Onzième chapitre : Une autre vie

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Il est des jours très noirs, dans une vie. Et la mort de Steven fut un de ces jours très noirs. Il était malade, gravement. Il avait été hospitalisé à Fort William, il ne pouvait plus rester à la maison. J'allais le voir chaque jour. Il sentait que la fin approchait. Il voulait me donner du courage. La mort, il l'avait côtoyée durant des jours, des semaines, pendant la guerre. Il en connaissait le visage. On ne pouvait pas lui raconter d'histoires. Il me disait ce que je devais faire, quand il ne serait plus là. Il pensait - à juste titre d'ailleurs - qu'Ingrid et Henry me proposeraient d'aller habiter avec eux. Véra et Jimmy n'allaient pas tarder à quitter la maison : Véra ne travaillait pas encore, elle n'avait pas fini ses études, et le salaire de Jimmy n'était pas lourd, ils ne pouvaient pas encore prendre un appartement tant qu'elle n'avait pas trouvé d'emploi. Ce n'était pas facile, et ils vivaient donc avec Ingrid et Henry, même s'ils s'étaient mariés l'été précédent. Ce mariage fut le dernier séjour de Steven à Glasgow, et même hors de Fort William. Même affaibli, il n'aurait pas voulu manquer la noce. Mickaël était là, bien entendu. Qu'est-ce qu'il avait grandi... Il n'allait pas tarder à dépasser son père.

Un après-midi que je lui rendais visite, Steven semblait aller un peu mieux. Il a voulu se lever, pour voir le Loch Linnhe. Une infirmière l'a aidé à se mettre debout, et il a pu s'approcher de la fenêtre. Je le soutenais sans trop de difficulté : il avait perdu beaucoup de poids. Nous avons regardé longtemps la vue, les monts d'Ardgour, le loch. Il y avait une belle lumière, très changeante. Le soleil perçait à travers les nuages, c'était magnifique. Il me tenait doucement contre lui, caressant parfois mon bras.

Il m'a dit :

- C'était une belle vie, ma Petite Pomme. Il ne faut pas avoir de regrets. Nous avons eu de la chance.

- Oui.

J'avais du mal à parler. Je sentais, confusément, que c'étaient ses dernières confidences. Depuis deux jours, il ne me parlait plus de ce que je devais faire : il m'avait déjà tout dit à ce sujet. Il savait que je ne resterais pas sans ressources, grâce aux moutons et à la terre. Et que, de toute façon, Ingrid ne m'abandonnerait pas et que les enfants prendraient soin de moi. Non, en ces derniers jours, ces dernières heures, il voulait plutôt me donner du courage.

- Nous aurions pu ne jamais nous rencontrer. Nous avons une jolie fille. Et deux beaux petits-enfants. Ils te donneront des petits, eux aussi. Tu les verras grandir. J'en suis certain.

Puis il est resté silencieux, à contempler cette vue, presque la même que celle que nous avons depuis la maison, mais de moins haut.

Je n'ai pas voulu rentrer à la maison, ce soir-là. L'équipe médicale a compris. Il est des choses que l'on sent, que l'on devine. La mort lui avait offert un petit répit, ce qu'on appelle par chez moi "le mieux de la mort". Il est parti serein, je lui tenais la main. Je pleurais sans m'en rendre compte. Mais j'ai eu le courage de ne pas le retenir, de le laisser aller... J'espère qu'on me laissera aller ainsi, moi aussi, quand mon heure sera venue.

Dès le lendemain, prévenus par John, notre neveu, Ingrid et Henry étaient là. Mickaël, Véra et Jimmy allaient arriver le surlendemain. Steven repose dans le petit cimetière de Fort William, à flanc de montagne, face au soleil couchant. Je dormirai aussi près de lui, quand ce sera mon tour. Je ne veux pas être ailleurs. Un jour, quand il a compris que la maladie ne lui laisserait qu'un court temps, il m'avait demandé si je voulais que nous reposions en terre de France. J'ai refusé. J'ai dit que j'avais passé ma vie ici, avec lui. Et que je voulais, jusqu'à la fin des temps, voir le soleil se coucher derrière les monts d'Ardgour. Que même une place, sous les pommiers du cimetière de mon village, ne serait pas aussi agréable que celle que je pourrais avoir ici. Il n'avait pas insisté.

Je garde un souvenir très confus du jour des obsèques, je me souviens simplement que Mickaël ne m'a pas lâchée, ou très peu, de toute la cérémonie. Je me demande encore qui de l'un a soutenu l'autre... Une des rares images que je garde en mémoire, c'est qu'avant de refermer le cercueil, j'ai glissé sous sa main mon petit mouchoir brodé, celui-là même qu'il avait gardé comme un trésor durant la guerre, en Belgique et en Allemagne. J'ai dit à Ingrid, plus tard, que je voulais qu'on mette le sien, avec moi, quand ce sera mon tour.

**

Une nouvelle vie a donc commencé pour moi. Pendant quelques temps, je suis allée à Glasgow, chez Ingrid et Henry. D'autant que c'était l'hiver, et ma fille préférait que je reste un peu avec eux. Comme je vous l'ai dit, Véra et Jimmy étaient là. Leur présence aussi m'a fait du bien. Mais je n'étais pas du genre à montrer ma peine et à me laisser aller au chagrin. Steven était parti le premier, cela aurait pu être moi. Je devais continuer à vivre, j'avais encore les enfants.

Je suis retournée à Fort William au printemps. Je ne voulais pas rester à Glasgow. Les montagnes, le Loch Linnhe, ma maison, me manquaient. J'avais besoin de retourner là-bas. Et puis, il fallait prendre des décisions pour le troupeau, les terres. John a repris toutes les bêtes, c'était le moins que je pouvais faire que de les lui confier : depuis que Steven ne pouvait plus s'en occuper, de toute façon, c'était lui qui le faisait. Il a tenu à me payer quand même, même si je pensais qu'il méritait de les récupérer. Mais refuser son argent l'aurait blessé. Nous sommes parvenus à un compromis. Les terres, je lui en ai vendu une partie, les plus difficiles à entretenir. J'ai gardé les meilleures, selon John, pour les enfants. Mais c'est John qui s'en occupe en totalité et me verse un petit loyer. Cela me fait un complément à ma pension, je peux aider les enfants au besoin.

Une fois ces questions réglées, j'ai donné une grande partie de l'argent à Ingrid. Avec Henry, ils avaient déjà mis de l'argent de côté, et ils ont pu s'acheter une nouvelle maison, dans les faubourgs de Glasgow, près de la campagne. Ils ne vivent plus en ville, et même si Henry a un peu plus de route à faire pour aller travailler, ils s'y plaisent. J'ai gardé aussi de l'argent pour Véra et Mickaël, et un peu pour moi, pour parer à l'imprévu, en plus de ma petite pension. Je n'ai pas de gros besoins, j'ai la maison, je continue à faire un petit potager. Et si j'ai besoin de viande de mouton... je n'ai qu'à demander à mon neveu, il est ravi de m'en fournir !

Même si je vis seule, je ne suis pas isolée pour autant. D'abord la ferme de John n'est pas loin et lui ou sa femme passent souvent. Dès qu'ils ont besoin d'aller à Fort William, ils me le disent et j'en profite pour descendre avec eux si j'ai des courses à faire ou alors, ils me remontent ce dont j'ai besoin. Il y aussi d'autres voisins, car quelques maisons se sont construites autour de chez nous. Ce sont des gens serviables, je peux toujours leur demander un service. J'en rends aussi, en faisant un peu de couture, en gardant un enfant quand les parents doivent s'absenter pour une raison ou une autre. Je fais un peu figure de mamie pour tout le quartier. Et puis Ingrid et Henry, Véra et Jimmy, viennent me voir souvent. Quant à Mickaël, dès qu'il a des vacances, il vient les passer ici. Il a terminé ses études deux ans après le décès de Steven, et a travaillé ensuite quelques temps à Paris. Après sa rupture avec Ann-Aël, il a rencontré une autre jeune fille, Lilou. Mais cela n'a pas tenu. Elle l'a quitté et il en a souffert. Dès qu'il a pu, il est venu "recharger les batteries" ici. Cela lui a fait du bien, et il est reparti plus serein. Il a donc commencé à travailler à Paris, puis il a trouvé une place de second, à Londres. Je devinais qu'il voulait rentrer par ici et, un jour, il m'a appelée en me disant qu'il avait trouvé une place à Glasgow, dans un des bons restaurants de la rive gauche de la Clyde.

Je me souviens lui avoir demandé à quel poste, et quand il m'a dit que c'était comme chef cuisinier, je me suis demandé s'il y arriverait. Il était jeune, il n'avait pas beaucoup d'expérience. Mais il était déjà enthousiaste et il ne m'a pas laissé beaucoup le temps de me reprendre, car déjà il me disait :

- C'est grâce à toi, Mummy ! Avec le bagage français que j'ai, ça a séduit le patron tout de suite !

Quelques mois plus tard, il parvenait aussi à y faire embaucher Sam... qui, lui, avait fait l'école hôtelière d'Edimbourg.

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