ŒIL POUR ŒIL (1 / 1)

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Musique rythmée dans les oreilles, trois lions et trois lionnes avancèrent dans le tunnel métallique donnant sur la cage circulaire. Les spectateurs ne se lassaient jamais des numéros de félidés. Chacun, sur ordre de Marco, le dompteur au fouet claquant dans l’arène, se positionna sur sa plateforme de départ. Par un cri accompagné d’un geste autoritaire, l’homme en costume doré les fit s’asseoir, pattes avant en l’air, comme de vulgaires chats d’appartement.

Puis, les six bêtes marchèrent le long des barreaux, passant d’une plateforme à l’autre, et s’alignèrent flanc contre flanc au milieu de la piste. Le public demeurait coi, ébahi par la prouesse technique du dresseur tout sourire, fier du résultat. Les bras victorieux, il demanda d’un regard rotatif une vague d’applaudissements, aussitôt exécutée. Pendant qu’il examinait l’assemblée, son attention marqua un arrêt succinct sur une personne à la peau noire, immobile, les yeux si béants qu’on en distinguait très nettement la sclère.

Peut-être était-ce un simple rêveur, obnubilé par une pensée tenace, supposa le dresseur, aussi poursuivit-il son show. Coups de fouet, nouvelles figures sur commande, quelques rugissements de mécontentement vite recadrés et second déferlement de vivats.

L’africain n’avait pas bougé d’un centimètre. Une véritable statue de chair. Lorsque Marco pivota en direction du lion installé dans l’axe de l’étranger, il ne put alors en faire abstraction. Un rugissement particulièrement sonore fit tressaillir les corps assis, puis un autre. Une interrogation chargée d’inquiétude commençait à planer à l'intérieur du chapiteau. Les animaux peinaient à rester concentrés, quittaient leur position de leur propre chef, ce qui ne manquait pas d’agacer le chef de meute un peu plus crispé. À la vue des difficultés rencontrées, Raquel, la femme de Marco vêtue d’un costume argenté, vint l’assister. Mais cette double présence ne fit qu’attiser l‘hostilité des crocs et des griffes.

Marco et Raquel, d’un signe de tête réciproque, décidèrent d’écourter le fiasco. Rien ne se passait comme à l’accoutumée. À ce degré, c’était bien la première fois. Et toujours ce regard blanc, exophtalmique, rivé sur les lions.

Le reste de la troupe tentait vaille que vaille de rappeler les renégats dans le tunnel. En vain. Au contraire, ils allaient et venaient au plus près de l’homme mystérieux, tentaient d’escalader les barrières métalliques. La tension devenait palpable sur les sièges, trop pour certaines âmes que la raison poussa à décamper. Par mimétisme, la plupart des gens finirent par se lever, le cœur enserré par la peur.

Les dompteurs s’égosillaient, fouettaient encore et encore jusqu’au coup fatal, déclencheur d’une offensive simultanée des six colosses à leur encontre. Fouets lâchés sur le sable, les deux silhouettes humaines disparurent sous une nappe véhémente de muscles et de crinières. À l’or et l’argent déchirés s’ajoutait le rouge de larges plaies ainsi que le son des os fracturés.

Quant au public, il se déversait cahin-caha vers la sortie où un bruyant bouchon se formait. Allées étroites, strapontins gênants, les fuyards finissaient par se bousculer, tomber, et pour les moins chanceux, par être piétinés dans l'indifférence égoïste la plus totale.

Les secours étaient en chemin, mais trop tard. Les félins avaient terminé la mise en charpie du célèbre duo et leur plan d’assaut des barrières. Malgré leur solidité, celles-ci vacillèrent, accablées par mille kilos de furie.

Cédèrent.

Au bruit du métal couché s’ajouta le legato strident d’innombrables cordes vocales.

Tout le monde courait, sautait par-dessus les sièges, dos et gorges vite rattrapées par la gueule haineuse des poursuivants.

Pas de quartier. Pas de détails. Les fauves griffaient, arrachaient, broyaient les tissus sans souci de l’âge. L'espace d'un instant, ils croisèrent successivement les pupilles hypnotisantes du dernier humain assis, dernier à sourire, dernier à applaudir, avant de reprendre le carnage.

*****

Les enquêteurs récupérèrent toutes les photos et vidéos des témoins, ainsi que les images de la vidéosurveillance des environs, en vue de les comparer avec celles de la boucherie du zoo de Beauval, de l’attaque de chiens à la SPA et de l’acharnement d’un taureau sur ses propriétaires, entre autres affaires similaires de moindre envergure. Quand bien même cela leur paraissait sans queue ni tête, ils se mirent à la recherche du seul individu qui apparaissaient dans la quasi-totalité des éléments glanés : un africain aux yeux globuleux inconnu des services.

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