SUZANNE (1 / 1)

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Mutique, Suzanne s’installa au fond de la classe, avec un quart d’heure de retard. Sa seule présence jeta un froid dans la classe. On ne lui demandait plus si elle avait oublié son goûter ou si la flemme de revenir en seconde B l’avait emporté. L’enseignante ravala sa salive et poursuivit le cours de géographie.

À la fin des deux heures de cours, Suzanne rangea ses affaires puis quitta l’établissement en raison d’un trou inattendu dans le planning. Accident domestique du professeur de mathématiques. N’habitant qu’à dix minutes à pied du lycée, la jeune fille décida de rentrer à la maison. Seule, comme à son habitude. Elle emprunterait les mêmes trottoirs, tête baissée, marcherait uniquement sur les lignes blanches des passages piétons et verrouillerait la porte à double tour une fois à l’abri d’autrui.

Ses camarades de classe l’observaient de loin, la raillaient sans retenue, mais toujours en toute discrétion car Suzanne avait mauvaise réputation. Autiste, schizophrène, bipolaire… Entre les diagnostics des professionnels dépassés, trop orgueilleux pour reconnaître leur manque de connaissances sur son cas, et ceux des psychiatres du dimanche, la pauvre avait tout entendu. Cela lui importait peu tant que personne ne venait perturber ses multiples routines. Ses « séquences », comme elle les décrivait, les rares fois où elle avait formulé des mots.

Sur son itinéraire trônait un abri-bus aujourd’hui occupé par un trio d’adolescents acnéiques à casquette et capuche :

— Oh les mecs ! Z’avez vu un peu celle-là ? Elle a l’air chelou.

— Ouais, grave ! Eh la zarbi ! Eh oh ! Tu réponds jamais quand on te parle ? Putain de tarée ! Regardez-moi ça ! C’est quoi cette démarche de manche à balai !

Après avoir ri bêtement en harmonie, ils la rattrapèrent. Le plus grand lui agriffa le bras et la força à se retourner.

Un grognement bestial et continu émana du bec-de-lièvre cicatrisé. Suzanne tremblait.

— Merde, les mecs ! C’est qu’elle me ferait presque peur, cette petite conne !

— Ouah ! C’est du lourd, celle-là ! Tu t’es échappée de l’asile ou quoi ?

Le chef de meute empoigna son autre bras en vue de la secouer comme un prunier. Le grognement se transforma en un rugissement de fauve enragé. Au même instant, le bus approcha, sans intention de s’arrêter car personne ne comptait monter ou descendre. Et même devant cette agression manifeste, le chauffeur n’avait rien prévu d’autre que de poursuivre lâchement son circuit. Alors, lorsque le bus roula à hauteur de l’arrêt, l’assaillant fut propulsé contre le véhicule, la tête aussitôt fracassée sur le pare-choc du bus, qui pila. Le corps s’immobilisa devant les yeux médusés des deux autres comparses, scrutant un visage aplati, déformé par de multiples fractures ouvertes d’où sinuaient des ruisseaux de sang. Suzanne, quant à elle, avait retrouvé son cher silence, tandis que la foule s’agitait autour d’elle. Passants et passagers avaient brandi leur téléphone pour signaler le tragique incident.

Suzanne reprit sa marche monotone ainsi que le calcul de ses pas, comme si de rien n’était, stoppée de nouveau par le chauffeur du bus.

— Tu vas où comme ça ? Je t’ai vue ! Tu as poussé ce gamin sous mon bus ! Alors tu vas rester ici, pigé ?

Nouveau grognement. Les traits du chauffeur se crispèrent. Celui-ci posa la main sous sa clavicule. Son défibrillateur chauffait sans raison. Ses doigts lâchèrent Suzanne. L’armoire à glace recula, paniquée. Une odeur de surchauffe visitait ses narines. Les secours déjà en chemin, il avait conscience qu’à part attendre, il n’y avait rien d’autre à faire, sinon prier. La chaleur s’intensifiait au point de devenir brûlante. Suzanne contemplait la scène, impassible, seulement pressée de continuer son chemin sans être importunée. Une détonation retentit. La prothèse venait d’exploser. Le chauffeur s’effondra, privé d’une importante partie de son tronc et de sa mandibule. Ce visage partiellement déchiqueté faisait naître en Suzanne des images de pieuvre, du calamar géant de Jules Verne, le souvenir de ces lectures de Lovecraft, le personnage de Davy Jones dans Pirates des Caraïbes… Une succession de diapositives mentales qui ne prit fin qu’à l’arrivée de la police et du SAMU.

La foule fut triée et dispersée séance tenante, périmètre de sécurité oblige. Nombre de témoins pointèrent index ou menton en direction de Suzanne, s’éloignant bien sagement.

Les policiers se dirigèrent vers elle. Une fumée sombre se dégagea du moteur de tous les véhicules impliqués dans la scène. Les armes se mirent à tirer à travers leur holster respectif. Les agents tombèrent, chacun touché au membre inférieur. Les flammes dansaient sous les capots, gagnaient en intensité. Suzanne marchait sur son trottoir, calme, perdue dans ses arborescences d’idées. Océans, trésors, épaves, sous-marin, baleine, Moby Dick, chasseur…

Le monde autour d’elle courait tous azimuts. Hurlements, pleurs, appels terrifiés… Elle les percevait avec son corps, mais son esprit n’était plus là. Elle progressait en mode automatique dans l’espoir d’atteindre enfin la porte de son cocon.

Finalement, Suzanne arriva à bon port, verrouilla la porte à double tour derrière elle et déposa son sac au pied du porte-manteau. Une odeur puissante et nauséabonde planait. À peine eut-elle ouvert le frigo pour préparer ses tranches de brioche au Nutella, insensible à la pestilence ambiante, que quelqu’un frappa à la porte. Suzanne s’immobilisa. Grogna.

— C’est la police ! Ouvrez !

Deux détonations simultanées se firent entendre, accompagnés de gémissements et de demandes de renforts en urgence. Suzanne étalait la pâte à tartiner en fredonnant l’air de Gizmo, le gentil Mogwai. Alors qu’elle mordait à pleines dents son goûter, les sirènes retentissaient dans la ville.

D’autres voitures se garèrent devant la maison d’où sortirent d’autres agents qui, cette fois, avaient pris soin de dégainer leur pistolet au préalable, avisés par les blessés. Ce qui n’empêcha pas les armes de s’emballer et de vider à l’aveugle leur chargeur en une poignée de seconde, dans l’incompréhension générale.

Des hommes en uniforme apparurent à la fenêtre. Suzanne émit instantanément son mécontentement. La lourde jardinière aux plantes mortes quitta l’appui de fenêtre de l’étage pour atterrir sur le crâne d’un des policiers, sonné.

Le collègue confirma à la radio ce que tout cartésien refusait jusqu’alors d’accepter. Alors qu’il s’apprêtait à casser la vitre avec la crosse de son arme privée de munitions, l’agent sentit une douleur massive irradier du sternum à la mandibule, à l’image de tous ceux qui rôdaient autour de la maison de Suzanne. Une douzaine de corps entouraient désormais l’endroit.

Pendant que les nouvelles stratégies se mettaient en place, Suzanne termina sa brioche avant de monter à l’étage, où sa mère l’attendait, allongée par terre. Méconnaissable. En état de décomposition avancée.

Avant de mourir, elle avait promis à Suzanne que maman la protégerait toujours, comme elle l’avait toujours fait depuis sa naissance, quoi qu’elle fût aux yeux des autres.

Qu’elle la protégerait des vrais monstres.

Même après.

Aux fenêtres, Suzanne continuait de compter tandis que les chaînes d’information s’attroupaient çà et là.

51 corps. 52 corps. 53 corps...

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