28. Mise au poing (partie 2)

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J’étais exaspérée par les propos de Dan et d’Ezra. Certes, cela signifiait qu’ils tenaient à moi et ne voulaient pas qu’il m’arrive quelque chose, mais je supportais mal d’être considérée comme une petite chose fragile. J’enviai soudainement Billy, et compris pourquoi il tenait à ne pas être démasqué. Il était tellement plus simple d’être un homme dans ce monde, et je pouvais le constater de jour en jour depuis mon enfance à Morlaix. Si je n’avais pas été une femme, personne ne se serait soucié de mes choix. Or, j’avais choisi de vivre cette existence, aussi difficile et dangereuse soit-elle, et je m’en sentais tout à fait capable. Si seulement on pouvait me laisser une chance de le prouver…

Une forte migraine s’était emparée de moi et comme s’il l’avait pressenti, Exquemelin vint me rendre visite presque aussitôt. Il nettoya ma plaie et changea mon pansement après m’avoir fait ingurgité une infusion pour calmer mes douleurs.

Il examina le sommet de mon crâne à la lueur de sa lanterne, et hocha la tête d’un air approbateur.

– Vous semblez guérir très vite, s’enchanta-t-il, c’est prodigieux ! Vous avez les idées claires et vous n’avez pas de troubles moteurs, bien au contraire… Votre cas m’épate ! Mais ménagez vos efforts, vous êtes censée garder le repos pendant deux semaines.

– Dites, Exquemelin, fis-je, pensive. Étant donné que vous avez tripoté mon cerveau, on peut dire que nous sommes intimes maintenant, non ? Je pense qu’on pourrait se tutoyer.

– C’est bien vrai… Je n’avais pas vu les choses sous cet angle-là ! s’exclama-t-il en pouffant de rire.

Reprenant son sérieux, il sortit un petit objet de sa poche et l’examina un instant avant de me le tendre.

– Je crois que ceci vous… te revient de droit.

Je pris l’objet au creux de ma main et l’observai un long moment avant de comprendre de quoi il s’agissait. Le pendentif blanchâtre, de forme arrondie, n’excédait pas un pouce de diamètre et avait été poli avec soin. Exquemelin y avait même percé un trou qui le rattachait à un collier serti de petites perles en bois.

– Je… C’est… bafouillai-je, partagée entre le dégoût et la fascination. C’est un bout de mon crâne ?

– Tout à fait, répondit le chirurgien d’un air satisfait. La trépanation est pratiquée depuis des milliers d’années, et ceux qui l’ont subie – et qui ont survécu – sont considérés, dans certaines sociétés, comme ayant des dons ou des capacités particulières qui dépassent celles des gens du commun. Les morceaux du crâne ainsi prélevés ont souvent été utilisés en tant qu’amulettes, et on leur prête des vertus magiques. J’ai trouvé intéressant qu’un fragment de ton propre crâne te serve d’amulette, c’est pourquoi je l’ai monté en collier en espérant que cela te porte chance, car tu sembles en avoir besoin.

Il éclata de rire devant mon air estomaqué, et sa bonne humeur me contamina d’emblée. Ma légère répugnance initiale laissa bien vite place à de l’amusement ; son idée me parut géniale et je m’empressai de passer le collier autour de mon cou.

Nous passâmes un moment à plaisanter de bon cœur ensemble, dans sa langue natale comme à notre habitude, jusqu’à ce qu’un léger toussotement à l’entrée de la tente nous interrompe. Dan fit son apparition et je retrouvai aussitôt mon air maussade.

– Pardon de vous déranger, je n’en ai pas pour longtemps, fit-il en s’agenouillant à nos côtés, penaud. Eivy, désolé de m’être emporté tout à l’heure. C’est juste que… je m’inquiète pour toi et je ne voudrais pas qu’il t’arrive encore des bricoles.

– Je trouve que c’est plutôt malvenu de se soucier soudainement de mon sort, pour quelqu’un qui m’a abandonnée à Port Royal, rétorquai-je d’un ton amer.

Malgré le faible éclairage prodigué par la lanterne, je vis son visage se décomposer et il me lança un regard à la fois plein de culpabilité et de remords.

– Tu as raison et je te fais mes plus plates excuses… Saches simplement que tu comptes pour moi et que depuis notre première rencontre, mon devoir envers toi a toujours été de te garder en vie, même si je m’y prend comme un pied. Je ne m’attends pas à ce que tu me pardonnes, mais je voudrais juste t’offrir ceci…

Il sortit de sous son manteau un vieux tricorne en cuir que les années et les embruns avaient rigidifié mais qui, à mes yeux, était magnifique.

– C’est pour protéger ta caboche trouée et obstinée ajouta-t-il. C’est mon tout premier tricorne et il a une grande valeur sentimentale pour moi. Il est à toi, désormais.

Je pris le chapeau qu’il me tendait et ne sus quoi dire. Mais sans attendre de réponse, Dan se releva et sortit de la tente.

Par-dessus la lanterne, Exquemelin m’observa et je priai pour qu’il ne remarquât pas mes yeux devenus brillants.

– Il tient beaucoup à toi, tu sais, fit-il d’une voix douce.

– Qu’en sais-tu ? murmurai-je avec lassitude.

– Oh, en dehors du fait que ça saute aux yeux, il me l’a aussi dit de vive voix. Nous sommes amis, lui et moi, et il arrive parfois que l’on se confie l’un à l’autre.

Je lui rendis son regard, étonnée.

– Tu ignores peut-être que l’hôtel-Dieu dans lequel tu as grandi accepte les orphelins en échange d’une petite somme d’argent. C’est Daniel qui a insisté pour que tu sois déposée là-bas, et non simplement abandonnée dans la rue. Il a renoncé à son propre salaire pour que tu puisses y être admise et avoir un semblant de protection.

Cette révélation me cloua sur place. J’ignorais en effet que Dan avait fait ce sacrifice pour moi durant sa jeunesse… Cela me mit du baume au cœur et j’en restai sans voix.

« Qu’est-ce que t’attends pour aller lui déclarer ta flamme ? » me susurra une petite voix dans ma tête.

– « Tais-toi. »



Le lendemain matin, la remise en état des navires était quasiment achevée et l’équipage au complet était au bord de l’ébullition, prêt à en découdre. Assise au soleil sur la plage, la tête posée sur mes genoux repliés et coiffée de mon nouveau tricorne, je rêvassais en contemplant Dan, qui était en pleine conversation avec ses homologues.

Ses cheveux détachés retombaient sur ses épaules, encadrant son beau visage à la mâchoire puissante. Il parlait avec fougue à ses confrères en faisant de grands gestes, les enveloppant de son aura de force et d’autorité naturelle. Mes yeux s’égarèrent le long de son corps, à la carrure imposante et tellement bien dessiné.

Je sursautai de surprise lorsque Billy se laissa tomber sur le sable à côté de moi.

– C’est pas facile d’aimer quelqu’un quand ce n’est pas réciproque… Pas vrai ? lança-t-il d’un ton narquois.

– Je ne vois pas de quoi tu parles.

– Oh, arrête ! s’écria-t-il avec un rictus moqueur. J’ai bien vu comment tu dévores des yeux le capitaine… Dommage pour toi qu’il n’ait d’yeux que pour Hélène.

Il éclata d’un rire sardonique et j’eus soudainement envie de le frapper.

– Tu as l’air de parler en connaissance de cause, donc tu confirmes que tu aimes Ezra ? répliquai-je d’un ton glacial. Dommage pour toi qu’il n’ait d’yeux que pour moi.

Billy cessa aussitôt de rire et nous nous fusillâmes mutuellement du regard. Puis, d’un même mouvement, nous nous jetâmes l’un sur l’autre et commençâmes à nous battre en roulant dans le sable.

Je lui décochai un coup de poing qui lui écrasa le nez, et il répliqua aussitôt en m’assénant une beigne qui rouvrit la cicatrice de ma lèvre inférieure. Nous roulâmes encore un moment dans le sable avec force morsures, griffures et autres coups bien placés, avant que plusieurs paires de bras ne parviennent à nous séparer.

Quelqu’un me ceintura par derrière, m’immobilisant les bras le long du corps, tandis que je me débattais pour essayer d’atteindre Billy, lui-même retenu par Harry Stetson.

– Ho ! Calme-toi, Eivy, calme-toi ! souffla la voix d’Ezra à mon oreille, d’un ton apaisant.

Je cessai de me débattre, et Billy tenta une dernière fois de me donner un coup de pied avant de s’immobiliser lui aussi.

– Vous allez encore essayer de me faire croire que c’était un entraînement ?! hurla Stetson, le visage déformé par la colère.

Essoufflés et toujours solidement maintenus, nous continuâmes à nous lancer des regards meurtriers, comme deux chiens enragés attendant le signal de leurs maîtres pour passer à l’attaque.

– Tu n’as pas honte, Billy ? Un jeune homme qui s’en prend à une demoiselle… on aura tout vu ! s’exclama le quartier-maître.

J’éclatai d’un rire sans joie et lançai un regard menaçant à mon adversaire, hésitant à dévoiler sa véritable nature. Son regard était toujours aussi noir, mais je crus voir passer l’ombre d’une supplication dans ses prunelles. Cela me démangea ; cependant, je conservai le silence, et me contentai de cracher un filet de sang dans sa direction.

– C’est bon, t’es calmée ? chuchota Ezra à mon oreille. Viens, on va faire un tour.

Je me détendis et rompis le contact visuel avec Billy. Ezra attrapa mon bras et m’entraîna avec douceur, et nous nous éloignâmes de la plage en direction des hautes falaises qui cernaient l’île. Nous passâmes devant Dan qui avait visiblement interrompu sa réunion pour venir nous séparer mais Ezra et Stetson, plus proches, l’avaient devancé. Il nous regarda passer et faillit dire quelque chose, mais il se ravisa et croisa les bras sur sa poitrine.

– J’comprends pas ce que vous avez, Billy et toi, lança Ezra tandis que nous atteignions le sommet de la pente. Vous vous détestez depuis le jour où je vous ai présentés et je ne sais toujours pas pourquoi ! Quand j’ai vu qu’il t’entraînait à l’escrime ce matin j’ai cru que vous aviez mis vos différends de côté, mais visiblement j’avais tord…

– Il a le chic pour dire des vérités qui blessent, marmonnai-je.

Il s’arrêta et se tourna vers moi.

– Laisse-moi deviner. C’est à propos du capitaine ?

Comme je ne répondais pas, il s’approcha de moi et prit ma main dans la sienne.

– Écoute, je sais que si tu avais le choix, ce ne serait pas avec moi que tu serais, mais avec lui. Je t’en veux pas, ajouta-t-il précipitamment en voyant ma mine déconfite. Seulement voilà, tes sentiments ne sont pas partagés et c’est douloureux. Mais s’il te plaît, quand on est ensemble, profite du bon temps qu’on passe tous les deux et arrête de penser au capitaine, d’accord ?

Je vrillai mon regard dans ses yeux verts et mon cœur se serra. J’avais tant de chance d’avoir croisé la route d’un jeune homme tel que lui et j’ eus honte de moi-même.

– Je ne te mérite vraiment pas, soufflai-je, au bord des larmes.

Il éclata de son rire cristallin et m’enlaça en me faisant basculer en arrière, et nous tombâmes tous les deux à la renverse dans les hautes herbes en riant comme des gamins.



Ezra et moi passâmes un long moment assis sur le bord de la falaise, tête contre tête, à regarder le spectacle qui se déroulait en contrebas. Telle une fourmilière à taille humaine, les hommes s’attelaient à leurs travaux aux quatre coins de la plage, dominés par la silhouette imposante du Cantankerous, légèrement penché de côté et maintenu par de solides étais. L’Ad Patres, le Hardi, le Tigre et le Phénix étaient à l’ancre à quelque distance de la rive, et se balançaient doucement au rythme des ondulations de l’océan. Face à nous, au sud, s’élevaient les hautes falaises de l’île de Flores, beaucoup plus grande que Corvo. Plus loin vers le sud-est, on devinait la silhouette des sept autres îles parsemées çà et là sur l’océan, dont l’une d’entre elles servait de refuge aux Espagnols, inconscients de la menace qui allait bientôt leur tomber dessus.

Je repensai à ma vive escarmouche avec Billy, et songeai à ce qu’il avait dit. Il avait deviné mon béguin pour Dan, et il s’était trahi lui-même au sujet d’Ezra… Je lançai un coup d’œil à la dérobée à ce dernier, qui ignorait tout de la véritable nature de Billy et de ses sentiments pour lui. La légère brise faisait voleter quelques mèches de ses cheveux mordorés, et le soleil de midi illuminait son visage au teint hâlé.

« C’est vrai qu’il est pas mal », concéda Astrid.

– « Pourquoi ce n’est pas de lui que je me suis éprise ? Pourquoi mon esprit stupide est-il obsédé par Dan ? »

« Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. »

– « Te voilà poète, maintenant ? » m’étonnai-je.

« Ce n’est pas de moi. »

– J’suis content de te voir sourire, fit Ezra en me tirant de mes pensées.

Je le regardai un moment dans les yeux, pensive, et me rendis compte que je ne savais quasiment rien sur lui, au final.

– Ezra, d’où tu viens ? finis-je par demander. Tu ne m’as jamais raconté ton histoire.

Il parut étonné de mon soudain intérêt, et son regard se perdit à nouveau au loin.

– Si tu veux tout savoir, je suis né à Bahia, au Brésil. Ça doit faire environ vingt-six ans. Mon père était un pirate hollandais, Rock Braziliano, tout le monde le connaît ici. Il a vécu une dizaine d’années au Brésil et c’est là-bas qu’il a rencontré ma mère. On a emménagé à Port Royal quand j’étais petit, et ma mère est morte peu de temps après de la petite vérole. Mon père et tout son équipage ont disparu il y a cinq ans, et personne ne sait s’ils ont sombré lors d’une tempête ou s’ils se sont fait capturer par les Espagnols… Quoi qu’il en soit, je navigue depuis que je sais marcher, et à seize ans, j’ai rejoint l’équipage de Monbars qui était mon idole à l’époque. J’ai été canonnier à son service pendant près de dix ans, jusqu’à ce qu’un différend entre lui et moi m’oblige à quitter l’équipage. La suite, tu la connais…

– Que s’est-il passé entre toi et Monbars ?

Il s’apprêta à me répondre lorsqu’un son de cor résonna sur la plage, appelant au rassemblement. Ezra et moi échangeâmes un regard surpris et nous nous levâmes d’un bond, en nous empressant de dévaler la pente pour rejoindre les autres. Cela ne pouvait signifier qu’une chose : l’attaque était imminente.

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