ce sourire ravissant qui lui allait si bien et qui faisait d’elle la personne qu’elle était. Maintenant morne et sans identité, elle mourait à petit feu, comme les plantes dont elle n’avait plus la force de s’occuper. Magnifiques fleurs souvenirs d’un passé étincelant. Fanées pour la plupart, leurs jolis pétales ayant perdu peu à peu leurs couleurs, fades. Les feuilles, recroquevillées sur elles-même, se laissaient pendre, retenues faiblement par la corde d’une potence invisible.

Aurélie, n’avait fait qu’attendre. Elle l’avait attendu. Comme sa mère avant elle.

La personne qui saurait la regarder.

Elle l’avait attendu à défaut d’être elle-même attendue.

Lui, rentrait de plus en plus tard. Se pensait-il discret avec ses allées et venues ? Ou peut-être n’en avait-il tout simplement rien à faire. Le plat déjà froid qui l’attendait dans la salle à manger pouvait bien y rester jusqu’au lendemain. Directement à sa chambre, qu’on ne vienne pas le déranger. Aurélie doutait que ce soit pour dormir. Il avait sûrement mieux à faire. Il avait toujours mieux à faire.

C’était à minuit qu’elle entendait la porte de sa mère s’ouvrir. Toujours habillée de ce vieux pull gris sale et abîmé, elle traînait ses chaussons à têtes de chats cartoon jusque devant son ”sanctuaire”. Là, elle restait sans toquer. Cela faisait un certain temps qu’elle n’osait plus toquer. Rien que pour échanger un ”bonne nuit”, peut-être même une banalité ou deux : ”Comment s’est passée ta journée ?”. Elle restait devant, séparée par cette cloison si fine et pourtant infranchissable de celui qu’elle avait autrefois aimé. Elle tentait de parler, et ne s’échappaient de sa gorge que des sanglots étouffés, la voix étranglée de son bonheur à jamais passé à l’as.

Peut-être que lui aussi courait dans ce grand couloir avec ses lumières pâles et leurs reflets tordus. Sans s’arrêter. Jamais. Avec, derrière chacune de ces portes qu’il ne voulait pas ouvrir, les émotions qu’il avait délaissés au profit de son succès.

Elle, trop gentille, trop bête. Innocente peut-être ? Non, niaise. C’est comme ça qu’elle se qualifiait maintenant qu’elle prenait du recul. Elle y avait cru dur comme fer en cette idée déjà bien lointaine de famille. Elle avait pensé - et ça la rendait malade rien que d’y revenir - qu’elle pourrait tout arranger, qu’enfin tout rentrerait dans l’ordre, dans cette ”normalité” que tout le monde autour d’elle à part ses parents semblait rechercher.

Elle avait voulu organiser une soirée, un quelque chose, pour qu’ils passent du temps tous ensemble. Ce temps qui paraissait si précieux à son père, elle voulait qu’enfin il comprenne qu’avec elles il n’aurait jamais l’impression de le gaspiller.

Elle était allée, après l’université, jusqu’à l’endroit où il travaillait. Cela faisait bien depuis la primaire qu’elle n’y était pas revenue. La dernière fois, son père l’avait amenée pour lui montrer ce qu’il appelait le vrai monde : le monde de la finance, le monde du travail. Il avait pu lui montrer comment il s’y prenait avec ses employés. Ni trop sévère, ni trop familier. Distant. Il ne fallait à aucun moment que ses subordonnés puissent oublier le système hiérarchique qui déterminaient les lois de ce lieu. Son lieu.

Cette fois, c’était la jeune femme qui venait le chercher.

Aurélie fut accueillie par une secrétaire aux lunettes bleues foncées et au regard froncé. De son air pincé, elle lui jeta une œillade en lui demandant : ”Vous êtes ?” avant de retourner aux feuilles étalées sur son bureau comme les pétales singuliers d’une fleur sans couleurs.

”Je m’appelle Aurélie Barrande. Je suis venue voir M. Barrande.”

Nouvelle œillade dédaigneuse.

”Je vous ai demandé qui vous étiez. Pas votre prénom. D’autant plus que M. Barrande ne reçoit pas de visiteurs.

  • Je suis la fille de M. Barrande et je suis venue le voir car j’ai besoin de lui parler.
  • Et moi, je vous ai dit qu’il ne recevait pas de visiteurs, répliqua-t-elle. Puis, elle ajouta : Si vous êtes sa fille, vous n’avez qu’à l’appeler. Je présume que vous devez sûrement connaître son numéro personnel ? Quoi qu’il en soit, ça m’étonnerait qu’il vous réponde. Il a beaucoup à faire en ce moment.”

Et comme les papiers sans âme semblaient plus intéressants pour la vieille secrétaire que tout ce que pourrait trouver à lui dire la godiche face à elle, elle s’y repencha avec un soupir ténu, presque silencieux.

18h34.

Eh bien. Elle attendrait. Elle l’attendrait.

Ne prêtant pas plus attention à l’autruche qui lui lançait de temps à autre les émanations retenues de ses menaces muettes, elle s’assit sur une chaise en plastique et resta là, le temps de se laisser aller à des pensées vagabondes.

Aurélie n’avait plus en tête ces moments que sa mémoire lui exposait dans leur entièreté. Elle avait sûrement décidé inconsciemment de s’en délaisser. Apparemment en vain puisqu’il en restait encore des traces. Certes faibles, mais bien existantes.

Dans son souvenir, elle s’était endormie. Peut-être la cause d’une journée bien remplie. Un manque de sommeil ? Ou tout simplement l’envie irrépressible de s’y abandonner.

”Mademoiselle ? Il va falloir que vous partiez, nos bureaux vont fermer pour aujourd’hui.”

Les yeux encore à demi clos, elle avait observé le visage déformé par ses fantaisies d’un monde flou du vilain oiseau. Aurélie n’était pas ornithologue mais elle savait que les autruches ne possédaient pas l’élégance raffinée que la plupart de leurs comparses volatiles pouvaient aisément vanter. À contre-coeur, elle se redressa et fit face à son interlocutrice.

”Où… Où est mon père ?

  • Votre… père ? répondit la secrétaire, son bec tordu dans une expression perplexe, Ah oui. Si vous parlez de M. Barrande, cela doit bien faire 5 minutes qu’il est parti. Il n’a pas pris la voiture cela dit. Ce n’est pas pour vous presser mais vous aussi vous devriez partir d’ailleurs.
  • Quel heure est-il ? Pouvez-vous me dire l’heure ?”

La vieille dame leva les yeux au ciel si haut que c’était à se demander s’ils n’étaient pas allés s’encastrer dans le plafond. Les pupilles redescendirent cependant vers son poignet, dans un ultime effort de civilité et de politesse.

  • Il est 21h00 passées. Les bureaux devraient déjà être fermés. Alors maintenant, veuillez m’excuser mais il va falloir que vous partiez.

Aurélie ne s’était pas fait prier. Aussitôt sortie, elle s’était empressée de se lancer à la poursuite de son père. Elle courut et pria pour qu’il ne soit pas déjà trop loin. Elle ne savait pas quel chemin il avait pris mais ça ne faisait aucun doute pour elle qu’il avait opté pour l’itinéraire le plus court. Si elle se dépêchait elle réussirait peut-être à le rattraper.

Accélérant à chaque coin de rue, elle manquait de bousculer les passants. C’était le sort de sa famille qui était en jeu. Elle voulait y croire plus que tout. Pour elle, il aurait suffi qu’ils s’assoient tous autour d’une table et prennent le temps de se considérer les uns les autres. Peut-être était-il un peu tard pour ça - et il était bien difficile d’avancer le contraire - pourtant, elle ne cessait de se dire à elle-même qu’après toutes ces éternités à attendre c’était bien encore la seule et unique solution.

Elle tourna encore à un embranchement et une seconde, crut l’apercevoir. Ses jambes suppliant pour un répit, elle s’était élancée dans un dernier sprint pour que son image floue dans le décor ne se volatilise pas. À une dizaine de mètres encore, près de le rejoindre, elle s’arrêta net.

Il prenait à gauche, ce n’était pas le chemin de la maison.

En proie à de sombres réminiscences, la pluie, au dehors, jouant les notes espiègles d’une partition sans portée, la jeune femme n’entendit même pas le verrou de la chambre d’amis tourner sur lui-même.

Tout autant qu’elle ne ressentit pas la présence d’une autre âme aux pensées torturées se glisser, fugitive, dans les ombres du silencieux habitacle.

Ses yeux qui en dessinaient légèrement la forme ne pouvaient réellement percevoir son enveloppe humaine, chassée aussi instantanément de sa mémoire.

Allant rejoindre le singulier orchestre de la tempête, la chose partit et Aurélie se perdit à nouveau dans son passé.

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