Troisième chapitre : Le bel été 45 (première partie)

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C'est une de ces journées qui restent gravées dans nos cœurs. Un de ces moments dont chaque minute, chaque instant, chaque impression, demeurent à jamais dans notre souvenir. Mon père et Eric étaient aux champs. J'aidais maman à faire des fromages. Nous étions dans la maison, dans le cellier, au frais. Lorsque nous avons entendu le chien aboyer. Maman s'essuyait encore les mains que j'étais déjà dans la cour. Avant même de sortir, j'avais reconnu la voix de Steven. Il riait face au chien qui continuait d'aboyer, à s'en faire éclater les cordes vocales.

J'ai couru, couru... J'ai traversé la cour à toute vitesse. Dès qu'il m'a vue, il a lâché son sac et m'a ouvert les bras. Je m'y suis jetée… Il m'a fait tourner. Je pense qu'on devait voir les volants de ma jupe se soulever. Et avant même de me reposer, il m'avait embrassée. J'en avais oublié maman qui me suivait. Elle s'est juste arrêtée sur le pas de la porte et nous a regardés. Elle souriait. Un grand poids s'était enlevé de son cœur, pour elle aussi.

Il était… encore plus beau que dans mon souvenir. Ses yeux brillaient encore plus. Il m'a dit que les miens brillaient autant. Que mes petites noisettes étaient dorées et mes petites pommes de joues toutes rouges…

Quand il a vu maman, il m'a lâchée et il s'est avancé vers elle pour la saluer très poliment. Il lui a fait bonne impression tout de suite, je l'ai bien vu. Je me suis dit… Si maman est conquise, ce sera moins difficile pour convaincre papa. Dans nos dernières lettres, celles où il me parlait de la victoire proche, il me parlait aussi de l'avenir. Il m'avait demandé si je voulais bien l'épouser, et puis partir avec lui. Aller vivre dans son pays. Qu'est-ce qu'il croyait ? Que j'avais appris l'anglais (enfin, des mots d'anglais) juste pour m'amuser et occuper les longues soirées d'hiver ? Mais bon, chaque chose en son temps. Il fallait d'abord le présenter à mon père…

Ce qui fut chose faite dès la fin d'après-midi. Quand papa et Eric sont rentrés des champs. Nous étions dans la cour, assis sur le banc, il me racontait la fin de la guerre, l'hiver, des anecdotes, combien il avait été heureux quand il avait reçu mon premier colis, avec les chaussettes… Bref. C'étaient des petites histoires de soldat. Pas la grande Histoire. Pas les moments difficiles non plus… Pas les morts, les blessés, le copain qui tombe à côté de soi, la grenade qui vous frôle, la mort qui rôde, qui ne sait plus où donner de la tête tant elle a à faucher…

Eric avait commencé à grandir. Mais il était toujours assez maigrelet. Il a souri en voyant Steven et il s'est approché pour lui serrer la main. Papa suivait, je voyais bien qu'il avançait moins vite, comme pour se donner un peu de temps pour juger l'homme, l'évaluer. Estimer si le gars qui faisait battre le cœur de sa fille depuis des mois en valait le coup. Steven s'est finalement avancé jusqu'à lui. Visiblement, papa ne l'impressionnait pas. Il l'a salué aussi poliment qu'il avait salué maman, en français correct, mais toujours avec son sacré accent. Dire que je m'en moquais, mais quand je vois comment je parle anglais… Steven dit toujours : "On dirait que tu chantes, Petite Pomme !"

Ca a été une belle première soirée. Je peux vous affirmer, alors qu'il n'en avait encore rien dit, que Steven avait été accepté par papa. Car ce dernier lui a offert un verre de gniole à la fin du repas. Il a dit que c'était pour fêter la victoire, mais moi, j'ai bien compris que c'était sa façon à lui de dire : "Ce gars est un bon gars. Il ne s'est pas moqué de ma fille."

Comme ça ne se faisait pas d'avoir son "fiancé" à dormir sous le même toit que soi, Eric et lui sont allés dormir chez grand-mère. Il en a été ainsi jusqu'à notre mariage, au mois de juin.

**

Je n'ai pas assisté à la discussion qui s'est déroulée quelques jours plus tard entre Steven et mon père, à mon propos. Dans la journée, Steven aidait papa et Eric aux champs, il avait l'habitude. Il savait ce que c'était, même si, par chez lui, on ne cultivait pas autant que par chez nous et que son père était surtout éleveur de moutons.

Papa m'avait envoyée avec Eric mener les vaches aux champs. Ils ont poursuivi la discussion jusqu'au soir, pendant que maman, Eric et moi assurions la traite, rentrions les bêtes. Comme tous les soirs, Steven et Eric sont restés manger avec nous. Mais, contrairement aux autres soirs, j'ai été autorisée à passer un petit moment avec lui, seuls.

Nous avons marché sur le chemin, entre deux talus. Nous nous sommes éloignés un peu de la maison, mais pas trop non plus. Eric avait promis de l'attendre pour aller chez grand-mère. Il faisait clair et très bon. C'était un magnifique soir de juin. De début juin. Le chèvrefeuille embaumait.

Nous nous sommes arrêtés sous le grand noyer. Je me suis appuyée contre le tronc de l'arbre, Steven m'a prise par la taille et il m'a regardée avec beaucoup d'amour et de sérieux. Il m'a dit :

- Mado, est-ce que tu veux m'épouser ?

Mon cœur battait plus fort.

- Oui.

- Ton père est d'accord.

J'ai souri. Il avait réussi la conquête de papa plus vite que celle des deux rives du Rhin…

- Tu es certaine de vouloir partir avec moi, après ?

- Oui.

- Je dois être de retour en Angleterre, à côté d'Ipswich - c'est sur la côte est -, avant la fin du mois. Pour la démobilisation. Ensuite, on pourra remonter sur l'Ecosse.

- Il faut longtemps pour aller jusque-là bas ?

- En Ecosse ? Plusieurs jours, je pense...

- Alors, il ne faut pas tarder à nous marier.

Nous nous sommes finalement mariés le 21 juin 1945. Le jour de l'été. Et, dès le lendemain, nous quittions la ferme, le village, la Normandie, la France, pour un sacré périple. Nous rendre dans une toute petite ville dont je n'avais jamais entendu parler avant de connaître Steven, Fort William. Au pied du Ben Nevis. Au cœur des Highlands.

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