Chapitre 54 - Le mystère Battaglini

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Le lendemain matin, bien qu'elle ait convenu avec Joly de se rejoindre à sept heures trente pour le petit déjeuner, Jennifer descendit avec une bonne demi-heure d’avance et en profita pour reprendre ses notes.

Cette enquête la grisait et cela lui semblait assez incongru. Les faits étaient passés depuis plus d’un siècle et demi, pour autant, l’enjeu se conjuguait à une réalité tangible et présente. Le roman de Joly était une des variables mais l'essentiel, c'est le tableau et le pseudo souvenir. C'est ça qui l'a emmené au psy... Elle avala son jus d’orange et relut ses questions.

La plupart de celles-ci tombaient à l’eau si la correspondance entre Rossi et Battaglini s'arrêtait à des banalités d' échanges financiers. Quelque chose lui disait que cela ne pouvait pas être possible. Elle imaginait mal qu’un mécène et un artiste ne développent pas une relation particulière sur la dizaine d’années que cela représentait. Il devait forcément y avoir des traces au moins au moment de la mise en place de ce mécénat. Un mécénat ne s’établissait pas en général sans contreparties et il devait y avoir des écrits, des vœux et des promesses. Surtout que le fameux Giovanni Rossi semblait être un pur produit de la bourgeoisie et donc, une attitude purement philanthropique lui semblait fort peu probable.

*

De retour à la Maison Rossi, un certain Lorenzo, un homme d’une trentaine d’années, brun aux yeux bleus, plutôt grand et élégant quoi qu’un peu guindé, les accueillit. Il s'exprimait en anglais en prenant soin de s’adresser aussi bien à la reporter qu’à l’écrivain.

« Bonjour, Lorenzo Fabrizzi, responsable de la communication. Mme Rossi m’a chargé de vous assister pendant toute la durée de vos recherches.

— Merci, j’espère que nous ne prendrons pas trop de votre temps. » fit Jennifer qui n’aimait pas trop l’idée d’être chaperonnée.

Lorenzo salua l’écrivain, puis les invita à lui emboîter le pas. Il se dirigea d’un pas excessivement rapide vers l’escalier qui menait à l’étage inférieur.

« Hé bien, il a le feu aux fesses ! souffla Joly à Jennifer.

— Chuuuut. Restez courtois enfin. »

Une fois arrivés au niveau du sous-sol, Lorenzo les conduisit au bout d’un couloir qui traversait l’ensemble du bâtiment. Là, il s’arrêta devant une porte pourvue d’un contrôle d’accès à badge. Il sortit sa carte et ouvrit puis fit signe à ses invités d’entrer. La pièce était magnifique. Les murs avaient été réalisés en brique, matériau souvent usité pour ses qualités thermiques et hygrométriques. La couleur pourpre rehaussait un mobilier entièrement conçu en bois de hêtre. Les lumières étaient douces. Dans un renfoncement à un ou deux mètres de l’entrée était placé un hygromètre afin de vérifier le taux d’humidité.

Lorenzo se dirigea vers des étagères en bois qui renfermaient les lettres encapsulées dans des films soudés sur les quatre côtés.

« Les lettres sont préservées ici, dit-il. Comme vous l’a probablement expliqué Mme Rossi, nous vous serions reconnaissants de manipuler ces documents fragiles avec ces gants mis à votre disposition. Ils sont ici sur cette table en bois. Si vous avez des questions, je me ferai un plaisir d’y répondre. Si j’ignore sa réponse, je demanderai à Mme Rossi et vous communiquerai la réponse ultérieurement. Chaque tiroir abrite une année de correspondance de 1842 à 1845. Vous ne pourrez effectuer de photocopies sans l’autorisation de Mme Rossi. Prenez des notes, si vous le souhaitez. Au cas où vous souhaiteriez observer un détail, une partie d’un texte, ces pupitres sont équipés de lumières adaptées et de lentilles grossissantes.

— Merci Lorenzo. Bon, on s’y met ? fit Jennifer, je m’attèle à l’année 1842. Voyons, il y a environ 7 lettres. Je lis les lettres, je vous les résume. Si un passage mérite notre intérêt, vous prenez des notes. Est-ce que cette organisation vous va ?

— Parfait. Je propose d’enregistrer vos traductions, répondit Joly en agitant fièrement son dictaphone. Un élément pourra être un indice quand nous écouterons la bande…

— Nous ne sommes pas dans le Da Vinci Code, tout de même. » répliqua Jennifer en souriant.

Ils s’installèrent autour de la table installée au centre de la pièce. Lorenzo de son côté, partit s’asseoir un peu plus loin sur un petit bureau casé dans un coin.

Ce lot de lettres concernait les premiers contacts de Battaglini. Il avait rencontré Rossi par le biais d’amis communs lors d’un salon littéraire organisé par une certaine Mme Giordano. A cette époque, le tout Gênes se pressait dans ses appartements pour nouer des relations susceptibles de lancer une carrière pour les hommes, ou stimuler l’entrée dans le monde des affaires d’un fils pour les femmes.

Dans une missive datée d’avril 1842, Battaglini formulait le souhait de voler de ses propres ailes après avoir travaillé dans l’atelier d’un autre artiste à propos duquel il restait flou et surtout ne donnait jamais le nom. Il lui était difficile de travailler pour lui et de réaliser ses propres compositions. En réponse, dans un courrier daté du mois suivant, Giovanni Rossi se montrait intéressé et proposait de venir voir ses toiles avant de se prononcer pour soutenir le jeune artiste afin qu'il se consacre exclusivement à sa peinture. Évidemment, il fallait aussi pouvoir disposer d’un local avec suffisamment d’espace pour peindre, faire sécher les toiles, les entreposer. Tout ceci était décrit avec minutie par Battaglini et montrait combien ce dernier avait une ambition précise et calculée. Dans ses réponses, Rossi semblait séduit autant par les toiles que par l’artiste lui-même. Dans un courrier daté du mois de juillet, il annonçait être disposé à l’aider financièrement. Il demandait une estimation de coût annuel. La dernière missive de l’année établissait le montant final du mécénat.

« Cette lettre évoque la tentative de création d’un atelier chez lui. Mais le style est elliptique et n’explique pas la raison pour laquelle il n’y parvient pas. Pourtant, votre livre évoque que Battaglini vivait de manière assez aisée. C’est curieux, non ? J’ai beau lire, je ne vois pas d’indices à ce sujet. Bon, j’ai terminé cette partie, j’attaque 1843. Mais il y a un truc qui me dérange dans ces lettres.

— Quoi ?

— Bah justement, je n'arrive pas à mettre le doigt dessus. On dirait que Battaglini et Rossi aussi par retour évitent tout adjectif à propos de Battaglini.

— Que voulez-vous dire ? Adjectif au sens grammatical ?

— Oui.

— Peut-être un style d’écriture lié à la période, non ?

— Peut-être, fit Jennifer, un peu frustrée par cette non-explication.

L’année et les deux suivantes étaient consacrées aux essais effectués par le peintre. Il s’essayait à de nouvelles techniques, faisait des expériences avec différents outils. En 1843, il avait quelques élèves fortunés. Cette activité généra un budget supplémentaire qui lui permit l’achat de pigments plus coûteux pour donner des nuances toujours plus subtiles à ses réalisations. Cela lui autorisa l’acquisition des toiles de coton de belle qualité. Des notables lui commandaient des tableaux : portraits, paysages, etc.

Rossi, quant à lui, écrivait depuis sa résidence secondaire située en terre de Sicile. Il y expliquait l’installation de son laboratoire qui lui permettaient d’effectuer ses recherches face à la mer. Le ressac de la marée le galvanisait, plaisantait-il. L’air iodé et ses balades en forêt effectuées aux aurores l’inspiraient tant, qu’il créait pratiquement à chaque fois de nouvelles essences.

Joly inscrivit quelques éléments pouvant servir à son deuxième roman.

« Bon, nous connaissons mieux les personnages : le peintre et son mécène. De votre côté, j'imagine que ça vous aide bien, fit discrètement Jennifer

— Oui, je peux donner corps pour préciser leurs caractères, leurs passions, leur quotidien. »

Jennifer jeta un œil à sa montre.

« Il est déjà treize heures. Je ne sais pas vous, mais j’irai bien casser une graine. C’est bien une expression française, non ? Elle m’a toujours fait rire. Lorenzo. Nous allons remonter, je vous prie pour déjeuner.

— Y a-t-il un restaurant que vous conseilleriez, demanda Laurent en anglais ?

— Absolument, un ami de la famille Rossi tient une trattoria familiale à deux pas d’ici. Le menu est peu cher et les plats y sont délicieux. Dites-leur que vous venez de la part de la maison, ils vous réserveront le meilleur accueil. »

Au niveau de la boutique, Lorenzo chercha dans les tiroirs placés sous la caisse enregistreuse, et en retira une carte de visite qu’il tendit à Laurent.

« Parfait. Accepteriez-vous d’être notre hôte ?

— Je vous remercie, Mr Joly. Ne m’en voulez pas, j'ai beaucoup à faire. Faites-moi prévenir par l’hôtesse dès que vous revenez. »

L’homme de confiance de Mme Rossi grimpa à l’étage en avalant les marches deux par deux. Une fois dehors, Jennifer se montra stupéfaite. Laurent pouvait faire preuve de politesse et de gratitude. Ce dernier s’aperçut de la surprise de son acolyte et lui décocha un clin d'œil.

« Je ne suis pas qu’un ours, je sais aussi me montrer aimable.

— Vraiment ? » répondit Jennifer du tac au tac d’un ton badin.

Joly haussa les épaules mais ne rétorqua pas. Il ne pensa qu’à son estomac qui gargouillait.

Au restaurant, ils se contentèrent d’un plat de pâtes et d’un verre de vin. Ils ne voulaient pas trop tarder car il leur restait un certain nombre de documents à lire et surtout à déchiffrer. A treize trente pile, ils étaient revenus. Lorenzo s'enquit de l'heure à laquelle ils comptaient terminer.

« Nous allons tenter de faire au plus vite. »

Ils terminèrent l'après-midi avec la lecture des années 1844 et 1845 qui ne donnèrent aucun indice.

A seize heures, Jennifer montra des signes de fatique et demande à Lorenzo s'il était possible de reprendre le lendemain à la même heure. Ce à quoi Lorenzo répondit par l'affirmative et les deux compères rentrèrent à l'hôtel, fourbus.

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