Courrier du coeur ?

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    - Et merde !

Fin de journée. Huit heures de boulot, les fesses vissées à un fauteuil en skaï qui colle aux cuisses en été et les gèle en hiver, penchée sur un clavier à faire défiler des colonnes de chiffres en espérant en tirer quelque chose. Ne me demandez pas en quoi consiste mon job, parce que là, j’ai déjà du mal à me souvenir comment je m’appelle.

Si on compte les soixante minutes aller – retour de transport en commun, les sens agressés par l’odeur de mes contemporains parfois cradingues, la lumière blafarde qui nous fait tous ressembler à des zombies fraîchement exhumés et la musique indigente diffusée dans le métro (quel est le sadique qui a pu décider de programmer du Maître Gims à 7 heures du mat’ ?), ça fait pas loin de dix heures que j’ai quitté le cocon douillet de mon appartement. Et bien sûr, alors que je n’ai plus qu’une envie, me vautrer dans mon canapé avec une bonne bière limonade fraîche …

    - … CETTE FOUTUE CLE NE MARCHE PAS !!!

Je braille. Je hurle. Je gueule. Et, en désespoir de cause, je couine. Parce qu’en plus de tout, je meurs d’envie de faire pipi. Alors que j’envisage sérieusement de me soulager dans la haie de pétunias qui borde la résidence, je vois arriver mon voisin, tout sourire :

    - Salut, Laurence ! Qu’est-ce qui t’arrive ?

    - Mmmf, grogné-je, salut, Denis. C’est ma clé, elle est coincée.

    - Ah bon ? Pourtant, le syndic nous les a changées le mois dernier, c’est bizarre. Fais voir ?

Je lui tends mon trousseau. Denis examine l’objet du délit … et éclate de rire.

    - Tu m’étonnes que ça marche pas ! C’est pas les clés d’ici, ça !

    - Gné ?

Abasourdie, je contemple la chose : en effet, ça faisait dix minutes que j’essayais d’ouvrir la porte de chez moi … avec la clé de mon bureau. Je soupire, et remercie mon voisin en rougissant de ma stupidité.

    - Pas grave, ça arrive, lance-t-il, hilare, en me tapant sur l’épaule. Tiens, tant qu’on y est : j’ai trouvé ça ce matin sur ton paillasson, je l’ai ramassée pour pas que ça s’envole.

Il me tend une enveloppe, assez banale : papier épais, couleur crème, un peu plus grande que la moyenne.

Fait étrange : elle ne comporte aucune inscription, mais est scellée à la cire.

    - C’est marrant, ce cachet, observe Denis, tu as des amis dans la haute société ?

    - Pas que je sache. Merci, en tout cas.

    - Je t’en prie. Allez, repose-toi bien, t’en as besoin on dirait !

    - Ouais. A plus.

J’ouvre – enfin ! – ma porte, et balance l’enveloppe sur la table du salon, en même temps que mon sac, mon manteau, mes chaussures, qui atterrissent n’importe où.

    - MIAAAAAAAAAAA !

    - Nooooooon ! C’est pas le moment, Antigone ! râlé-je en écartant ma chatte noire du passage, pour me précipiter aux toilettes.

Vingt minutes plus tard, je me sens mieux. J’ai enclenché ma routine du soir : « câlin au chat : check. Douche : check. Préparation du goûter : chargement en cours », pensé-je en allant me chercher un paquet de cookies. Exit les fringues « pour travailler » : j’enfile un short et un vieux t-shirt Metallica en soupirant d’aise.

Le miroir de ma penderie me renvoie l’image d’une blonde de 35 ans dont les cheveux mouillés lui arrivent aux épaules et aux traits tirés, qui aurait sans doute mieux fait de prendre un peu de repos après un divorce aussi long que ruineux. Mais comme d’habitude, j’ignore mon reflet et me laisse tomber sur le canapé, cookies en mains, Antigone lovée contre moi.

Ce n’est qu’en attrapant la télécommande pour me laver l’esprit devant un programme bien débile, que je repense à l’enveloppe que Denis m’a remise. Avalant mon dernier biscuit, je me lève pour aller la chercher ; le contenu est assez dense, et, en l’examinant de plus près, le sceau paraît bien en vraie cire.

« Si c’est de la pub, ils ont mis le paquet » me dis-je en faisant sauter le cachet d’un coup d’ongle. Je découvre alors un feuillet manuscrit, rédigé à l’encre, d’une jolie écriture régulière. Une vraie …. Lettre ? En 2016, à l’ère des mails et des pokes sur Facebook ? Qui peut bien m’envoyer un truc pareil ? J’en reste comme deux ronds de flan. Je m’assieds pour commencer ma lecture.

Chère Madame,

J’espère que vous ne m’en voudrez pas d’avoir déposé cette missive à votre domicile, mais je n’ai pu m’empêcher de vous écrire … car je suis une grande fan de votre travail.

« De mon travail ? On parle bien du boulot où je bosse dans un placard à peine éclairé, là ? »

Depuis que j’ai découvert vos livres, ma vie est devenue meilleure ! Je suis si heureuse de retrouver les aventures de vos héros que mon cœur bat au rythme des parutions de vos ouvrages ! Les intrigues sont si belles, les personnages si bien décrits que je dévore les tomes et que je les relis sans relâche entre deux parutions ! A titre d'exemples, j’ai déjà lu L’ouragan des sentiments six fois et Faits l’un pour l’autre huit fois !

Je relève les yeux. De toute évidence, cette lettre ne m’est pas adressée, puisqu’à part mon journal intime d’adolescente, je n’ai jamais écrit une ligne de ma vie, ni été publiée.

Mais alors, qui est donc la destinataire de ce truc ? Les titres évoqués me disent vaguement quelque chose …

Je ne vais pas prendre plus de votre temps, et je vous remercie de m’avoir lue jusqu’au bout, chère Mme Rosalie de Florescence – ou devrais-je dire, Mme Lefort ? A ce propos, je vous promets de ne divulguer ni votre nom ni votre adresse, tout cela restera bien entendu entre nous.

Merci pour tous ces bons moments, pour m’avoir remonté le moral quand ça n’allait pas. J’attends avec impatience la sortie du tome 3 de A toi pour toujours, et vous souhaite le meilleur pour l’avenir !

A vous pour toujours, A.

 


Je repose la lettre, ébahie.

Ma soirée banale devient subitement bien plus intéressante que prévu. Ce courrier est donc adressé à Rosalie de Florescence, la mystérieuse écrivaine de roman sentimentaux !

Depuis quelques temps, on entend beaucoup parler d’elle dans les médias : auteure prolifique, elle sort un roman tous les six mois, qui font un carton à chaque fois. On la surnomme « la nouvelle Barbara Cartland », les fans font la queue des heures à l’avance dans les librairies pour s’arracher ses bouquins, mais personne, à part son éditeur, ne connaît ni son vrai nom ni son visage. Et sous ce pseudo rose bonbon et ces récits mielleux se cacheraient en fait ma voisine, Mme Lefort !

Je manque m’étouffer de rire en évoquant son image. Portrait de Catherine Lefort : institutrice à la retraite, toujours en tailleur strict à manches longues même par 35°C, chignon laqué, maquillage nickel, visage sévère sous la Terracotta dont elle abuse un chouïa à mon avis. Fait durer en longueur les réunions du syndic quand elle repère une virgule mal placée, se lève aux aurores pour promener son insupportable caniche Pompon et n’a qu’une passion dans la vie : me pomper l’air. Elle hurle quand j’écoute du rock fenêtres ouvertes, quand je reçois des amis, ou si mes fougères empiètent d’un centimètre sur son précieux jardin, qu’elle entretient comme une pièce de musée.

Il se peut aussi qu’un jour où je rentrais passablement éméchée, je lui aie balancé : « Relax, la vieille » parce qu’elle m’attendait sur mon palier pour me dire tout le bien qu’elle pensait des femmes qui boivent et qui rentrent chez elles en chantant à tue-tête. Bref : on s’adore.

Tout en cogitant, j’entrevois la raison pour laquelle la mystérieuse fangirl s’est trompée de destinataire : nos maisons sont mitoyennes, j’habite le n°8 et elle le 8bis et il n’y a qu’un nom sur la boîte aux lettres : le sien, car l’étiquette est tombée de la mienne, ce que ma chère voisine ne manque jamais de me rappeler avec force regards méprisants pour la déviante que je suis.

Je sens naître sur mes lèvres un sourire diabolique : on dirait que je tiens enfin un moyen pour que ma Nemesis me foute la paix pour l’éternité ! Bon, d’accord, c’est pas très moral, mais bon … si ça peut m’aider, c’est pas si grave, non ? Je caresse Antigone, pensive, en pensant aux choix qui s’offrent à moi.

Je déteste les romans sentimentaux, je suis plutôt bande dessinée ; alors, pour m'aider, j’imagine la classique image du démon et de l’ange perchés sur mon épaule.

    - Détruis cette lettre, c’est ce que tu as de mieux à faire, dit l’ange.

    - Ça va pas ? Va la montrer à ta voisine et dis-lui que tu garderas le secret que si elle arrête de t’emmerder ! riposte le démon.

    - Mais Mme Lefort pourrait porter plainte, c’est du chantage !

    - Si elle veut pas que son identité secrète soit foutue, elle dira rien, tu peux me croire, ricane le diablotin.

    - Pfff. Et tu crois que tu arriveras à dormir la nuit, avec ça sur la conscience ? me sermonne l’angelot.

    - Oh là là, de suite …

    - STOP !

(Là, c’est moi.)

Je somme les deux rigolos de prendre leurs cliques et leurs claques, et je reste en tête-à-tête avec moi-même. Pour avancer dans ma réflexion, je tourne en rond, Antigone sur mes talons. Je me gratte la tête, je la frotte, je parle à haute voix, et j’en suis à me demander combien je pourrais gagner si je vendais toute l’histoire à la presse à scandales (profil droit ou gauche pour la photo de Voici ?), quand je m’arrête.

    - Bon, fini de délirer ! Je sais ce que je vais faire.

    - Miaou, approuve Antigone.


Après quelques préparatifs, je prends la lettre, je remets mes chaussures, et je vais sonner chez ma voisine.

    - Oui ? demande-t-elle de son ton acide.

    - Bonjour Mme Lefort, j’ai trouvé ceci dans ma boîte aux lettres, je pense qu’il y a eu une erreur.

Et je lui tends l’enveloppe.

Que j’ai pris soin de recacheter, où j’ai inscrit son nom et son adresse ... et à laquelle j’ai rajouté un P.S. :

Rien n’aurait été possible sans la complicité de votre adorable voisine, remerciez-la de ma part. 


 

FIN

 

 

 

 

 

 

 

 

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