[3/3] Reboot

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Le trou dans la surface était une grotte. A l'intérieur, un long tunnel qui s’enfonçait en pente douce vers les profondeurs de la planète. Les voyants de température de leurs combinaisons repassèrent au vert au moment où elles s'y engagèrent. Comme prédit par Mani, il faisait chaud sous la surface.

— Presque quarante degrés. Trente-sept, pour être précise, indiqua Verse.

— Ils sont passés par là, dit Rhé.

Des balises éclairantes avaient été disposées à intervalle régulier dans le tunnel. Rhé et Verse s'y engagèrent sans échanger un mot, le cœur battant à l'idée de bientôt revoir leur fils. Le temps s'étira indéfiniment. Elles marchèrent en ligne droite pendant ce qui leur sembla plusieurs heures, sans jamais rencontrer le moindre virage ou la moindre trace des survivants de l'Arche. Ils avaient une semaine d'avance sur eux. Avaient-ils marché en ligne droite pendant tout ce temps ?

— À quoi tu penses ? demanda finalement Rhé pour briser le silence.

— À la naissance de Rhys. Tu t’en souviens ?

— Comment l’oublier ?

— Tu avais vomi ton petit-déjeuner.

— Est-ce que tu cesseras un jour de me le rappeler ?

— Jamais.

Rhé lui asséna une bourrade faussement outrée. Verse éclata de rire, et elle ne put s'empêcher de sourire à son tour. Le rire de sa compagne était l'un des plus beaux sons de l'univers.

— Tu riais aussi, ce jour-là, dit-elle. Pendant l'accouchement.

— C'était le plus beau jour de ma vie.

— De la nôtre.

Elle tenta de prendre sa main, mais l'épaisseur des gants de la combinaison l'empêchèrent d'y parvenir correctement. Elle renonça. Verse lui adressa un regard complice. Elles n'avaient pas besoin de se toucher. Elles se comprenaient. À ce moment précis, les balises lumineuses disparurent, et l'obscurité envahi le tunnel.

— Mamans ? dit la voix de Rhys derrière elles, mais son ton était déformé, lointain, comme s'il venait de partout et nulle part à la fois.

Rhé se raidit. Elle saisit Verse par le bras juste à temps pour l'empêcher de pivoter. Il lui fallut toute la puissance de sa volonté pour ne pas se mettre à courir en ligne droite dans le noir.

— Ne te retourne pas.

— Mais...

— Mamans ? redit la voix, plus proche cette fois, et loin très loin au-delà, un son ignoble qui était un cri, un rire et un haut-le-coeur tout à la fois.

— Ne te retourne pas.

— Rhé...

— Ce n'est pas Rhys, Verse.

Cette dernière se dégagea.

— Je sais. Je l'ai vu.

— Quoi ?

Le son se rapprochait, et Rhé avait de plus en plus de mal à se concentrer. Son coeur battait dans ses oreilles en palpitations affolées qui se superposaient au cri. Elle sentit Verse prendre ses épaules et coller son casque contre le sien. Dans l'obscurité totale, les sens saturés de terreur, son monde se réduisit à cet unique contact.

— Je l'ai vu, chuchota Verse d'une voix qui semblait déjà lointaine. Dans le vaisseau. Je me suis retournée pour fermer la porte et je l'ai vu. C'était...

Elle s'interrompit. Les mots manquaient pour décrire ce dont elle avait été témoin.

— Pourquoi tu n'as rien dit ?

— Je... je voulais rester avec toi. Juste encore un peu. Je voulais croire qu'on pouvait y arriver. Qu'on pourrait vivre ici tous les trois, pour toujours. Il aurait suffi de ne jamais se retourner. De ne jamais le regarder.

— Regarder quoi Verse ? Qu'est-ce que c'est que ce truc ?

La voix de sa compagne se réduisit à un chuchotement.

— Le temps.

Et, sur ces mots, Verse cessa d'exister. Le poids de son casque contre celui de Rhé disparu. Sous le choc, elle tomba à genoux. Dans ses mains, la combinaison désormais vide de Verse pendait comme la mue d'un animal. Il lui fallut un moment pour comprendre qu’elle était partie pour de bon. Qu’elle n’était plus. Ses oreilles se mirent à bourdonner. Le cri, qui était aussi un rire et un haut-le-cœur, se rapprocha, près à la saisir elle aussi.

Alors, Rhé se mit à courir. Elle courut encore et encore, la lumière vacillante de son scaphandre illuminant par à-coups les parois qui ressemblaient parfois à un tunnel, parfois aux couloirs de l'Arche, et parfois à un boyau moite, spongieux et vivant qui palpitait sur un rythme profond et régulier. Elle courut encore et encore, appelant Rhys sans discontinuer, sans jamais rencontrer de virage ou de fin. Sans jamais le trouver.

Elle courut pendant un temps à la fois infiniment long et infiniment court. Lorsque, enfin, elle s'arrêta, le son qui était un cri, un rire et un haut-le-cœur était toujours avec elle, juste derrière elle, comme si elle n’avait pas bougé. Les battements désordonnés de son cœur ralentirent jusqu’à suivre le même rythme que la palpitation qui résonnait dans le tunnel.

Alors, Rhé comprit. Verse avait eu raison et tort à la fois. Tout était fini, et rien n'avait commencé. Le trou noir les avait avalées et recrachées dans un endroit hors du temps, hors de l'univers, dans un espace où tout ce qui avait été, était, et serait existait au même endroit, au même moment étiré, ou compressé, indéfiniment. Tout à part peut-être, étincelle de conscience trop têtue pour se résoudre à disparaître, accrochée quelque part au bord de l'horizon des événements, du temps, et de la physique elle-même. Elle n'avait aucune chance.

Elle se retourna et fit face au son qui était à la fois le premier cri de Rhys, le rire de Verse et le haut-le-coeur qui avait expédié son petit-déjeuner sur le carrelage de la salle de travail, une éternité auparavant. Le son qui était aussi le temps se referma sur elle, avalant la dernière âme de l'univers, et la digéra comme il avait digéré le reste.

Ce fut la fin du monde.

Puis, soudain, après un temps à la fois infiniment long ou infiniment court, pour la première fois ou peut-être pour la dernière, ce fut le début.

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