Ton pays

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La photo, déjà, c'est un voyage vers toi. Pas seulement le contenu, mais la photo elle-même : le grain épais, le noir et blanc usé qui ne laisse voir tout d'abord que des surfaces abstraites d'ombre et de lumière, tous ces indices qui signent une image ancienne. Comme si, à regarder ton physique de jeune homme se dévoiler à peine sur ce contre-jour, c'était mon œil qui apprivoisait ton époque. Et puis cette lumière, collée sur ce coin de mur en arrière-plan, et qui n'appartient qu'à ton pays.

Quand je l'ai trouvée, c'était ma préférée. Pas pour ce voyage, mais parce que c'était la seule où tu me faisais penser à moi : avant tous les portraits officiels, sur lesquels tu posais en sauveur de la nation, libertador à petite moustache et verres fumés, il y avait cet instantané improbable, beaucoup plus ancien, trouvé au hasard d'un vieux bouquin des années '60. Ça s'appelait "autour du monde", c'était une collection de livres de reportages publiés par Life magazine. Des textes inspirés, de belles photos pleines d'ambiance. La légende de la tienne disait Devant le portail de la grande demeure coloniale, l'une des plus anciennes d'Amérique du sud, le jeune Roberto Sanchez-Panieta incarne cette jeunesse dorée de l'aristocratie andine. Mais derrière le portrait que les autres lecteurs devaient voir, ce que cette image me disait, c'était que tu avais, toi aussi, pu être ce jeune homme qu'on devinait désinvolte, que moi j'imaginais déjà coureur, à cause de maman.

Aujourd'hui que je l'ai ressortie de mon dossier sur toi, je dois reconnaitre qu' on ne voit rien, sur cette image. L'œil du photographe a été accroché par le portail espagnol, entrouvert, qui découpe la lumière en mille pièces d'orfèvre. Et toi, entre les deux battants du bel objet d'art, tu n'es qu'une silhouette capturée en plein mouvement. La silhouette de la jeunesse dorée de l'aristocratie andine. Et c'est tout : aucun détail du visage ni des vêtements. À peine devine-t-on une tignasse ébouriffée. Et encore, je ne suis pas sûr qu'elle ne s'ébouriffe pas dans ma tête, pour mieux s'accorder avec l'image que je veux encore parfois me faire de toi quand je lis au hasard quelques vers du Canto General de Neruda en m'imaginant qu'ils t'ont inspiré, toi aussi, tant d'amour pour ton pays.

Je n'aurais peut-être pas dû le rouvrir, ce dossier. Il y a comme une gêne qui remonte de loin, de cette époque où je passais mes soirées à me comparer à toi, face au miroir. Imbécile ! Qu'est-ce que j'imaginais trouver, à scruter cette ombre sans visage ? Et pourtant, cette nuit encore, quinze ans plus tard, je me surprends à lever les yeux vers la porte de la salle de bain, et à me demander si, vraiment, il n'y avait pas quelque chose... Mais non, je sais bien que je ne vais pas le faire : je ne vais pas aller me planter devant un miroir à trois heures du matin pour courir à nouveau derrière mes obsessions d'ado. Marianne m'a dit Dors, mon chéri, profites-en pour te reposer. Demain... Demain j'irai ranger ces vieilles photos. Demain je commencerai enfin autre chose. Et maintenant il est temps que je dorme.

Mais il y a celle-ci, encore. Elle est plus récente, dix-sept ans exactement, et toi, tu y es beaucoup plus vieux. Tu n'es plus une allégorie mais l'acteur principal. Nous sommes dans la biographie officielle du señor presidente Sanchez-Panieta, dans le cahier central de photos en couleurs qui retracent les moments-clés de ta carrière. Elle est l'une des premières et raconte tes années de lutte, même si la vraie nature de cette lutte, on ne la distingue que si on s'écarte de ta légende officielle.

Tu es journaliste. Un journaliste engagé, pugnace même, à détailler la façon dont tu sembles répondre à un homme plus âgé que la légende identifie comme ton rédacteur de l'époque, l'honorable señor Mendes. Mais tu n'es plus jeune. Ta combativité est l'acquisition d'un homme mûr, car tu as laissé ta jeunesse enterrée avec Rosa.

Penses-tu à elle, à cet instant, ton doigt pointé vers ton interlocuteur ? Penses-tu que les nappes blanches de ce restaurant, les boiseries du plafond, que tout ce décor aurait, quelques années plus tôt, pu accueillir vos rendez-vous secrets ? Sans doute pas. Il n'y a pas de place pour elle ici. On accepte pas les femmes, dans cette cantina, c'est un endroit d'hommes et vous êtes engagés dans un combat de mâles. S'il doit être question de romantisme, ce sera celui de la révolution. Et pourtant, je ne vois qu'elle dans cette scène que le temps a coloré de rouges et d'oranges impossibles : c'est elle qui pointe ton doigt comme un sabre dégainé vers le señor Mendes, elle qui relève ton menton pour le défier d'un regard plein de mépris. Est-ce bien à ton supérieur que tu t'en prends ainsi, ou n'est-ce pas plutôt sur ton père à toi, sur ta jeunesse dorée que tu claques encore le portail espagnol ? Quel qu'il soit, il est déjà vaincu, les bras déployés comme un oiseau de mer en signe de reddition. Autour de vous, une douzaine de spectateurs en attente, cigarette aux doigts ou à la bouche, la rédaction au complet de ce qui allait bientôt devenir ton journal, La República. Pauvre señor Mendes... Comment aurait-t-il pu savoir qu'avec son teint de colonial, ses costumes sombres sans pli, ses manières d'un autre siècle et sa galanterie un peu machiste il évoquait bien trop l'ombre du patriarche pour échapper à ta vengeance. Et puis son époque était passée : la plupart de ceux qui vous observent autour de cette table en attendant la mise à mort, l'air de contrebandiers en embuscade, ne sont pas seulement ton futur comité de rédaction ; ce sont tes ministres, tes généraux, c'est la nation nouvelle qui s'ébroue pour sortir de l'ombre. Une nation qui ne laissera plus les vieux chefs de famille condamner d'autres Rosa, d'autres domestiques, d'autres Indiennes, à mourir de chagrin derrière les portails coloniaux.

Maintenant que le livre est ouvert, je passe un doigt rapide sur tous les portraits officiels, les poignées de mains avec les chefs d'états, les inaugurations qui ne me disent rien sur toi parce que tu t'y caches toujours derrière ton masque de président. Je sais que je ne dormirai pas avant d'avoir revu l'autre, même si, chaque fois, elle me fait aussi mal que lorsque je l'ai comprise pour la première fois. Pas vue, comprise.

La voilà. Au premier regard, elle est innocente. Plus spontanée, aussi : assis derrière ton immense bureau, face à l'appareil que tu fais mine de ne pas voir, tu lis un document, concentré. Mais l'oeil averti repère la lumière trop nette d'un projecteur hors-champ, sa façon de s'étendre, sage, comme sous le pinceau d'un Vermeer, sur le cuir des fauteuils ou le bois vernis du meuble. C'est encore une photo officielle.

Debout derrière toi, une collaboratrice te soumet une autre feuille. Elle non plus, tu ne la regardes pas. Seule ta main tendue effleure la sienne, comme par accident. Ça se voit à peine. Pourtant, comme Rosa sur la photo avec le señor Mendes, ce contact me crève maintenant les yeux. Et je me sens d'autant plus coupable de ne pas l'avoir reconnue tout de suite. Elle est plus jeune, bien sûr, elle porte ce chemisier et ces grandes lunettes qui marquent cette époque. Mais sa réserve triste, cet air de t'attendre comme elle a toujours semblé m'attendre moi, maman ne les a jamais quittés. Je ne lui ai pas montré cette photo. Je n'aime pas remuer ces souvenirs dont elle ne me parle qu'à contrecœur. Mais par petites touches, à demi-mots, elle m'a laissé entrevoir ce qu'elle pouvait signifier. Tu aimais te mettre en scène dans des portraits de ce genre, un président normal au travail, œuvrant pour le bien de la nation. Mais celui-ci est différent : ce n'est pas un portrait de toi, c'est un portrait de vous, le seul que tu lui aies accordé. Le président et sa collaboratrice, la jeune journaliste européenne venue jusque dans la Cordillère des Andes participer à la construction de ton Nouveau Monde. Un couple. Pas un couple officiel, bien sûr. Jamais. Il y avait eu Rosa. Il n'y en aurait jamais d'autre. Alors un couple clandestin, qui ne dévoile au monde que deux doigts effleurés pour seule preuve d'amour. Et puis un jour j'ai compris que cette photo marquait aussi la fin de votre histoire. À cause de moi. Moi qui, déjà à cet instant, plaçais mon infime et inconsciente présence entre vous. J'aurais voulu adorer cette image, mais c'était impossible. Mon seul portrait de famille était celui d'une famille sur le point d'éclater avant même d'avoir pu exister. Cette fin, maman la comprenait déjà à ce moment-là. Je pense que c'est de là que lui est venu cet air de tristesse résignée qu'elle ne quitte jamais vraiment. Cet air que je me forçais à ignorer quand je la voyais se plier en quatre pour me rendre joyeux les anniversaires, les remises de diplômes, toutes ces occasions où nous n'étions que nous deux, sans toi ni ses parents qui l'avaient reniée à cause de toi. Je me demandais, je me demande toujours si elle a pu m'en vouloir de t'avoir ainsi imposé ce choix : ton pays, à qui tu avais décidé de te consacrer tout entier, ou une famille.

Tu as choisi, et me voilà ce soir, avec pour tout souvenir ces photos collectionnées comme par une ado sentimentale amoureuse d'un chanteur. Et maintenant je me demande surtout ce que je vais faire de toi.

Un bourdonnement étouffé coupe la course effrénée de mes souvenirs. Au pied du lit, mon GSM me signale, presque timide, que quelqu'un pense à moi au milieu de la nuit. Marianne ? Elle a oublié le sien ici en embarquant pour la clinique ce matin. On avait autre chose en tête...

- Allo ?

- Et alors, querido, tu ne dors toujours pas ?

- Maman ? Depuis quand tu restes debout jusqu'à quatre heure du matin, toi ?

- Oh, je l'ai fait plus souvent que tu le penses... Et tu vas pouvoir t'y habituer, toi aussi ! D'ailleurs, tu n'es pas raisonnable, mon grand, tu devrais profiter de cette nuit pour te reposer.

- Comment sais-tu que tu ne viens pas de me réveiller ?

- Parce que je sais ce que tu fais, querido. Tu penses à lui, avec toutes tes photos étalées sur ton lit...

- ...

- José, je ne t'ai jamais dit pourquoi je t'avais donné ce prénom...

- Si. Pour José de San Martin. Tu es partie là-bas en rêvant de liberté et tu m'as donné le nom d'un libérateur...

- Non. Tu ne sais pas d'où m'est venue l'idée. C'est lui qui me l'a demandé. Il n'était pas libre, tu sais. Mais il voulait que tu le sois. C'était... une sorte de cadeau d'adieu... Et maintenant, ton fils... Vous l'avez appelé Simon...

- Pour Bolivar, pour un autre libérateur, en pensant te faire plaisir...

- Oh, querido ! Bien sûr que ça me fait plaisir !

- En pensant ne faire plaisir qu'à toi...

- Il t'aimait. Et ce prénom... S'il était toujours là, ça aurait été comme un autre cadeau, en retour...

Une envie de colère, venue de très loin, vient s'échouer sans bruit à la lisière de ma conscience. Venue de trop loin. Il y a longtemps que ma colère est morte, mais je ne le réalise que maintenant.

- Maman ? Merci de me l'avoir dit. C'était le bon moment.

- Bonne nuit, mon chéri. Dors...

Les photos sont toujours là, je crois, mais elles n'accrochent plus mes yeux. Je me lève et, par la fenêtre ouverte, je devine derrière les rangées de maisons la colline, la clinique à son sommet, la chambre où, peut-être, tu dors sur le sein de ta mère. Et soudain ça me parait évident : c'est toi, maintenant, mon pays.

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