Chapitre 29

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Nicole s’assit à la table que le serveur lui avait désignée à l’intérieur du restaurant. Une table suffisamment près de la fenêtre pour regarder les gens passer dans la rue, et s’imprégner de l’ambiance de cette ville qu’elle avait définitivement adoptée. Après avoir étudié la carte avec une attention soutenue, elle commanda ce qui lui semblait le plus appétissant et le plus original, comme elle le faisait à chaque fois.

- Ça à l’air drôlement bon ! dit l’homme assis à une table individuelle à côté de la sienne.

- Effectivement, c’est dé-li-cieux ! Des tagliatelles de courgettes, avec du pesto d’algues de Californie, une vraie merveille. Et leur pain cuit sur place, un régal, du vrai pain, sans sucre.

- De plus, les algues d’ici sont très riches en iode, ce qui est important pour le cerveau, peu de gens le savent.

- Le cerveau ? Mais, je vous reconnais, vous êtes Tom Kirby, le spécialiste de l’intelligence artificielle. Le PDG de Big Data Intelligence. Heureuse de faire votre connaissance, moi je suis…

- Je sais qui vous êtes. Je vous ai reconnue moi aussi. Vous êtes Nicole Verbeek, neuroscientifique récemment arrivée à San Francisco, végane militante, et surtout une blogueuse scientifique qui fait beaucoup de tort à mon entreprise.

- Ah, vous trouvez ?

- Oui, ne faites pas l’innocente. Mon business est le Big Data. Le traitement des données de masse que les gens mettent sur internet, toujours plus connectés et dépendants du réseau… C’est « l’économie de l’attention ». Grâce à elle je gagne de l’argent. Je fais partie de ces voleurs de temps comme vous dites. Plus les gens sont connectés, plus j’amasse de données, et plus je peux les utiliser ou les revendre. Vous menez un combat pour l’éducation à l’attention, vous prônez la sobriété heureuse, et vous mettez en garde les gens contre ce monde hyperconnecté. Et plein de gens vous suivent !

- C’est vrai. Même si j’utilise internet pour diffuser mes idées... Les gens passent trop de temps devant des écrans. C’est encore plus grave avec les enfants et les adolescents, pour la construction de leur cerveau. Et je ne parle même pas du manque de sommeil que cela engendre.

- Je vous taquine, mais je suis l’un de vos followers. Sauriez-vous dire pourquoi d’ailleurs ?

- Pour les arguments que j’oppose à ce modèle de société dominé par la technologie, et contre les prises de décisions de ces intelligences artificielles soi-disant autonomes gérées par des entreprises privées… Je continue ou cela vous suffit ?

- Non, ce n’est pas la peine. Vous êtes sûrement la personne qui comprend le mieux ce que je fais. C’est pour cela que votre analyse est précieuse.

- Alors peut-être accepteriez-vous de me parler du projet Phénix ?

- Quoi ? Comment êtes-vous au courant ?

- Moi aussi je suis bien informée…

Tom Kirby paraissait surpris, et un peu énervé. Il prit le temps de réfléchir avant de répondre.

- C’est d’accord. J’accepte de jouer cartes sur table avec vous. Je vais vous expliquer les tenants et les aboutissants de Phénix, et vous en chercherez les failles. Cela pourra m’éviter de tomber dans certains pièges.

- Vous me dévoileriez tout ?

- Oui, mais à la condition que cela reste entre nous. Je dois avoir confiance en vous sur ce point. Je vous propose un échange. Des informations que vous ne pourrez pas partager, mais qui vous permettront de comprendre la révolution qui est en marche.

- Tant pis pour le reste de l’humanité alors… Vous m’intriguez vraiment. D’après ce que j’ai cru comprendre cela concerne l’interaction ultime homme-machine.

- Vous n’imaginez pas à quel point ! Mais vous, seriez-vous prête à me faire confiance ?

- Je ne sais pas ? Pourquoi pas ?

- Suffisamment pour faire une expérience, ici, sur votre propre cerveau ?

- Sur mon cerveau ? C’est délicat… Cela ne doit pas avoir de conséquences sur ma santé ou sur mon libre-arbitre. Je détesterais me faire hypnotiser par exemple.

- Rassurez-vous, il n’y aura aucune conséquences sur votre santé, ni sur votre jugement, je peux vous le certifier. Connaissez-vous la bande-dessinée « Le Déclic » de l’auteur italien Milo Manara.

- C’est l’histoire de cette fille qui se fait implanter dans le cerveau une puce électronique activée à distance par un boitier ? Une sorte de dispositif qui permet de libérer les pulsions sexuelles.

- C’est ça.

- Vous voulez placer une puce dans mon cerveau pour faire de moi une bête de sexe, ici, dans ce restaurant ?

- Non. Ce que je vous propose est beaucoup plus soft. Je vous offre la possibilité de revivre le souvenir de votre choix. N’importe quel souvenir, mais un souvenir heureux c’est mieux. Pas besoin de puce électronique non plus, il faut juste avaler une goutte d’un liquide contenant quelques milliards de nanorobots. Ces petites bêtes sont programmées pour aller stimuler les zones du cerveau concernées par un souvenir lorsqu’on se concentre dessus, en remontant la trace de l’activité cérébrale. Elles améliorent aussi le fonctionnement de l’hippocampe, la gare de triage de la mémoire. Rassurez-vous, l’effet disparaît définitivement quand les nanorobots sont phagocytés par les globules blancs. Cela prend une trentaine de minutes en général.

- Il n’y a vraiment aucun danger à faire cela ?

- Aucun, mais c’est une question de confiance. C’est votre cerveau.

Nicole eu quelques secondes d’hésitation, et finit par répondre.

- C’est d’accord. Je tente l’expérience.

- Bien ! Vous êtes courageuse, j’aime cette attitude ! Voici le liquide, dit-il en sortant de sa poche un compte-goutte duquel il fit tomber une goutte d’un liquide transparent dans le verre d’eau de Nicole. Il faut tout boire et attendre quelques minutes que le sang les achemine jusqu’au cerveau. Ensuite, vous les activerez vous-même avec cette application sur l’écran de mon téléphone. En faisant glisser votre doigt sur cette sorte de labyrinthe. Comme avec le boitier du « Déclic », c’est pour cela que je vous ai parlé de la bande dessinée.

- Pourquoi le motif est-il si compliqué ?

- Pour être sûr que votre conscience garde le contrôle, et ne se perde pas totalement dans le souvenir. On peut comparer ce dispositif à un fil d’Ariane, en référence à la légende grecque. Il vous reliera au monde réel pendant l’expérience. Si vous êtes trop troublée par le souvenir, vous dévierez de vous-même, et l’effet disparaîtra.

- Cela n’est pas particulièrement rassurant.

- Au contraire, il vous permettra d’être entièrement autonome.

- N’importe quel souvenir ? Même un souvenir d’enfance ?

- Absolument. Celui que vous voulez.

- Quelque chose va entrer dans ma tête, tout de même…

- Si vous vous décidez, buvez, puis suivez le chemin du bout du doigt quand la flèche apparaitra en bas de l’écran du smartphone.

Nicole avala l’eau contenue dans le verre d’un seul trait, sans chercher à savoir si le breuvage avait un goût. Les trois minutes qui suivirent à scruter l’écran du smartphone avant l’apparition de la flèche lui parurent interminables. Elle se concentra alors sur un souvenir de son enfance. Celui du petit vélo rouge qu’elle avait lorsqu’elle avait quatre ans, son premier vélo sans roulettes. La sensation était étrange. Elle avait l’impression d’être dans un rêve éveillé. Elle voyait son doigt glisser lentement sur l’écran, mais son esprit était ailleurs. « Comme quand on repense à un souvenir heureux » se dit-elle. Elle allait relever la tête pour parler de sa déception, quand elle ressentit un trouble nouveau envahir sa tête avec une force dévastatrice. À présent, elle n’était plus juste en train de se remémorer la scène, elle était sur le vélo, et en même temps dans le restaurant. Elle entendit la voix de sa mère surgie du passé, qui lui disait « Vas-y ma chérie, c’est bien… continue ». Elle sentait sa main la tenir par le haut de son vêtement. Et surtout, elle ressentait l’équilibre du vélo, l’effet gyroscopique des roues que l’on incline et qui ne tombent pas. Comme dans son souvenir, sa mère finit par la lâcher. Sa tête et tout son buste s’inclinaient à présent dans le restaurant, en suivant les virages du passé. Une petite fille de quatre ans était en train de vaincre la gravité. Et elle fut à nouveau envahie par la fierté d’arriver à faire du vélo sans roulettes. Une larme coula alors sur sa joue. Sa vue se brouilla, ce qui l’empêcha de poursuivre l’expérience et de continuer à suivre le tracé sur le portable. La sensation d’équilibre disparut, et elle resta silencieuse et immobile, presque une minute, bouleversée par ce qu’elle venait de vivre.

- Vous êtes un magicien Tom, c’était fabuleux. Un immense merci pour ce moment.

- Ce sont les membres de l’équipe de Phénix qui ont mis au point ce dispositif. Ils se sont inspirés de travaux de médecins qui utilisent des nanorobots depuis longtemps pour déposer des molécules médicamenteuses sur des tumeurs au cerveau. Mais, je suis quelqu’un de très curieux, quel souvenir avez-vous revécu ? Vous paraissiez si troublée.

- Le jour où pour la première fois j’ai réussi à faire du vélo sans roulettes, quand j’avais quatre ans je crois, avec ma mère. Il y avait tellement de détails... Ce dispositif permet de revivre les plus beaux moments de notre vie. Vous avez le moyen de nous faire revivre notre jeunesse. Et d’un autre côté, vos activités consistent à vous emparer des données personnelles les plus intimes, ces fameuses « datas » qui sont le nouveau graal des géants d’internet. La version moderne de notre âme, de qui nous sommes vraiment. La jeunesse et l’âme, on se croirait en plein mythe Faustien…

- D’une certaine manière.

- Avez-vous l’intention de commercialiser ce dispositif ?

- Non. Certaines personnes risqueraient de devenir trop accrocs aux souvenirs, et de les préférer à la réalité, cela pourrait créer des problèmes. Imaginez l’effet sur quelqu’un qui vient de perdre un proche… Je ne suis pas Méphistophélès. Je suis plus proche du docteur Faust. Moi aussi, je suis prêt à prendre un risque insensé pour obtenir ce que je désire vraiment. Vous comprendrez mieux en venant au siège de mon entreprise, dans la Silicon Valley.

- C’est d’accord. Pourquoi pas ce vendredi ? Je ne travaillerai pas ce jour-là.

- Plutôt dans l’après-midi alors, vers 15 heures.

- Très bien. Mais je suis bien déterminée à négocier mon âme à un prix exorbitant, même pour un milliardaire de la Silicon Valley.

- Je n’en attendais pas moins de vous.

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