Chapitre 33

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- L’image de la poutre est importante pour tous ces enfants. Ils sont obligés de stabiliser leur attention en permanence, pour arriver jusqu’au bout sans tomber. C’est l’un des moyens les plus efficaces pour leur faire comprendre l’importance de l’attention.

Nicole était en train de montrer une vidéo à Susi sur son ordinateur, pour lui expliquer son travail dans les écoles de San Francisco. Elles étaient chez elle. Le fait d’avoir assisté ensemble à la mort de Tom, plusieurs semaines avant, avait renforcé le lien entre les deux amies.

- Ces enfants font des ateliers d’apprentissage de l’attention, à partir cinq ans. Regarde, ils apprennent à fractionner les activités en petites missions. Ici c’est pour apprendre à ranger leur chambre. C’est une tâche complexe, pour un enfant. Ils doivent d’abord ranger les poupées dans une caisse, puis les voitures dans une autre, puis faire le lit etc… un exercice parmi d’autres. Les enfants ont tendance à vouloir tout faire en même temps, et ne sont pas efficaces. Comme certains adultes. C’est là que j’interviens, et c’est aussi l’objet de mes recherches. Ces ateliers les entrainent à ne pas s’éparpiller. Leur cerveau doit prendre des décisions plusieurs fois par seconde, et pour cela ils doivent avoir une vision très claire de ce qu’ils cherchent à faire. C’est encore plus important quand ils sont confrontés au monde numérique, leur cerveau est soumis en permanence à des sollicitations tellement attrayantes. C’est pour cela qu’il est devenu important d’éduquer à l’attention, de faire attention à l’attention. Le plus surprenant, c’est que ce sont des parents qui travaillent dans la Silicon Valley qui cherchent à mettre leurs enfants dans ce type d’école, quand ils entendent parler du programme. Je suppose qu’ils savent mieux que quiconque les limites de ce monde hyperconnecté.

- C’est quand même étonnant, qu’une diplômée du MIT comme toi travaille avec des enfants aussi jeunes, dans des écoles.

- C’est vrai. Je le dois à une rencontre avec un astronaute de la NASA.

- Ah bon ?

- Oui. Jerry Liner. J’ai travaillé avec lui pendant mon stage de fin d’études. Je faisais des recherches sur l’amélioration des capacités cognitives à Houston, au Texas. C’est là que je l’ai rencontré.

- Et alors… tu as eu une aventure avec lui ?

- Oh non. Le pauvre. Il aurait préféré ! Je l’ai plutôt torturé, avec des exercices sur la gestion du stress. Ces gens deviennent des héros quand ils vont dans l’espace, mais ils passent la majorité de leur vie à s’entrainer, en jouant le rôle de souris de laboratoire. C’est le prix de leur billet pour les étoiles, je suppose. Il y avait un exercice dans lequel ils devaient exécuter une série de procédures avec plein de boutons à actionner dans le bon ordre, le tout dans une centrifugeuse pour faire paraître au corps plusieurs fois son poids, et en récitant l’alphabet à l’envers pour les meilleurs d’entre eux, tu imagines… C’était moi qui supervisais certains entrainements. La voix dans le casque qui leur en demandait toujours plus, alors qu’ils étaient déjà à la limite de l’évanouissement, c’était la mienne.

- Oui, cela doit créer des liens. Et alors, quel est le rapport avec les enfants ?

- Nous avions aussi de bons moments à Houston. Jerry me parlait souvent de son premier séjour de six mois dans l’ISS, la station spatiale internationale. Il me décrivait la beauté de la Terre. J’ai encore ses paroles en tête : « Nous vivons sur un petit bout de rocher lancé à plus de cent mille kilomètres par heure autour du Soleil. Et vu d’en haut, ce simple caillou est d’une beauté… à en perdre les mots. La Terre est un miracle ! Cette sensation devient physique quand on s’en éloigne et qu’on la voit, se détacher sur le fond noir de l’espace, avec à peine quelques dizaines de kilomètres d’atmosphère pour la protéger du vide. Tout ce qui est nécessaire à la vie est là, entouré par le néant. »

- Certes, contempler un tel spectacle vaut bien quelques séances de torture dans la centrifugeuse…

- Oui, et les astronautes sont les gens les mieux placés pour apprécier notre planète. Dans une fusée, ou dans l’ISS, ils sont en permanence en danger à la moindre panne. L’espace est un milieu extrêmement hostile. Même si la station leur fournit les conditions nécessaires à leur survie de manière mécanique, ils voient bien la difficulté de recréer un tel habitat, et ils comprennent mieux que quiconque ce que la Terre nous apporte. C’est bien simple, ils deviennent tous des défenseurs de l’environnement à leur retour. Je me dis parfois qu’on devrait envoyer nos homme politiques là-bas, pour qu’ils comprennent, eux aussi… En fait, les astronautes quittent la Terre pour étudier l’espace, et quand ils se retournent et posent les yeux sur leur planète, ils se rendent compte que c’est elle qui est importante. Un jour, Jerry m’a dit : « La Terre est un vaisseau spatial, Nicole. Le seul que nous connaissions capable de nous héberger tous, et nous sommes en train de l’abimer, de ne pas en prendre soin, au point de laisser mourir certains de ses occupants dans l’indifférence des autres, d’anéantir la biodiversité, de modifier irrémédiablement son atmosphère pourtant vitale, de polluer son eau et son sol. On peut même le constater à l’œil nu depuis l’espace par les hublots de l’ISS, tant les dégâts sont déjà visibles ! Que vaudrait un astronaute qui se comporterait comme ça avec son propre vaisseau ? Ce ne sont pas les gens de la NASA que tu dois aider, ce sont les habitants de la Terre, pendant qu’il est encore temps ! Chaque enfant de cette planète est l’un de ses passagers, et le vaisseau Terre est en perdition. Va les aider, eux, à sauver leur planète. »

- Et alors ?

- Eh bien, je l’ai écouté. J’ai terminé mon stage à la NASA, et j’ai recherché comment mettre mes compétences de neuroscientifique au service des enfants de la Terre, et non au service d’éventuels locataires de la Lune ou de planète Mars…

- Et pourquoi la Californie, c’est loin de Boston et de la côte est ?

- Oui, mais c’est l’état de ce pays qui a les lois les plus contraignantes en matière d’environnement, je dois dire que cela me plait bien… Il y avait un projet de recherche sur l’éducation à l’attention qui démarrait dans les écoles de San Francisco. Ici, je réussis à vivre en collocation dans un petit appartement, je peux manger bio et local toute l’année, je n’ai pas de voiture et j’arrive à m’en passer, je gagne juste de quoi vivre et consomme le minimum. Et surtout, je travaille avec des enfants, comme me l’avait conseillé Jerry. Cela remplit mon existence. J’utilise mes compétences pour les inciter à ne pas tomber dans les pièges du numérique, de la consommation, d’une vie déconnectée de la nature et de leur corps. Je leur suggère de demander à leurs parents de leur offrir du temps, et non des biens matériels. Et je conseille à ces mêmes parents, souvent obsédés par leur travail, de leur accorder ce temps, pour sortir, pour faire des tâches quotidiennes avec eux, même ennuyeuses, pour discuter, et tellement d’autres choses si importantes. À l’heure où la plupart des parents voient la technologie en général, et les écrans en particulier comme un service de garde gratuit, et où les chaines de télévision en streaming et les concepteurs de jeux vidéo se demandent comment mettre fin à leur ultime ennemi : le sommeil.

- Je comprends mieux maintenant. Cet astronaute avait raison, il t’a bien conseillée.

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