Nos bleus côte à côte

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Il était bleu.

D’un beau bleu pâle qui courait de son épaule à la courbure de son talon. Je ne l’avais jamais vu autrement que teinté de ce bleu froid et triste. A mes yeux, ce bleu faisait partie de lui. Il l’habillait comme un manteau d’hiver qu’on ne peut plus quitter même une fois l’été venu. Pourtant j’aurais aimé pouvoir l’égayer de milles autres couleurs.

Les autres ne voyaient pas ce bleu, ils ne voyaient que ses sourires enjoués et ses tenues impeccables. Ils se laissaient avoir par son rire posé et son regard pétillant. Mais moi je voyais le bleu. Uniquement du bleu.

Il était triste, je le savais. Je ressentais sa détresse au plus profond de mon être, mais je ne pouvais pas l’aborder. Qu’aurais-je gagné à lui dire qu’il était triste ? Il devait bien le savoir. Il valait mieux que je me taise. Après tout, nous étions semblables.

Mais peut être aurions nous pu alors compléter nos bleus et donner naissance à d’autre couleurs…

C’était un rêve un peu fou que j’avais fait lorsque je l’avais rencontré la première fois. Nous avions mêlés nos couleurs et, petit à petit, le bleu s’était dilué dans un orange de toute beauté. Mais ce n’avait été qu’un rêve. Un songe éphémère qui avait disparu le matin venu.

Je l’avais revu à plusieurs reprises depuis. Toujours par un étrange hasard, je finissais par me retrouver sur son chemin. A croire qu’inconsciemment je cherchais à le rencontrer. C’était un merveilleux hasard, extraordinaire mais aussi affligeant. Plus je le voyais, plus je me sentais seul. Nos bleus étaient de plus en plus semblables.

Je fis un autre rêve après une énième rencontre. Si tant est que l’on puisse appeler « rencontre », les fois où je l’apercevais.

Dans cette illusion, il m’avait pris tendrement par la main et là où il m’avait touché, ma peau s’était teintée de jaune et d’orangé. C’était un rêve fleur bleue, honteux vis-à-vis de mon âge ou de ma situation, mais il m’avait rasséréner comme jamais. Ce simple contact, même rêvé, avait fait disparaitre un peu de mon bleu au lever du jour.

Je refis d’autres rêves par la suite, tous plus doux les uns que les autres. Et peu à peu mes couleurs revinrent. Un simple frôlement avait fait naître en moi des émotions enfouies qui avaient atteints jusqu’à mon cœur bleui. Une caresse m’avait submergé de tons chauds et safranés qui s’étaient mêlés en un vert d’espérance de toute beauté. Un baiser, et des points de lumière avaient dansés en moi, trois jours durant. Chacun de ses gestes réveillait des nuances oubliées, chacun de mes gestes amenait ses couleurs à se mélanger aux miennes.

Je ne le revis pas.

Le savoir toujours affligé était au-dessus de mes forces. Le savoir heureux sans moi serait sans doute pire. Je n’arrivais pas à me résoudre à le chercher de nouveau.

Mais je rêvais, toujours et encore. Des rêves merveilleux, mais teintés de tristesse. C’était quelque chose de paradoxal. J’étais heureux de le voir. Tellement heureux que ça me faisait mal. Ce n’était qu’un rêve. Un rêve extraordinaire mais un rêve quand même. Chaque fois la réalité était de plus en plus dure à appréhender sans lui. Et le bleu revenait.

J’aurais tellement voulu que ce rêve devienne une réalité. Quitte même à me damner. Je n’avais besoin de rien d’autre. Ni argent, ni terres, ni même amour. Je souhaitais simplement être à ses côtés. Faire en sorte que nos bleus s’estompent ensemble.

Oui, si un souhait avait pu m’être accordé parmi tant d’autres, j’aurais aimé que ce soit celui-là. Que ce rêve soit vrai.

Encore fallait-il que je le revoie. Je n’arrivais pas à m’y résoudre. Pas encore. Quoi que…

  On dit que le hasard fait bien les choses. On dit aussi que les rêves sont connectés. Qu’ils se rassemblent dans une bulle commune et nous relient les uns aux autres. Je ne sais pas. Peut-être. Je n’y ai jamais vraiment cru. Jamais.

Pourtant, je me mis à y croire. Un peu seulement. Juste assez pour me faire sortir de chez moi, mais pas suffisamment pour me mettre à le chercher. Je m’arrêtais dans un parc et m’assis sur un banc. Je ne l’avais jamais croisé à cet endroit. Sans doute était-ce pour cela que je m’y trouvais. Ma propre lâcheté était risible. Je n’osais pas ouvrir les yeux de peur de voir qu’elle colorait mon être tout entier.

J’avais décidé de le voir. Vraiment. Pourtant je n’y arrivais pas. J’étais tellement pitoyable… Si je n’arrivais même pas à faire quelque chose de si simple, je ne méritais sans doute pas de le revoir.

La journée passait et je restais prostré sur ce banc, les poings serrés contre mes paupières closes. J’en avais assez. Assez de me sentir si vide et si impuissant. Tout ça pour quelques couleurs illusoires. Il n’en valait pas la peine. Je n’en valais pas la peine non plus. Sans doute nous méritions nous… Dans tous les cas, rester là était inutile. Il fallait que je me lève.

Un long soupire s’échappa de mes lèvres tandis que je prenais appuis pour me relever. A quoi bon continuer à espérer en vain ? Encore valait-il mieux renoncer avant d’être véritablement déçu. Oui, c’était mieux comme ça. Tourner la page et passer à autre chose avant qu’il ne me brise le cœur. D’un revers de main j’époussetais mon pantalon et finit de me redresser.


Mon souffle s’étrangla dans ma gorge avant que je n’ai pu prendre de vraie inspiration. Il était là. Lui-même, en entier, de la pointe de ses cheveux, au bout de ses souliers cirés.

Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi Lui ?! Alors que je venais d’y renoncer. De tirer un trait sur cette situation absurde. Et il fallait qu’il apparaisse à cet instant précis. Mes vies antérieures devaient être réellement débridées pour que je doive continuer à le payer dans cette vie-ci… Peut-être qu’en fermant les yeux très fort… Non, il était toujours là. Mais il ne m’avait pas encore vu. Sans doute ne me verrait-il pas, ou passerait-il sans me voir. Une chance… ou non. Je n’arrivais pas à me décider. Devais-je donner une chance à cette ultime coïncidence ? Oui…Non… Trop tard.

Je le voyais s’approcher du coin de l’œil. Il allait passer sans me voir, c’était certain. Ce serait un soulagement et même temps d’autant plus cruel.  Je n’osais pas le regarder en face. Que ferais-je si le bleu n’était plus là ? Que ferais-je s’il voyait mes couleurs ?

Que ferais-je s’il voyait mes couleurs ? Je n’y avais jamais songé ! Oh, mon Dieu, faites qu’il ne puisse pas les voir ! Et en même temps, si ! L’indécision devait teinter tout mon être, mais il verrait aussi de l’angoisse, du soulagement. De l’amour. Ou du moins un désir de le consoler.  Ce n’était peut être pas de l’amour, simplement quelque chose d’approchant, mais ça avait la même couleur…

Il allait bientôt être à ma hauteur. Comment allais-je faire pour l’aborder sans qu’il ne me prenne pour un fou. Qu’allais-je faire si je le dégoûtais ? Les relations entre les personnes étaient délicates. Les relations entre individus particuliers étaient plus que complexes. Un simple bonjour ne suffirait pas.

Je devais réfléchir. Vite. Il n’était plus qu’à quelques mètres. Je ne savais pas exactement à quel moment j’avais décidé de lui parler, mais je l’avais fait. Autant m’y tenir jusqu’au bout. Pour la première fois de ma vie, j’allais prendre l’initiative. Mais je ne trouvais toujours rien à dire.

 

Il était là. Devant moi. Je n’osais pas relever la tête mais ses chaussures s’étaient immiscées dans mon champ de vision.

Centimètres après centimètres, mon regard remonta le long de son corps. Je n’osais pas allé plus haut que sa poitrine. Nous avions la même taille. C’est drôle, je ne l’avais jamais remarqué avant.

Il était en face de moi. Si proche que je pouvais détailler précisément toutes les couleurs qui le composaient. Que ferais-je s’il voyait mes couleurs ? Sans doute m’aurait-il déjà fui. Il fallait que je lui parle, il fallait que je le regarde.

Il était bleu. Mais le bleu n’était plus la seule couleur.

Des volutes de curiosité tournoyaient en lui. Et autre chose aussi. Quelque chose de doux, quelque chose d’intense. Il allait me briser le cœur avant même que j’ai pu lui parler. Il n’était plus triste, plus autant.

Je me sentais mal. Il fallait que je parte. Maintenant. Avant de dire quelque chose que j’aurais pu regretter. Qu’aurais-je pu faire de toute façon ? Lui adresser mes félicitations ? Mon amertume devait se voir à des kilomètres maintenant… Je devais m’éloigner. Partir sur une note joyeuse. Graver dans ma mémoire ses couleurs, me réjouir pout lui. Ne pas lui montrer à quel point je pouvais être pitoyable. Ne pas lui montrer que j’aurais aimé être celui qui avait fait naître ces nouvelles couleurs.

Je pris une profonde inspiration et le contournai par la droite. Je n’avais rien dis finalement. C’était sans doute mieux, pour lui comme pour moi. Beaucoup mieux.

Un pas après l’autre, pour m’éloigner de lui. Mes jambes me semblaient lourdes mais je les forçais à avancer, mon cœur me faisait souffrir mais je le forçais à continuer de battre. Je n’allais pas pleurer, pas tout de suite. J’attendrais de rentrer chez-moi. Je m’emmitouflerais dans une couette avant de me laisser mourir de chagrin. Et demain ça ira. Peut-être.

Mon bleu était revenu. Plus profond, plus fort que jamais. Il fallait que je parte.

 

J’entendis des bruits de pas dans mon dos. Je n’avais pas le courage de me retourner, pas le courage d’être encore déçu. Il fallait que j’avance. Vite. Plus vite.

Il ne disait rien. Il se contentait de me suivre tandis que je cherchais désespérément la sortie de ce parc. Non. Ce n’était surement pas lui. Il n’avait aucune raison de me suivre. Je me faisais simplement des idées. Il ne m’aurait jamais suivi.

Mes pas ralentirent presque d’eux-mêmes jusqu’à ce que je m’arrête complètement. J’étais triste. Tellement triste. Je me sentais si stupide d’avoir cru à ces rêves, d’avoir cru que j’avais une chance. Sans doute n’arriverais-je pas jusqu’à chez moi avant de fondre en larme.

 

Une main saisit la mienne. Sa main. Je le savais, je le sentais. Je voyais ses couleurs se mélanger aux miennes là où il me touchait.

Un rêve. C’était surement un autre rêve. J’avais dû m’endormir debout à un moment ou à un autre. Un beau rêve… Une larme coula lentement sur ma joue. C’était sans doute le dernier que je ne ferais jamais avant de revenir à l’implacable réalité.

Je ne voulais pas me retourner. Je ne voulais pas m’apercevoir qu’il n’était pas vraiment là.

Il serra ma main. Sa paume était chaude contre la mienne. Il effaçait mon bleu. L’indécision, l’espoir, la joie, l’angoisse, la peur, toutes ces émotions apparaissaient les unes après les autres, passant entre nous avec facilité, comme pour un ballet longuement répété.

Il était là. Derrière moi, me caressant gentiment le dos de la main. Il était là, et je n’arrivais pas à arrêter les larmes qui coulaient sur mes joues.

Je devais me retourner. Ne serait-ce que pour dire au revoir à cette belle illusion. Je lâchai sa main, mon bleu reprenant le dessus sur ces si jolies couleurs, et me retournai.

Je n’arrivais plus à respirer.

 

Il était là. Vraiment. Pour de bon. Réellement. Je n’arrivais pas à y croire. Il était là et il me souriait. Et son bleu s’estompait chaque fois que nos regards se croisaient.

Ma vue se brouilla. J’aurais dû avoir honte, un homme ne pleure pas, surtout à mon âge. Mais il était là, vraiment, et il me souriait. J’aurais pu mourir à cet instant, je n’aurais rien regretté. Rien.

 

Il n’était plus question de bleu uniforme et omniprésent. Non, un mélange coloré et pétillant vibrait en nous, suivant chacun de nos gestes, chacun de nos regards. Je n’avais toujours rien dis. Lui non plus. Ce n’était pas grave. Les mots n'étaient pas nécessaires. Que ferais-je s'il voyait mes couleurs ? Je sourirais et pleurerais en même temps sans doute. Je profiterais de chaque seconde qui me serait accordée. J'effacerais son bleu.

Lorsque nos mains se touchèrent, nos couleurs s’accordèrent pour former un tout. Elles passaient de l'un à l'autre selon des chemins qu'elles seules connaissaient. Des voies lactées de jaune, d'orange, de vert et de rouge tournaient en nous avec harmonie. Il restait encore un peu de bleu, mais celui-là était le bienvenu. Comme une saveur douce-amère, comme un souvenir commun de nos rêves assemblés.

Ce n’était qu’un souhait parmi tant d’autres, un rêve inachevé, mais je suis reconnaissant que ce soit celui-là qui m’ait été accordé.

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