— Enlevez-moi ce stupide truc de là !

Ctrl s’empressa d’obéir. Il attrapa la petite figurine en polymère et le fourra dans son compartiment ventral. Ctn lui envoya une petite réprimande tendre sur sa messagerie interne, sans inclure Cmdx dans la boucle :

— Encore ce talisman archaïque ?

— Je suis comme ça. J’ai besoin de te savoir en sécurité ! Ce petit dieu m’y aide.

Le rire de Ctn se diffusa dans ses câbles synaptiques, réchauffant toute son armature interne.

— J’ai plus confiance en tes talents de pilote qu’en un artefact paléontologique.

Ce compliment de Ctn rassura Ctrl. Malgré cela, Cmdx supervisa la procédure avec encore plus de zèle que d’habitude. Ctrl ressentit une pointe d’angoisse se diffuser dans ses circuits neuronaux. Depuis qu’il avait quitté la matrice de production, il expérimentait ce type de sensation de plus en plus souvent. Ce qui l’inquiétait le plus, c’était leur caractère personnel et secret, et le fait qu’elles aillent souvent à l’encontre des ordres que lui transmettait son supérieur officiel.

Néanmoins, l’amerrissage se déroula sans souci majeur. Ctrl en fut rassuré. Ce n’était pas aujourd’hui que Cmdx allait trouver un prétexte pour l’envoyer au réassemblage.

Pourtant, un nouveau Ctrl serait sûrement plus approprié pour ce travail, songea Ctrl malgré lui. Mon unité doit souffrir d’un défaut de fabrication.

Il y avait dû avoir un couac dans la procédure. C’était rare, mais ça arrivait. Quelquefois, un élément hasardeux se glissait dans la chaîne exécutive et changeait complètement la donne… Non, il ne devait pas développer ce genre de pensées autonomes. Elles étaient inutiles et nuisaient au travail.

— Encore en train de rêvasser ?

Le signal autoritaire émit par le commandant fit bondir Ctrl, ce qui provoqua le découplage de son pod. Soudain coupé de Ctn, il se sentit seul au monde. La mission. Oui.

— Fn-4, allez remplacer notre exécutif. Il accompagnera l’équipe d’extraction à votre place.

— Compris, Ctrl !

Cmdx afficha un léger signal de regret. Il lui déplaisait qu’un opérateur s’accouple à Ctn, mais il était curieux de voir à quoi ça ressemblait, en bas. Depuis sa sortie de l’usine, il n’avait quasiment pas quitté son pod de pilotage.

Dans le sas, il se tourna vers Alt.

— C’est comment, alors ?

L’analyste émit un léger signal de mécontentement. Il détestait qu’on l’interrompe pendant ses complexes cogitations analytiques.

— C’est comme j’ai dit il y à peine douze minutes trente-six secondes, neuf millièmes. 26 % de CO2, 30 % de H2O, 6 de CH4 et de NH3. Traces de H2S. Température au sol : 72,7°. Assez de silices pour reconstituer nos réserves.

Ctrl acquiesça benoitement. L’analyse chimique était loin d’être son dada. Mais une chose, tout spécialisé qu’il fut, le chiffonnait.

— Pourquoi ne m’a-t-on pas demandé d’atterrir, alors, s’il y a un sol ? Ce serait moins risqué pour Ctn. Cette eau à haute température pourrait endommager sa coque… iel m’a informé qu’elle faisait presque cent degrés !

Le message que lui renvoya Alt était cinglant.

— Il n’y a pas de sol. Juste une bande de composés silice-pyrite et de roches métamorphisées mafiques, à trois cent mètres deux de notre position actuelle. C’est là qu’on va effectuer les prélèvements.

— Mais pourquoi…

Un violent signal le secoua. Cmdx, qui faisait partie du cercle de transmission, venait de lui envoyer un rappel à l’ordre.

— Cessez d’ennuyer vos camarades et concentrez-vous sur votre travail, Ctrl–0 !

Ctrl garda le silence. Il suivit docilement Alt vers la bande rocheuse. Les extracteurs suivaient.

Le « sol » en question était en effet trop étroit pour faire poser Ctn en toute sécurité. Un simple petit ilot constellé de cristaux de pyrite étincelants sous les puissants rayons de l’astre qui éclairait cette planète et apparaissait en arrière-plan comme une énorme boule de feu craquelée. Au loin, de monstrueux puits volcaniques déversaient leur magma fumant dans la mer. Ses capteurs enregistraient une température à environ 76° sur le sol où ils se trouvaient, mais en réalité, c’était une bande de lave graphitée à peine refroidie : les souffleries qui s’érigeaient ça et là, elles, atteignaient des températures proches des 300°. Les pyrites étincelantes devaient provenir de quelque météorite.

Ctrl jeta un regard au gros véhicule qui les transportait tous : Ctn était le collègue dont il se sentait le plus proche, et il se sentait presque désolé d’avoir un seul instant caressé l’idée de râper son ventre lisse sur cette bande de terre rugueuse et fumante.

Je ne suis décidément pas fait pour l’autonomie, se désola-t-il.

L’équipe progressa de quelques mètres supplémentaires. L’endroit n’était guère avenant. Des fumerolles s’élevaient de petites mares verdâtres, qui macéraient à gros bouillons. Instinctivement, Ctrl grimaça de déplaisir.

— Ne vous inquiétez pas, intervint Alt de son ton didactique. J’ai déjà scanné ces soupes chaudes. Il n’y a rien là-dedans qui puisse nous souiller. Tout est stérile.

— Mais encore ?

— Traces insignifiantes de monomères inertes. Aucune liaison lipidique.

Voilà qui était rassurant. La moindre trace de reproduction autonome, même primaire, les aurait tous envoyés à la casse, sans espoir de réaffectation. Le Consortium ne plaisantait pas avec la menace organique.

                                                                                     *

L’extraction se poursuivit sans embûches. Grâce à l’efficacité conjuguée des camarades Extr-1 et 3 et la supervision sagace du camarade Alt, elle fut terminée rapidement. Ctrl, en revanche, n’avait pas accompli de tâche spécifique. Il avait contemplé le paysage océano-volcanique autour de lui avec une petite pointe de tristesse et d’excitation, un sentiment bizarre et inutile qu’il ne s’expliquait pas.

— Extraction terminée. Retour à unité de transport, ordonna Atl.

Perdu dans ses pensées méditatives, Ctrl mis un peu trop de temps à réagir.

— Ordre reçu, Ctrl ? Confirmez !

Ctrl s’empressa de confirmer. Mais en se pressant un peu trop, il buta sur un rocher volcanique. Son tiroir ventral, qu’il avait mal refermé, s’ouvrit, et sa petite figurine paléontologique – ramassée en secret lors d’une mission similaire – tomba dans une flaque de mousse verdâtre.

Zut !

— Allez, on s’active !

— Attendez…

Ctrl hésita. Devait-il dire à ses camarades qu’il venait de faire tomber quelque chose ? L’équipe n’était pas censée transporter d’objet inutile. Il s’était déjà fait réprimander à ce sujet de nombreuses fois. Ce n’était peut-être pas le moment de le rappeler aux autres… mais il tenait à cette petite figurine !

— Je vous ai dit de vous dépêcher ! Nos camarades coincés là-haut attendent les composants. Encore faut-il les synthétiser ! Il ne vous suffit pas d’être inefficace et inutile, encore vous faut-il saboter le travail des autres ?

Ctrl abandonné toute idée d’informer ses camarades de la perte de son fétiche. Il emboîta le pas au reste de l’équipe et quitta l’îlot sans un regard en arrière.

                                                                                          *

Retrouver le ventre familier de Ctn le rasséréna quelque peu. Mais la vue de Fn-4, couplé dans son pod, ralluma en lui une étincelle de frustration. L’opérateur avait déjà modifié son interface pour ressembler à une unité Ctrl ! Son coupleur nouvellement augmenté palpitait de contentement.

— Puis-je vous transmettre mon rapport, Cmdx ?

— Allez-y, Fn-4.

— C’était très agréable d’être couplé à Ctn. J’aimerais obtenir cette nouvelle fonction, si mes états de service le permettent.

— On verra ça lors de la prochaine inspection. En attendant, reprenez votre poste.

Fn-4 émit un clignotement triomphal en passant devant Ctrl. Ce dernier sentit une vague brûlante lui chauffer les circuits. Ce minable opérateur de bas niveau prenait beaucoup trop la confiance !

Ctn lui envoya un frissonnement lorsqu’il inséra son coupleur dans son transmetteur, et il eut des difficultés à se resynchroniser avec iel. Fn–4 avait malmené les commandes avec ses gros bras maladroits.

Il n’a fait qu’insérer et réinsérer son coupleur de manière répétitive, l’informa Ctn sur la ligne interne. Je ne comprends pas pourquoi. Mais ça a abimé mes transmetteurs.

— Cmdx, puis-je vous transmettre un rapport ?

— Allez-y, Ctrl.

— J’aimerais émettre une réserve sur les capacités de l’opérateur Fn-4 à piloter un transporteur. Il a fait un travail de sagouin sur le couplage.

— Pas de jugement personnel, Ctrl ! le tança son supérieur.

— Il a pourtant commis de nombreuses actions inutiles à la procédure, Cmdx. Des actions qui peuvent potentiellement nuire à l’efficacité du travailleur Ctn. Je me dois de vous en informer.

— Négatif, objecta Fn–4. Si je peux me permettre une observation nécessaire à la bonne marche de notre mission, j’émets l’hypothèse que le camarade Ctrl a développé une relation de travail privilégiée avec le camarade Ctn ! Selon l’article 78 du Code de Travail du Collectif des Organismes Siliciés, il s’agit bien d’une preuve d’autonomie.

Un frisson alarmé – relayé par Ctn – traversa tout le circuit interne de Ctrl. Une preuve d’autonomie ! C’était une accusation presque aussi grave que le soupçon de contamination organique.

— Objection, Cmdx ! s’empressa-t-il de transmettre. C’est Fn–4 qui a fait preuve d’autonomie et de jugement personnel en vous informant de son plaisir d’être couplé à Ctn !

Malheureusement, son intervention n’eut pas l’heur de plaire à Cmdx. Ce dernier semblait tout acquis à la cause de Fn–4.

— Vous contestez mes observations, Ctrl ?

— Oui, Cmdx, enfin, non, mais...

Trop tard. Cmdx lui coupa le sifflet.

— Suffit, Ctrl ! Une fois à la base, vous serez envoyé à l’inspection technique !

Cette fois, Ctrl se soumit en silence. Il enclencha la procédure de décollage.

                                                                                 *

Ctn s’éleva et disparut dans l’espace. La petite planète verte et rouge retrouva son isolement.

Dans la mare verdâtre, la température élevée était déjà en train de s’attaquer à la figurine de polymère. Un par un, ses composants intégraient le bouillon : acides aminés, puis chaîne hydrocarbone… bientôt, les polymères se réassemblèrent. Lorsque les volcans refroidirent enfin, les premières liaisons lipidiques avaient déjà eu lieu.