Neru et Mara

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Dans le village de Vannebois,

vivait la petite Mara, avec son grand-père Timos, le père de sa mère... Celui-ci l'élevait depuis qu'elle avait trois ans, alors que ses parents, partis pour faire du commerce à l'étranger, s'étaient fait attaquer par des bandits et avaient été tués. La nouvelle lui était parvenue tandis qu'il gardait l'enfant en attendant leur retour.

Il avait donc continué de veiller sur sa petite fille, aujourd'hui âgée de six ans, et dont la présence apportait au vieil homme, jour après jour, la joie et le réconfort qui comblaient le triste vide laissé par sa propre fille.
Maintenant qu'elle avait grandi, Mara pouvait l'aider à la ferme, en trayant les vaches, et en portant régulièrement le lait chez les clients des villages alentours.

Bien que jeune, elle n'éprouvait ni peur, ni gêne, face aux adultes...

Si, au premier abord, les gens pouvaient être surpris qu'elle vende ses bouteilles de lait toute seule, à cause de son âge, Mara faisait preuve de tellement d'assurance, de bonne humeur et d'écoute, qu'on la quittait toujours comme on quittait une adulte raisonnable... Même les plus ronchons finissaient par baisser le ton et les bras devant elle.

Ce jour-là, le grand-père l'avait chargée d'aller vendre des bouteilles au village nommé Erindel, qui se trouvait de l'autre côté de la forêt.

Voilà qu'elle trottait sur le chemin en chantonnant, tirant sa charrette derrière elle... C'était une route qu'elle aimait bien emprunter, bien qu'elle ne l'eût pas fait souvent... Elle aimait parcourir le petit chemin de feuilles mortes, contempler les ombres que les rayons du soleil dessinaient en passant à travers les branchages; sentir l'odeur du bois, l'humidité laissée par la rosée du matin sur ses jambes, entendre le chant des oiseaux tandis qu'elle marchait...

A bien y penser, de tous ceux qu'elle connaissait, c'était l'endroit où elle se sentait le plus chez elle.

Elle arrivait à la sortie de la forêt lorsqu'un vieux bûcheron, de l'âge de son grand-père, aurait-elle dit, l'appela, par la droite, quelques dizaines de mètres plus loin, à l'orée du bois.

Mara parvint jusqu'à lui.

« Bonjour! » fit-elle, en souriant.

L'homme semblait n'avoir pas le sourire facile, mais la jeune fille s'en accommoda très bien, et continua de sourire malgré le hochement de tête bourru du vieil homme.

« Vous voulez du lait? demanda-t-elle.

— Oui, s'il te plaît, petite.

— Cela fait cinq sous la bouteille.

— J'en prendrai quatre, s'il te plaît. »

Pendant qu'elle tirait les bouteilles de sa charrette, le bûcheron sortait son argent.

« ... C'est la première fois que je te vois, dit-il, d'où viens-tu?

— Je viens de Vannebois. »

L'homme approuva, mais, regardant au sol, il semblait ne pas trop savoir qu'ajouter.
Mara, étonnée, dit: « Tout ce lait, c'est pour votre famille?

— Oh non ! répondit le vieil homme, c'est pour moi. J'en bois une bouteille tous les matins. Avec le reste, je fabrique du fromage...

— Ah! Vous savez faire le fromage!...

— ... Mon père tenait une ferme, quand j'étais plus jeune. C'est là que j'ai appris. Je faisais comme toi, j'allais vendre le lait pour mes parents...

— Mes parents sont morts, fit Mara. Je vis avec mon grand-père.

— Oh, fit l'homme, peiné, je m'excuse.

— Il n'y a rien de grave, dit Mara en riant, tout le monde meurt, tout le monde vit. Mes parents se reposent maintenant. »

L'homme lui souriant tristement, elle comprit pourquoi. Aussi répondit-elle tranquillement:

« Ah, ne me prenez pas pour une sotte! Vous aussi, vous allez mourir, comme moi. Ça ne fait pas peur... Mais on ne vit pas juste en attendant de mourir, pas vrai? »

Le bûcheron gardait le silence. Et la petite fille rit tout haut. « Mais on vit pour vivre! »

Elle souriait si fort que le vieil homme s'en trouva complètement réjoui.

« Comment t'appelles-tu? demanda-t-il.

— Moi c'est Mara, et vous, Monsieur?

— Je m'appelle Neru... Je te trouve très intelligente, pour ton âge, ajouta-t-il. »

Mara sourit.
« ... Vous me faites penser à mon grand-père, dit-elle, vous êtes tout triste, mais vous êtes très gentil! »
Il lui tendit les pièces tandis qu'elle lui faisait passer les bouteilles.

« Vous vivez seul, Monsieur Neru?

— Maintenant, oui. Ma femme est... morte, il y a deux ans... » Et, comme s'il avait été rattrapé par l'apparente maladive gaieté de la petite Mara, il s'empressa d'ajouter: « Nous avons eu de très bons moments ensemble. Elle a été mon soutien et mon réconfort quand j'étais triste ou fâché; et une lumière à mon cœur, tout le temps. Elle était parfaite. Elle est sûrement au paradis... »

Il semblait sur le point de pleurer, mais il se reprit tout à coup:
« Veux-tu m'accompagner jusqu'à chez moi pour m'aider à porter le lait?... Ce n'est pas loin, c'est la maison avec le toit en chaume, là-bas. »
Il désignait une petite masure à côté de laquelle se trouvaient des rondins de bois de diverses tailles, une centaine de mètres plus loin.

« D'accord, s'enquit Mara, mais je dois partir vendre les autres bouteilles, ensuite. »

Ils s'y dirigèrent donc. Sur le chemin, elle demanda: « Pourquoi ne vendez-vous plus de lait, comme quand vous étiez jeune?... »

Le bûcheron semblait hésiter. « C'est une histoire triste...

— Dites-moi quand même!

— Eh bien, je suis parti de chez moi après m'être disputé avec un ami.

— Pourquoi?

— ... C'était un ami très proche. J'allais justement livrer du lait, mais lui voulait jouer avec moi. Alors il me suivait pendant ma tournée, et je lui disais de partir, car mes parents ne voulaient pas que je joue, parce qu'ils avaient besoin de moi...

— ... Oh, fit Mara, songeuse.

— ... Il avait un nouveau jouet, une carriole en bois, que ses parents à lui venaient de lui acheter, alors il voulait absolument s'en servir tout de suite...

— Oui, je comprends.

— Et puis on s'est énervé l'un contre l'autre... Il m'a fait un croche-patte, et je suis tombé en cassant mes bouteilles. Alors, me relevant, très fâché, je l'ai poussé, puis j'ai écrasé sa carriole... »

Neru avait fondu en larmes.

Mara lui prit la main, attristée.

« ... On ne s'est plus jamais revu depuis, et moi, j'ai dit à mes parents que je ne voulais plus travailler avec eux, et ils m'ont dit qu'alors je devrais partir et faire ma vie tout seul. Voilà...

— C'est dommage, compatit la jeune fille. »

Ils étaient arrivés à la maison du bûcheron.

« C'est une vieille histoire, mais j'en suis toujours confus...

— Oui, dit Mara... Vous vouliez faire plaisir à vos parents, mais aussi à votre ami, que vous aimiez l'un comme les autres, et vous vous êtes disputé avec eux tous, juste pour ça. »

Le vieil homme renifla, séchant ses larmes.

« Oui, c'est idiot, mais qu'aurais-je pu faire? demanda-t-il, comme pour lui-même.

— Je pense que vous auriez pu essayer de rester gentil. Mais après votre dispute, il y avait plus de problèmes à résoudre, c'était plus difficile...

— Oui. Tu as raison... Tiens, attends ici une minute, veux-tu?

— D'accord... »

L'homme entra dans sa maison avec les bouteilles, et en ressortit une minute plus tard, tenant quelque chose à la main.

« Tiens, c'est pour toi, dit-il. Parce que tu es très gentille et que tu m'as écouté avec patience... Je suis sincèrement surpris. Je n'aurais jamais imaginé être consolé par une petite fille.

— Vous n'êtes pas aussi vieux que votre visage, répliqua-t-elle en souriant. »

Neru éclata de rire.

« Qu'est-ce que c'est? demanda-t-elle.

— Je passe mon temps libre en sculptant des objets en bois. Celui-là est pour toi. Ce n'est pas grand-chose...

— C'est une tortue! s'exclama Mara. Merci! Elle est très belle...

— Il n'y a pas de quoi. Prends ça aussi, je t'ajoute dix sous pour le temps que tu as pris pour moi... »

Soudainement, Mara se retourna sur elle-même, bras croisés, sans bouger de sa place. Neru resta interdit, surpris par cette réaction...

« Je vous propose un échange, dit-elle.

— Je t'écoute, dit Neru, décidément très étonné par l'aplomb de la petite fille.

— ... Plutôt que de me donner cet argent, voudriez-vous venir à la ferme de mon grand-père, demain, et apporter vos sculptures avec vous? Je suis sûre qu'il les aimera beaucoup et qu'il voudra vous en acheter...

— Oh, demain? fit l'homme... J'aurai du travail, je crois. Et c'est trop loin pour moi. J'ai peur de ne pas avoir le temps... »

Alors, comme il faisait mine de récupérer sa hache, Mara se fâcha, et devint toute rouge.

« ... Je vous ai écouté pendant tout ce temps, alors que je devais aller en ville, et quand je vous propose de faire des affaires, juste de marcher un petit peu pour que je fasse plaisir à mon grand-père, et que je vous donne l'occasion de vous montrer un peu moins bourru et un peu plus ouvert que vous ne faites, voilà que vous vous refermez, et que vous dites: « J'ai du travail »! »

Mara fixa le vieil homme sans rien ajouter, les sourcils froncés.

Il la regarda un moment, complètement abasourdi... Puis, comme s'il venait de prendre conscience de quelque chose de très important, il lâcha sa hache sur le sol, et dit à la jeune fille, qui n'avait, quant à elle, pas bronché: « attends ici ».

Et aussitôt, il retourna à l'intérieur de sa maison, pour en ressortir en un rien de temps, avec tout un tas de sculptures en bois dans les bras.

« Sors tes bouteilles de la charrette, je t'achète tout. On va mettre tout ça là-dedans, et je viens avec toi, maintenant. Ça te va? »

Mara rit aux éclats.

« D'accord! »

Ils firent ainsi. Et après avoir déchargé puis chargé la charrette à nouveau, ils prirent la route de Vannebois. Le vieux bûcheron était tellement confus et semblait tant vouloir se racheter qu'il insista pour tirer le chargement lui-même...

Mara profita du chemin pour lui vanter le charme de son coin de forêt tandis que le vieil homme semblait en effet redécouvrir, d'un œil d'enfant, le lieu à côté duquel il avait pourtant vécu très longtemps...

Une heure plus tard, ils avaient traversé le bois et parvenaient au village de Mara, juste devant la ferme de son grand-père. Les vaches broutaient tranquillement dans le champ clôturé qui faisait le tour du bâtiment. Il n'y avait pas de signe d'activité, au-dehors.

« Il doit être à l'intérieur. »

Elle frappa à la porte.
« Il y a quelqu'un? C'est Mara! dit-elle. J'ai amené un visiteur! »

Une voix se fit entendre maugréer depuis l'autre côté :
« ... Et qui est-ce? Je ne veux voir personne! »

La jeune fille se retourna vers le bûcheron :
« Ne vous inquiétez pas. Il est comme ça, un peu comme vous... Bourru et triste, mais gentil... Il lui faut une enfant comme moi avec lui pour lui rappeler tout le temps que s'il est gentil, les gens lui seront gentils.

— Je ne veux pas déranger, fit Neru.

— Ne vous inquiétez pas! »

Elle frappa à nouveau.
« Il ne va pas partir! C'est un bûcheron qui a fait tout le chemin depuis Erindel pour me faire plaisir!

— Qu'est-ce qu'il veut? fit le grand-père, toujours enfermé. »

Neru prit la parole.
« Votre petite fille m'a affirmé que certaines de mes sculptures en bois vous plairaient... Il est vrai que j'y passe du temps et j'en fabrique trop pour pouvoir toutes les vendre. Elles ne vous plairont peut-être pas, mais c'est Mara qui a insisté pour que je vienne... »

Le vieux Timos finit par céder.
« Bien... J'arrive, je viens voir... »

Pendant que le grand-père tournait les verrous un à un, Mara demanda à Neru, à voix haute:
« Au fait, vous avez une idée de la raison pour laquelle vous fabriquez tous ces objets en bois, monsieur Neru? »

Et, à la surprise de l'intéressé, Mara s'en fut en courant, sans attendre de réponse, vers un cabanon qu'elle rejoint, de l'autre côté du champ, tandis que la porte s'ouvrait en face de lui.

Du cabanon, Mara put observer les deux vieux amis s'étreindre en pleurant abondamment.
Bien sûr, elle avait entendu l'histoire des bouteilles de lait cassées par son grand-père auparavant...

Heureuse, elle remercia Dieu de si bien garder les enfants des soucis des grands, pour le bonheur des uns et des autres.

Fin.

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