Chapitre 9.2 - Le chien qui haïssait son maître

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– Imbéciles, gronda le chien, nez au sol, qui louvoyait entre trois troncs gigantesques. Pensez-vous que l'ours soit sourd ?

– Peu importe, lâcha Elissi en trottant à ses côtés. À mon signal, le deuxième groupe le prend à revers, et on l'aura sans problème. À mon signal, pas au tien. Crois-tu qu'on ait besoin de tes conseils ? Tu peux te les mettre là où je pense. Rends-toi utile, laisse réfléchir les humains au lieu de leur adresser la parole.

Le chien grogna de contrariété. Il ne s'attendait pas à ce que son maître ait saisi sa phrase. Le clan d'Elissi n'écoutait plus les bêtes depuis bien longtemps ; si longtemps qu'ils avaient peu à peu cessé de les comprendre. Pour la majorité des chasseurs d'ici, le loup jaune ne faisait que grogner, aboyer, hérisser ses poils et battre de la queue ; ses mimiques leur échappaient, le froncement de sa gueule leur était invisible. Elissi, et quelques autres un peu plus malins que le reste, faisaient office de traducteurs lorsqu'il y avait lieu, c'est à dire lorsqu'ils avaient besoin du chien. Jamais l'inverse. De manière tout à fait curieuse, nombre de filles et de femmes parvenaient encore à entendre ce langage. Mais elles ne pouvaient traduire en son nom. Car ici, personne n'écoutait les femmes, mis à part les enfants.

Peut-être qu'à force de parler entre eux, ces hommes n'entendraient bientôt plus non plus la langue de leurs femmes ? se demandait souvent le chien en regardant Elissi et sa compagne se disputer.

Pour ces deux-là, assurément, l'absence de communication serait un miracle tombé du ciel. Et pour le chien aussi.

– MERDE ! hurla soudain Elissi.

Il fit un bond de côté à l'instant exact où s'abattait une énorme patte velue là où il se tenait une seconde auparavant.

– Je te l'avais dit, aboya le chien en se hérissant, gueule prête à mordre. Il nous a entendus venir de loin !

La bête se déploya devant eux comme un démon soudain surgi du sol ; elle s'étira jusqu'au dessus de leur tête, les surplombant de sa masse de muscles et de graisse, ses petits yeux enflammés de colère et sa gueule prête à arracher un bras à quelqu'un – si possible Elissi, se dit le chien. Son odeur musquée submergea sa truffe sensible.

– Qu'est-ce que tu fous là, toi le loup roux, gronda l'ursidé en levant des griffes menaçantes. Dégage, et emmène tes saletés de bipèdes avec toi. Je les ai jamais embêtés, que je sache, alors débarrassez-moi le plancher et plus vite que ça.

– Désolé, mon vieux, répondit le chien en tirant une langue faussement hilare. Ce n'est pas moi qui choisis. Ici, ils aiment bien chasser les grosses bestioles, et faire des colliers avec leurs dents.

L'ours avisa les parures cliquetantes d'Elissi, dont l'os brillait dans la lumière du sous-bois.

– C'est ainsi que tu vas finir, l'ours, dit l'homme en se mettant en garde, sa lame de silex noir prête à frapper.

– Quel mauvais goût, commenta le poilu en levant les yeux au ciel. Pour la peine, quand je t'aurai tué, je te dépècerai et je mettrai ta peau sur mes épaules. Je ne sais peut-être pas faire de bijoux, mais ça je sais bien le faire, alors que penses-tu de cette idée ?

Des bruissements s'élevèrent soudain tout autour d'eux, et une nuée de chasseurs apparut entre les troncs. Les jeux d'ombres de la forêt sculptaient leurs muscles et leurs parures de feuilles et de cuir ; les rais de lumière poinçonnaient leurs masques de bois peinturlurés de rouge, les changeant en spectres. Leurs yeux brillaient d'envie face à la fourrure épaisse de l'ours ; leurs lames d'os et de pierre étaient dans leurs fourreaux, et c'est un arc, un arc puissant fait de tilleul et de corde, qui menaça soudain le poitrail de la bête.

Le chien vit la peur passer dans ses yeux sombres. Une peur atroce, celle du prédateur qui se découvre proie.

– Pars en paix, dit-il tout bas pour que même Elissi ne l'entende pas.

L'arc tendu laissa échapper un chuintement. Les pupilles de l'ours se rétractèrent d'un seul coup, devenant têtes d'épingles.

– Et si tu mords quelqu'un…

La bête rugit, éjectant un torrent de salive et de sang, avant de se jeter sur les hommes qui l'encerclaient.

– Alors vise celui qui me fait office de maître ; et de préférence, tue-le.

Le chien recula et observa les hommes bondir comme des chamois, éviter les griffes luisantes de l'ours, avant d'enfoncer leurs lames dans sa peau, profondément, comme une armée de grimpeurs sur une falaise d'argile. L'ours mugit de plus belle, perclus de stigmates sanguinolents qui moussaient sur sa fourrure sale ; il secoua sa grosse tête avec violence, éclaboussant les chasseurs de bave, avant de refermer sa lourde mâchoire sur l'épaule d'Elissi.

– OUI ! aboya le chien sans prendre garde à la force de sa voix.

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