Chapitre Quatrième : Quand vient l'enquête

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 Les contours d'un bâtiment colossal se dessinent à présent, au point du jour, et les ombres se retirent pour laisser rayonner une neige fraîchement tombée. Méhara regarde Altriste, d'un œil presque protecteur, un long moment, avant de se redresser et de le réveiller. Ils quittent le train, et s'attardent tout deux quelques instants sur la beauté du lieu. Certes il contraste dans sa structure avec les bâtiments avoisinants, mais c'est le but premier de l'innovation, que de se démarquer de ce qui existe déjà, non ? Les rails semblent léviter à plusieurs dizaines de mètres de hauteur, tout comme les pontons sur lesquels les voyageurs posent les pieds, faits de bois verni à la couleur orangée, et de verrières au dessus de leur tête, dont la forme triangulaire prévient l'amas de neige, et donc leur rupture éventuelle.

Desbancs graduent régulièrement la ligne droite qui mène jusqu'à un croisement, où d'autres voies sont accessibles, tout comme des escaliers, pour remonter d'un étage, vers les auberges et boutiques de souvenirs, ou redescendre vers la terre ferme. Le contact et la plume cheminent donc vers cette seconde alternative, et observent maintenant les coulisses des pontons, soutenus par une armature d'acier incroyable. Des colonnes semblables à des bras exercent leur soutient, et le grincement des barres qui les composent indiquent une certaine souplesse de ce métal étrange.

« Les Hammestone n'ont rien laissé au hasard », explique Altriste. « L'armature principale est faite pour empêcher le tout de bouger. En revanche les colonnes permettent de répartir le poids sur toute la longueur, pour soulager la pression soutenue par cette fameuse armature. »

« Fascinant ! » répond la plume, réellement intriguée par le concentré d'ingéniosité sous ses yeux.

« Désirez-vous que nous allions louer votre chambre ?

  • Non, profitons d'être reposés pour aller voir cette fameuse scène de meurtre. Rien ne presse pour ce qui est du reste.
  • Si vous le souhaitez... Voulez-vous louer une voiture ?
  • Non, nous irons à pieds. Tu m'as dit que le père avait été retrouvé au petit matin par un travailleur. Je veux savoir quel chemin il a emprunté, pour marcher dans ses pas.
  • Soit, vous n'avez qu'à me suivre ! »

 Les protagonistes quittent donc la gare, pour gagner le cœur de la ville, son dédale de rues étroites, et son allée centrale. Vue sur une carte, la cité ressemble à un cœur humain, doté de sa panoplie de veines et d'artères, de sens interdits et de circulation millimétrée. La neige recouvre presque tout, et se masse parfois au sommet des granges, les faisant rompre sous son poids. Peu de gens se risquent à sortir en cette heure matinale.

Les rayons se dé couvrent à peine, à travers quelques nuages, pour se mêler à la lumière des feux des chaumières, à travers les carreaux. En périphérie, il n'y a plus guère autre chose que des balustrades et des champs à perte de vue, ainsi que la forêt aux saules menaçants.

« C'est étrange. entame Méhara.

  • Quoi donc ?
  • Pourquoi ne pas emprunter la grand route, et se risquer à traverser les bois en solitaire ? Nous sommes au cycle de Blancs-jours, il y a un risque de se faire prendre par des prédateurs, de tomber et de se blesser... C'est se montrer inconscient, au vue de la situation...
  • J'en prends note, dame Méhara.
  • Veux-tu bien retrouver cet homme pour moi, quand nous aurons fini ici ? Il est important pour moi de lui parler de vive voix.
  • Certainement.
  • Sommes-nous bientôt rendus ?
  • De ce que j'en sais, nous devrions madame. Voici un bon quart d'heure que nous marchons dans les étendues inhospitalières. Je gage que la ferme doit se trouver par delà les arbres tordus, droit devant nous.
  • C'est une bien curieuse localisation pour s'établir. La grand route est éloignée d'ici de plusieurs teriques, difficile d'accès de surcroît...
  • Je note aussi vos remarques... »

 Après avoir cheminé cinq minutes supplémentaires, les deux compères se dégagent enfin des chemins étriqués de la forêt pour gagner un espace plus grand. Là leurs pas les guident vers le point le plus humide du marécage, et vers une culture impressionnante de roseaux..

« Altriste... consigne dans ton journal que j'ai trouvé la raison de l'établissement d'une ferme dans pareil recoin.

  • Madame ?
  • N'as-tu point remarqué le chaume composant la toiture de bien des demeures dans la ville ?
  • Effectivement, maintenant que vous le dîtes...
  • Que peut-on en déduire ?
  • Le meurtre est peut-être motivé par des raisons économiques ?
  • C'est un point à éclaircir en effet. Tout comme un litige éventuelle entre un client et l'artisan.
  • Qu'en est-il du crime passionnel ?
  • Nous verrons en temps voulu, mais gardez cette hypothèse dans un coin de votre tête Altriste.
  • Pourquoi me vouvoyer à présent ?
  • Car vous venez de gagner mon respect par la pertinence de vos remarques, jeune homme.
  • J'en suis honoré. Il y a... je ne sais si je dois en tenir rigueur...
  • Parlez donc !
  • Il y a des rumeurs sur ces forêts...
  • Comment cela ?
  • Elles seraient hantées...
  • Hantées ? Vous savez, la plupart du temps ce sont des contes pour apeurer les enfants... comme celui de l'homme qui ne pouvait pas se toucher...
  • Je connais ce conte, mais de ce que j'ai pu entendre, certaines choses qui se sont passées ici sont à vous glacer le sang !
  • Alors n'y prêtez aucune attention. Il fait déjà si froid, je ne tiens pas à vous ramener en vous traînant comme un poids mort. Préférez toujours votre raison à votre croyance, c'est la clé d'un raisonnement pertinent.
  • Je comprends madame.
  • Bon, nous nous sommes assez détournés de notre mission. Allons inspecter cette ferme, histoire de trouver d'autres indices. »

 Les formes de la construction apparaissent, et l'enquêtrice avance toujours d'un pas résolu. Une bourrasque de vent la désarçonne pourtant, quand conséquemment son expression se fâche, et qu'elle hume l'air avec insistance.

« Qui a-t-il ? demande alors Altriste, préoccupé.

  • J'ai... je ne sais pas encore. Ne sentez-vous pas ? On dirait...
  • Vous m'avez déjà surpris en prédisant l'arrivée du train, avec l'acuité d'un chien, vous n'allez pas me dire que vous avez en plus son odorat !
  • Peu importe... je ne sens plus rien. »

La jeune plume continue sa route, se rapprochant de la bâtisse, attentive à chaque détail. Elle adopte un air toujours contrarié, car il a beaucoup neigé depuis son départ, et les indices éventuels au sol sont inutilisables. Elle se penche à la fenêtre, et observe à son tour le désordre ambiant.

« Le travailleur est arrivé par là, si j'en crois votre récit. Pourtant nous sommes à contre courant des événements. Vous m'avez dit que le père a fini par tomber dans la tombe de son animal, n'est-ce pas ?

  • C'est exact... et c'est donc ici que tout a commencé en premier lieu.
  • Le père a entendu du bruit, dans la maison, depuis la tombe... qui doit donc se trouver à l'opposé de notre position, là-bas. Ils se dirigent vers le trou dans la neige.
  • Maître Altriste, voulez-vous bien dégager la neige, que nous puissions examiner la carcasse du chien ?
  • Quoi ? Genre avec mes mains ? Vous voulez faire de moi un manchot ?
  • Allons, je ne suis pas là pour causer votre mort, et j'entends bien vous laisser dans le même état que je vous ai trouvé, intact. Prenez plutôt.
    La femme sort de son manteau un cylindre, passe ses mains autour de la partie inférieure, tourne jusqu'à ce qu'une tête de pèle n'émerge, et opère de même avec la partie supérieure, pour qu'un manche en jaillisse cette fois-ci. Prenez garde à ne rien toucher avec vos mains, imaginez toujours le pire des scénarii, celui de votre mort par une substance contagieuse par exemple.
  • Me voici rassuré... lance ironiquement l'assistant. Dois-je le consigner dans mon journal aussi ?
  • Préférez plutôt votre cervelle, pour ne jamais avoir à vous le rappeler. »

 Après un bon moment à pelleter, le jeune homme ressort du trou. Il se remet à neiger dehors, et le vent se relève. De nouveau Méhara est troublée, puis secoue la tête et se dirige vers la maison. La tête du chien est toujours empalée à la porte. Elle observe chaque poil, les crocs, et même les yeux vides de l'animal, avant de sortir deux fioles, et de collecter un peu de sang et de salive.
Elle pose les deux contenants dans une sacoche de cuire noir, à sa ceinture, et tire alors la porte. La plume s'interrompt et observe avec attention chaque meuble, chaque objet brisé, avant de lever la main et de retenir Altriste, dont le manque d'expérience le conduisait à tout piétiner dans la pièce. L'experte s'agenouille alors, et plisse les yeux. Ses doigts hésitent à attraper quelque chose, à moitié coincé dans un tiroir, avant de le sentir, et de s'abandonner à la perplexité.

« Qui a-t-il ? Je vous ai déjà vu trois fois en peu de temps vous perdre dans vos pensées.

  • Dans des souvenirs en fait... Je connais une odeur... enfin je crois, comme si elle était diluée dans une infinité d'autres... Je suis perplexe, je n'arrive pas à la remettre avec exactitude, et ce n'est pas dans mon habitude...
  • Soyez heureuse, vous au moins vous sentez autre chose que le renfermé et la mort !
  • Que pouvez-vous me dire de cette scène ?
  • Et bien, si j'en crois la disposition des meubles, il y a bien eu un combat ici. La rambarde brisée vient du père, conformément à ce que j'ai entendu, mais le reste est... étrange. Le ou les assassins n'ont pas pu pendre le garçon et le combattre simultanément en si peu de temps...
  • Remarque pertinente Altriste, vous pouvez aussi la consigner. Montons à présent à l'étage. Les deux inspecteurs remontent les escaliers, en évitant les morceaux défoncés, le garçon en tête.
  • C'est dans ce couloir qu'il a perdu l'équilibre.
  • Le pendentif, nul doute qu'il en est la cause. Pourquoi en revanche le laisser accroché ici ?Qu'évoquet-il à vos yeux ?
  • Voyons... Je ne reconnais pas cette forme... mais je vais la dessiner dans le carnet, et je me renseignerai plus tard.
  • Voyez la marque laissée dans le mur, causée par un objet contondant.
  • Il aurait manqué sa cible ? Peut-être a-t-il été projeté dans l'escalier ?
  • Je pense plutôt qu'il a eu peur. On ne note pas de sang, pas d'autres marques sur le sol ou dans les murs... Ouvrez prudemment la porte je vous prie.
    Altriste essaye de procéder comme demandé, mais de nouveau le cadavre de l'autre côté fait barrage.
  • Auriez-vous donc du mal à pousser la porte ?
  • Vous ne m'avez rassuré en rien sur les risques encourus Méhara. Vous comprendrez que je sois méfiant. En fait, il y a quelque chose qui bloque de l'autre côté.
  • Et bien poussez plus fort, et je me glisserai dans la pièce.
  • Soit... si vous le dîtes.
    Altriste pose ses deux mains sur la porte, et pousse de plus bel, jusqu'à ce qu'une ouverture assez grande soit créée pour la plume. Comme un courant d'air elle pénètre la pièce, et opère son analyse.
  • Puis-je entrer sans risque ?
  • Juste une seconde.
  • Soit. »

 Méhara regarde alors les coups portés au mobilier, aux draperies, aux coussins, puis lève les yeux sur le pendu. Elle constate ce qu'on lui a déclaré peu de temps avant, à savoir les yeux injectés de sang, les veines bleuies et le teint pâle. Alors ses mains se portent à la poignée de la porte, pour permettre l'entrée de son assistant :

« Par les dieux ! Nous ne pouvons pas le laisser dans pareille situation !

  • Vous n'en ferez rien Altriste. Nous ne sommes pas ici pour lui apporter les derniers sacrements. Nous ignorons d'ailleurs tout de lui, il nous est impossible d'honorer sa mort dignement.
  • Mais nous pouvons au moins le détacher !
  • Vous souilleriez alors le terrain mon brave.
  • Vous n'avez donc aucun cœur ?
  • Je ne vois pas ce que le cœur vient faire ici Altriste. Notre mission prime sur vos états d'âmes ! Et nous ferons comme je l'entends !

La plume se saisit d'une solution, sortie de sa besace, la secoue, et imbibe le pied de défunt, avant de l'inciser à l'aide d'une pointe de fer. Ensuite, elle attrape un chiffon blanc et frotte délicatement le membre, jusqu'à ce qu'une coloration altère l'éclat immaculé du tissu.

  • Je... ce que je vois me révulse... Je ne me sens pas bien.
  • Alors sortez et cessez de geindre ! Où est donc passé ce garçon si pertinent que j'avais plaisir à écouter ? Seriez-vous donc sujet au dédoublement de personnalité ?
  • Reconnaissez que ce n'est pas courant !
  • Quand tout sera fini, vous me ferez le plaisir de suivre votre formation au manoir. Il est nécessaire de vous affermir jeune homme ! Maintenant silence, j'ai besoin de me concentrer. »

 La chimiste récupère délicatement le tissu, dont elle découpe, toujours à l'aide de sa pointe, un carré coloré, qu'elle dispose dans un tube hermétique. D'un signe de tête presque autoritaire elle exhorte le garçon à redescendre, puis elle réitère son opération avec le chien ; de nouveau elle imbibe la chair, avant de l'inciser, de tamponner un chiffon, pour en récupérer le résultat. La femme fait les cent pas dans la cour, en soulevant périodiquement les deux échantillons à contre jour, pour les inonder de soleil, en laissant systématiquement échapper un bruit de gorge, nouvellement fascinée par ce qu'elle voit à chaque observation.

« Je m'excuse pour tout à l'heure. Laisse échapper timidement l'adolescent.

  • Allons, ce n'est rien. Vous êtes encore jeune et naïf. Vous êtes attachés au respect des traditions, à la bienséance, à ce qu'ont dû vous enseigner les percepteurs de Laïne, j'imagine. Vous avez la chance d'être encore pure et innocent. Profitez de ces derniers instants, car la voie que vous avez choisie est semée d'embûches, et vous changera irrémédiablement.
  • Est-ce là une menace ?
  • Un simple constat mon brave... comme ce que je fais depuis que nous sommes arrivés en ce lieu.
  • Je vois... puis-je donc savoir ce que vous constatez depuis dix bonnes minutes dans vos fioles ? se pourrait-il que le nom du coupable se révèle en lettres mystiques ?
  • Riez de nos méthodes autant qu'il vous plaira, maître Altriste, mais sachez que nous nous détachons des croyances pour nous rapprocher de la raison pure. Aussi n'est-ce pas là de la divination mais l'utilisation maîtrisée de la science.
  • Pardonnez-moi... je devrais commencer à savoir que vous n'avez pas l'âme à plaisanter.
  • Pas dans cette circonstance non. Mais revenons à l'enquête. Je ne pense pas que nous découvrirons autre chose dans la bâtisse. Ressortons si vous le voulez bien.
  • Que vous a révélé le bout de tissu que vous avez ramassé ?
  • Et bien je ne sais pas vraiment pour le moment. Il va me falloir trouver un tailleur, pour pousser l'enquête.
  • Celui de Pharisbourg est réputé.
  • Alors nous commencerons par là.
  • Et qu'ont donné vos analyses sur les fioles, plus sérieusement ?
  • La couleur du mélange certifie l'heure approximative du meurtre. J'ai donc appris que les témoignages recueillis sont exacts, pour l'heure de la mort du garçon du moins.

Les traits du visage de Méhara changent, et l'on note une pointe de méfiance derrière ses yeux concentrés. Elle scrute les étendues glacées, en observant lentement une multitude de détails.

  • Vous recommencez à vous perdre...
  • Pas cette fois mon brave. Ne sentez-vous pas les bruissements des branches quand les cerfs s'y frottent, l'odeur de pourriture inhérente au marais, ou encore l'humidité irritante de l'air ? Il devrait neiger d'ici quelques heures.
  • Comment faites-vous. Dîtes le moi sans détour, vous avez des pouvoirs magiques !
  • Non, j'ai suivi un entraînement rigoureux, j'ai passé mon enfance à reconnaître chaque odeur, chaque craquement, le poids de chaque objet, son degré de tolérance à de multiples facteurs, ainsi qu'à me battre, dans le seul but de devenir une plume. En d'autres mots, j'ai passé ma vie à ne jamais me laisser surprendre par quoi que ce soit.
  • Mais, qu'en est-il de vos parents ? N'avez-vous donc jamais goûté aux joies du jeu ?
  • Mes parents étaient des contacts de l'ordre, un peu comme vous l'êtes. Un pied dehors et un pied dedans.
  • Je vois... c'est curieux, que le sort vous ait placé sur cette voie dès votre naissance...
  • Certes... il faut croire que je suis née dans ce but. Mais assez parlé de cela. Retournons en ville.
  • Où nous retrouverons le tailleur !
  • Non, vous retrouverez le père et le travailleur pour moi, pendant que je procéderai à une analyse plus méthodique du tissu. J'irai le voir seule, ce tailleur, et nous nous retrouverons à la taverne pour discuter de la suite des événements.
  • Soit, si vous le jugez nécessaire. »

Les heures passent, et nous sommes maintenant l'après-midi du quatrième jour du quaratine premier de Blancs-Jours. Méhara est assise sur une chaise, à un bureau, dans une chambre à l'étage le plus haut de l'auberge du Balaga. Un système aussi étrange qu'ingénieux de loupes permet une inspection plus en profondeur du tissu déchiré.

L'inspectrice opère avec minutie, observant chaque fibre, s'imprégnant de chaque odeur, chaque dégradé infime, avant de s'exclamer d'un « fascinant », sans émotion, mesuré. Les murs ont été habillés d'un papier peint raffiné, et des tableaux onéreux, mettant en scène le même personnage que ceux du manoir, sont accrochés avec un parallélisme parfait par rapport au sol. Le parquet est à ce point ciré qu'il agit presque comme un miroir, par la grâce de la lumière venant le faire luire, émanant des deux fenêtres, à l'est et à l'ouest.

Nul doute, l'aubergiste est lui aussi un contact de l'ordre, et cette chambre, entièrement dédiée au confort et à l'usage de son occupant si spécial. Un lit unique est appuyé contre le mur, au sud-ouest, à l'opposé du bureau qui lui est orienté nord-est, et dressé de manière royale, avec ses couvertures épaisses et ses draps de soie. Un fauteuil est placé dans un renfoncement, directement à droite après l'entrée, derrière un paravent.

 Quelques minutes passent, et l'occupante se lève, pour regagner le couloir, redescend les escaliers, sur les cinq étages, avant de saluer l'aubergiste derrière son comptoir, puis le pianiste à l'opposé, et de gagner enfin l'extérieur. Nous sommes midi passé d'environ deux heures. Des odeurs de fritures, de sauces et d'aromates comblent nos sens. Les gens s'agitent dans les rues, les calèches opèrent leur ballet, mais aucune déjection n'est observable sur les routes, pas même l'odeur d'urine ou de transpiration. Les gens font preuve d'une éducation remarquable, à la différence de la vie d'avant, une soixantaine de cycles plus tôt. Mais voilà maintenant que les pas de Méhara la mènent devant le maître couturier.

 « Bien le bonjour, lui lance-t-on, à peine a-t-elle poussé la porte.

  • Je vous le rends, maître Abhams.
  • Je vois que vous me connaissez, dame...
  • Hoper, Méhara Hoper. Je suis ici à la demande de l'ordre, et je vous saurais grée de m'assister dans ma mission.
  • Les désirs des aînés sont des ordres. Comment donc puis-je vous aider ?
  • Qu'évoque à vos yeux ce morceau d'étoffe ?
  • Laissez-moi voir une seconde... Un tissu basique, léger et sommaire. N'importe quel amateur aurait pu réaliser cette pièce.
  • Pourriez-vous l'analyser de plus près ?
  • Si vous le souhaitez... Le tailleur utilise le même dispositif que la femme, un instant plus tôt, et procède donc à une analyse plus poussée.
  • Remarquable ! reprend-il.
  • Qui a-t-il donc ?
  • Il semble qu'il y ait en réalité deux matières dans le même échantillon.
  • C'est ce que j'avais remarqué aussi. Que cela peut-il bien signifier ?
  • Ce matériau n'est pas de ma facture. Il s'agit là d'un confrère de Meatnchick. Je reconnais sa propension à parfaire ses œuvres. Il s'agit là d'un travail de maître. En revanche j'ai bien peur de ne vous apporter que peu de réponses...
  • Soit, vous avez déjà été d'une grande aide. Auriez-vous eu vent d'événements étranges dans cette contrée ? Les gens sont peu enclins à prendre la parole par ici...
  • Et à raison j'imagine. Vous vous aventurez sur un terrain glissant madame, si je puis me permettre.
  • Si vous avez quelque chose à déclarer, faites-le sans attendre maître Abhams. Je n'ai pas le temps pour les devinettes.
  • Je ne peux rien dire, sachez néanmoins que tout le monde ici n'aime pas voir une fouineuse, fusse-t-elle plume, déterrer des secrets bien enfouis.
  • Est-ce là une menace ?
  • Je ne peux me le permettre. Je reste un modeste artisan, et je ne me frotterais jamais à plus fort et plus intimidant que moi.
  • Pourquoi tant de secrets alors ?
  • Parce que j'ai foi en l'ordre, j'ai foi en votre cause. Mais j'ai aussi foi en ma vie propre, et j'aimerais tout autant ne pas la voir se terminer inopinément.
  • N'est inopiné que ce qui arrive sans crier gare. Pour votre compte je vous crois certain de connaître votre sort. Pourtant quitte à prendre des risques, autant aller jusqu’au bout, non ?
  • Je vais vous mettre sur une piste, mais je ne ferai rien de plus. Il paraît qu'il existe des gens, dans les forêts qui surplombent la ville, dans la montagne, dont l'activité principale serait l'enlèvement.
  • L'enlèvement ?
  • J'ai la chance de connaître bien des gens, en ma qualité de tailleur. Fortunés pour la plupart, mais pas tous...
  • Et que font les autorités, par Onérite ?
  • Vous l'avez dit, les gens sont peu enclins à parler...

Un couple ouvre la porte, ce qui fait sursauter l'artisan, et se retourner Méhara. Il reprend pourtant la parole.

  • Si vous n'avez rien à acheter, vous savez où se trouve la porte madame ! Je n'ai pas de temps à perdre en causeries inutiles ! »

 L'enquêtrice comprend le jeu d'Abhams, et adopte une expression contrariée, avant de prendre congé sans saluer les nouveaux arrivants, et de sortir en claquant la porte. Elle fait quelques pas, mais de nouveau l'odeur du marais l'interpelle. Elle se retourne en direction de la porte précédemment claquée, puis hésite à la franchir de nouveau.

Finalement elle n'en fait rien, et prend la direction de la grand place. La neige se met à tomber, comme annoncé, et des silhouettes emmitouflées peuplent un monde de simplicité. Des pêcheurs cheminent des seaux remplis de prises, parfois des cultivateurs empruntent la voie principale avec leurs bovins, et leur chariote pleine de grains. Des cracheurs de flammes se donnent en spectacle, projetant les feux d'Astos sur les flocons d'Onérite ; et dans cette danse d'antagonismes, ce conflits aux couleurs somptueuses, Méhara s'égare un instant, loin de la gravité de la situation qu'elle doit gérer.

Elle se concentre sur un fragment de gel, il s'élève et chute périodiquement, guidé par des forces qu'il ne maîtrise pas, et se sent alors une certaine proximité avec ce dernier. La rêveuse contemple cette toile aux traits qu'elle imagine entre les flocons, saisit l'intensité de chaque projection orangée, puis leur déclin dans le prisme des couleurs, l'éclat presque divin de la blancheur de la neige ; enfin l'étendue de sa propre confusion. La lumière décline dans l'horizon, il est à présent temps pour elle de rentrer confronter son contact.

Des lampes s'allument partout dans les demeures, dans les rues aux pavés bruyants, devant les étales à l'ouverture nocturne. On prépare divers mets en cette soirée enchantée, on vend aussi toutes les sortes d'objets imaginables. Maintenant les contours de l'auberge se dessinent, et Méhara s'empresse d'y pénétrer, pour calmer la course des frissons parcourant son corps. De nouveau elle salue le gérant, ainsi que le musicien, et remonte les escaliers en direction de sa chambre. Une fois arrivée au niveau du couloir, elle s'interrompt brutalement, et jette un regard noir sur la porte devant elle. La plume avance, tend sa main délicatement en poussant cette dernière. Aucune résistance, aucun verrou ne la retient.

Dans son dos un individu se précipite, et elle le réceptionne d'une prise à la gorge, avant de s'apprêter à lui fracturer le nez d'un coup de poing. Elle réalise qu'il s'agit d'Altriste, et se ravise juste avant de porter le coup fatidique.

« Faites preuve de plus de légèreté dans vos pas à l'avenir ! Je pourrais ne pas vous reconnaître assez vite la prochaine fois !

  • Pardonnez-moi de m'être hâté pour palier mon retard !
  • Gardez à l'esprit qu'un nez est bien cher payé pour un si petit manquement. A présent dîtes-moi, est-ce vous qui avez laissé ouverte la porte ?
  • J'ignorais qu'il s'agissait de notre chambre, j'ai dû le demander à l'aubergiste !
  • Restez en arrière, je dois vérifier quelque chose. »

 La femme pousse Altriste contre le mur, de sa main gantée, tous les doigts dépliés, avant de contracter son poing en même temps que les muscles de son front, et d'inspecter la pièce. Le vent s'engouffre par la fenêtre ouverte, et vient soulever des croquis laissés sur le bureau. Le lit n'est pas défait, mais les tiroirs du meuble sont encore grands ouverts.

« Consignez dans votre carnet que nous ne sommes plus les seuls à jouer cette partie d'échec. Notre chambre vient d'être fouillée, mais visiblement l'intrus n'a pas été en mesure d'achever son travail...

  • Mais dans quel but ? Qui dans cette ville voudrait bien se frotter à une plume, ou même juste entraver son enquête ?
  • Je ne suis pas médium maître Altriste, mais je le découvrirai, en temps voulu. Toutefois nous pouvons supposer que l'intrus était en quête d'informations, soit pour juger de notre avancement et du prochain coup à jouer pour nous contrer, soit pour un tout autre but...
  • Que voulez-vous dire ?
  • Tout simplement que nous ne courrons peut-être pas après une seule personne...
  • Et que faisons-nous maintenant ?
  • Vous allez prendre le lit, et moi je dormirai dans le fauteuil. En cas d'intrusion, soyez assuré que vous ne courrez aucun risque.
  • C'est... rassurant, j'imagine.
  • Allons, vous ai-je donné la moindre raison de douter de moi jusqu'ici ?
  • Certes, non. Pour autant il s'agit de ma vie, et j'y tiens un minimum.
  • Auriez-vous donc oublié votre courage en vous pressant jusqu'ici ?
  • Nous parlerons de courage quand les choses deviendront vraiment dangereuses.
  • Voilà qui est bien dit, à présent remettez un peu d'ordre, et reposez-vous.
  • Ne vouliez-vous pas que l'on se tienne au courant sur nos découvertes mutuelles ?
  • Nous verrons cela demain. Après cette effraction, il nous faut faire preuve de précautions. »

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