Chapitre 50 - Gueule de bois

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Le lendemain, Laurent se réveilla avec une gueule de bois. Sa langue était aussi épaisse que la moquette du salon. Il cala l’oreiller contre le mur pour s’adosser. Le radio-réveil indiquait onze heures trente. Il avait l’impression que des aiguilles s’étaient logées dans son cerveau tant sa tête était douloureuse. Il entreprit de mettre au clair les quelques idées qui l’assaillaient :

« Bon, ok, j’ai picolé plus que de raison. Hélène ne va pas attendre éternellement. Il faut vraiment que je me remette à bosser. J’ai à peine poussé les recherches pour la suite de mon récit. Avec ma vie de patachon, je vais bientôt me trouver à sec. »

Il attrapa la bouteille d’eau posée sur la table de nuit et but une gorgée. Il se massa les tempes.

« Bouh. J’en tiens une bonne ! J’ai mal aux cheveux. Ça m'apprendra à dire oui tout le temps. Quand on m’invite à partager une bouteille, je ne sais pas refuser. Pfffff, et qu’est-ce que je fais avec cette drôle de fille qui est passée hier ? Son histoire est bizarre. Elle veut enquêter sur le tableau. Des zones d’ombre qu’elle dit. Remarque, je peux toujours l’appeler et voir ce que je peux en tirer. Elle en sait certainement plus qu’elle n’a voulu en révéler. Elle n’aurait pas fait le voyage depuis les States sinon. »

Laurent entreprit de chercher le bout de papier où Jennifer avait inscrit son numéro de téléphone.

« Il faut que je remette la main dessus. Où l’ai-je fichu ? »

Tout en posant cette question, il tenta de se lever. Ses mouvements étaient lents. Il faillit trébucher sur ses chaussures.

« Put… »

Ses vêtements étaient épars au pied du lit. Il n’avait aucun souvenir de sa nuit. Comment était-il rentré ? Était-ce un ami qui l’avait reconduit ? Avait-il fait appel à un taxi ?

« Aucune idée de comment je me suis retrouvé dans ce lit. Bon, l’urgence est de me laver. L’eau va me réveiller. Je vais bien réussir à retrouver ce numéro de téléphone. »

Laurent eut l'impression de faire un effort surhumain pour rejoindre la cabine de douche. Fébrile, il prenait appui sur tous les meubles se trouvant sur son passage.

Habillé d’une chemise et d’un jean, il voulut se faire un café. Il ouvrit tous les placards situés en hauteur à la recherche de quoi se sustenter.

« Oh, y’a rien dans ses placards. Ha, des sachets lyophilisés. »

La bouilloire lui parut très lourde lorsqu’il la remplit d’eau. Il ouvrit le sachet de café, versa l’eau frémissante dans une tasse. Dans son état, il ne se rendit pas compte que le fond était tâché d’une auréole brune au fond du contenant datant de la veille.

« Pouah, c’est dégueu. Bon, allez, tant pis, cherchons ce foutu papier. Après, je téléphone à la p’tite dame. »

Laurent explora la chambre, fouilla les poches des vêtements.

« Qu’est-ce que j’en ai fait ? »

A treize heures, son estomac se mit à le tirailler.

« Je ne vais jamais tenir, il faut que je mange un truc. »

Devant les clayettes du frigidaire, Laurent dû se rendre à l’évidence. Il y régnait une pagaille sans nom avec un yaourt ouvert, la cuillère encore dans le pot. Un reste de fromage gisait dans une assiette.

« Pfffff. Rien de rien. Maman et Hélène ont raison. Les deux femmes de ma vie les plus fidèles me disent qu’il faut que je grandisse. »

Un détail attira son attention. Un objet n’avait rien à faire là.

« Oh, purée, mes clés… j’aurais pu les chercher longtemps. Et le papier, le numéro, mon sésame ! »

Savourant sa joie, il leva les bras vers le ciel comme pour le remercier.

« Maintenant, je cherche mon téléphone. Il doit être dans la chambre. »

Joly se cala dans un fauteuil revêtu d’un tissu à grosses fleurs. Puis, il décida que debout, il aurait plus de contenance. Il composa le numéro. Au bout de trois sonneries, une voix répondit :

« Yes, who’s speaking ?

— Heu, c’est Laurent Joly qui est en train de speaking. On s’est vu hier. Chez moi…

— Oui, évidemment, je m’en souviens. C’est si pas vieux, hier. »

Joly se gratta la tête et râla en silence. Il allait lui falloir un aspirine.

« Je me disais que nous pourrions nous revoir, reparler de tout ça. Du roman, du tableau, du peintre, je veux dire… proposa-t-il en ayant du mal à articuler.

— C’est moi, coupa la jeune femme du tac-au-tac, ou vous n’êtes pas clair ?

— Je me comprends…

— Il n’y a que vous. »

Laurent se redressa bomba le torse en prenant une longue inspiration :

« Je voulais dire, voyons-nous pour faire le point sur vos questions, les miennes. Voyons quelle ficelle on peut tirer pour aller plus loin, si c’est possible.

— Okay. Il est presque quatorze heures. Rendez-vous à seize heures au Fumoir, vous voyez où c'est ?

— Oui, oui, parfait. »

*

Le Fumoir était un café-restaurant situé dans le quartier du Louvre. Quand l’écrivain poussa la porte, il vit que Jennifer était déjà installée à une table devant une grande tasse de thé et un ordinateur portable. Elle releva la tête quelques secondes sûrement pour trouver l’inspiration avant d’écrire quelque chose et elle l’aperçut. Elle lui fit signe de s’approcher. Sans même dire bonjour, elle lança :

— Je fais des recherches sur notre peintre. Je ne trouve pas beaucoup d'informations. Il est plutôt du genre discret, on ne sait pratiquement rien de son enfance, de sa formation. C’est très étrange, on dirait qu’il est apparu subitement à Gênes, comme venu de nulle part. Enfin ce n’est pas tout à fait vrai. On sait qu'il a été découvert par Gallini mais c'est à peu près tout. Vous aviez remarqué ?

— Bonjour. Remarqué quoi ?

— Que la seule source sur cette histoire est contenue dans la biographie du livret de sa première exposition.

— Merci, Jennifer, ce n’est pas faux mais vous vous rappelez ? J’ai écrit un bouquin sur le sujet.

— Ben, oui, je ne le sais que trop. Nous tournons en rond. Vous voyez où je veux en venir lui assena-t-elle en lui adressant un clin d'œil. Et puis, on pourra enquêter. Nous aurons, je l’espère, accès à d’autres sources d'information. »

Il fut surpris de cette soudaine marque de familiarité. Gêné, il regarda le plafond, les livres qui couvraient les murs.

« Vu le peu de matière trouvée, la seule solution est de se déplacer in situ, poursuivit Jennifer.

— Pardon, mais vous plaisantez ? Vous le savez, j’ai un livre à écrire, moi. Ce n’est pas vous qui avez mon éditrice sur le dos et qui me menace de me plaquer!»

La jeune femme leva un sourcil :

« Vous plaquez ? Vous avez une histoire ensemble ?

— Mais non. Je veux dire me lâcher. Elle exige un manuscrit manu militari vu que j’ai abus… heu, bref, je suis déjà hors délai. Je dois livrer le deuxième livre.

Laurent passa sa main dans ses cheveux noirs et épais en secouant la tête. Il sembla à la jeune femme que l’écrivain était désemparé. Mais il continua :

« J’ai à peine poursuivi mes recherches. J’ai profité de la vie. Aujourd’hui, ma maison d’édition me presse de leur fournir mon texte à relire dans les plus brefs délais.

— Mais, justement, Laurent. Je peux vous appeler Laurent ? Vous piétinez ? Allons-y, qu’avez-vous à perdre ? Un voyage aller-retour en Italie ? A deux, nous gagnerons du temps. Vous effectuerez vos recherches et moi je vous suivrai pour élucider “mes visions”. Vous n’aurez plus d’excuse : fini de végéter. »

Jennifer remonta les bras et mima les guillemets avec ses doigts.

« Comment ça ?

— La quatrième de couverture indique que vous êtes latiniste ? C’est bien ça ?

— Oui. Mes parents, surtout mon père, voulaient que j’en connaisse un rayon sur la France et les textes fondateurs qui ont vu naître la culture européenne. Pour faire plaisir au paternel, j’ai étudié les langues anciennes. La voie royale était ensuite d’embrasser le cursus lettres classiques.

— Vous maîtrisez donc le latin, ça vous aidera à comprendre les textes. Sinon, je prendrai le relais. A deux, on pourra éplucher les archives. Avec ma carte de presse et vous en tant qu’écrivain, nous pourrons avoir accès aux archives réservées aux professionnels.

L’enthousiasme de Jennifer fut communicatif. Laurent entrevoyait le profit qu’il pourrait tirer de cette étrange collaboration. Il s’anima et s’écria :

« Jennifer, marché conclu. Il nous faut réfléchir à ce que nous cherchons. Vous êtes libre de votre côté ?

Jennifer éluda la réponse. Elle prit un stylo, un de ses carnets Moleskine, le feuilleta à la recherche d’une page blanche.

— Le plan d’attaque, heu, premièrement : qui est la petite fille peinte sur le tableau de Battaglini ? Est-ce une coïncidence ? Pourquoi cette scène agit-t-elle sur moi comme s’il s’agissait d’un de mes souvenirs ? Y a-t-il réellement un lien entre elle et moi ? Et pourquoi ce prénom de Clélia, qui est-elle ? Deuxièmement : Battaglini est décédé à Gênes dans des conditions mystérieuses. Est-il possible d'en retrouver une trace dans les registres de la ville ?

Jennifer pensait maintenant à voix haute, tout en cherchant l’approbation de Laurent. Voyant qu’il ne manifestait aucune réprobation, elle continua de plus belle :

« Voir aussi si les descendants de Battaglini ont conservé des objets personnels, des tableaux susceptibles de révéler des indices. S’ils en savent davantage sur le tableau du MoMa. Vous avez dû avoir besoin de les questionner pour votre précédente édition. Vous avez toujours leur coordonnées, leur téléphone et/ou emails, je suppose ? »

Il suivait le raisonnement de la jeune femme. Il ne voulait pas en perdre une miette car elle réfléchissait beaucoup plus vite que lui qui avait l’impression que sa tête était prise dans un étau.

« Bien entendu.

— D’autre part, riche en musée d'art et autres, il est certainement possible d’examiner les archives via le réseau des musées de Gênes. Je vais vérifier si un pass spécifique est requis pour les consultations de bibliographies anciennes. Si j’ai besoin d’une recommandation, je pourrai passer par Gloria, mon amie du MoMa. Elle a le bras long…

— Jusqu'à avoir deux passe-droits ?

— Bien évidemment. »

Laurent se frotta les mains. C'était la providence qui lui avait envoyé cette femme : non seulement elle poussait les investigations de façon rationnelle, et, de surcroît, elle semblait vouloir s’occuper de la logistique du voyage d’enquête.

« D’autre part, on peut aussi se renseigner concernant les personnes qui ont gravité autour de notre peintre. Par exemple, j’ai lu dans un Arts magazine international qu’un certain Eduardo Galini a repéré le talent de Battaglini. Ils relatent que lors d’un vernissage ou de portes ouvertes de son atelier, Gallini aurait suscité un doute dans l’esprit des personnes présentes. Il aurait accusé Battaglini d’imposture. Il faut trouver tout ce qu’on peut, dénouer ce qui tient de la mystification et de la réalité. Quels sont les liens entre mon histoire et le tableau d’une part, et Battaglini et Galini, d'autre part ? Est-ce que tous ces éléments convergent vers un point qui nous échappe ? »

Laurent était époustouflé par les questions soulevées par Jennifer qui constituaient un bon point de départ pour leurs investigations. Toutefois, touché dans son amour-propre, l’auteur ne laissa paraître aucun expression d'admiration.

« J’admets que vos interrogations sont légitimes. Pour la gamine du tableau, à l’époque, les familles aisées se faisaient souvent faire le portrait. Là, ça peut se révéler ardu de trouver de qui il s’agit. Mais vous avez raison, il faut commencer par les écrits officiels : les archives et vérifier si les familles des peintres peuvent communiquer des détails qui peuvent nous aider. Donc pour procéder par étape : vous vérifiez si des autorisations sont nécessaires pour fouiller les archives des musées ou des bibliothèques d’art. Pendant ce temps, je mets de l’ordre dans mes notes. Je vous envoie le fichier avec les coordonnées des descendants de Battaglini. Est-ce que cette répartition des rôles vous convient ? On se donne 24 heures ? Si votre amie à New York doit agir en notre faveur, il faut tenir compte du décalage horaire. En parallèle, nous pouvons d’ores et déjà réserver les billets de train.

Jennifer dodelina de la tête pour signifier son accord ce qui fit tomber ses cheveux dans les yeux. Elle glissa ses mèches derrière chaque oreille. Cette coquetterie fit sourire Joly.

« Pour les billets, que diriez-vous de partir ce vendredi 10 février ? »

Jennifer n’en espérait pas tant. Elle venait de réussir à entraîner l’écrivain dans sa quête. Elle sauta sur l’occasion :

« Attendez, je vérifie les possibilités sur mon ordinateur. Paris-Gênes. Le trajet n’est pas direct, il y a un changement à Turin. Autant prévoir un train le matin. Il y a un départ prévu depuis la Gare de Lyon à sept heures vingt-deux et un autre à huit heures trente-et-un. Mais vous n’êtes pas trop du matin, vous ?

— Je ferai un effort. Ce n'est pas tous les jours que j’ai l’occasion de me déplacer, professionnellement parlant.

— Bon, nous passerons toute la journée dans le train. Nous allons prévoir un hébergement. Un hôtel, je regarde ça. Vous êtes OK ? »

Joly vérifia sa montre. Il avait rendez-vous avec un de ses amis à qui il lui devait une petite somme d’argent avancée lors d’une partie de poker interminable.

« OK. Jennifer, je m’excuse, je dois filer, j’ai un rendez-vous important. Vous m’envoyez les détails par texto ? »

Il se leva, posa une main sur son front et la salua d’un geste ample.

« D’accord. Dites, vous n’oubliez rien ?

— Heu, j’oublie quelque chose ?

— Si vous voulez m’envoyer des fichiers, il vaut mieux avoir mon email… »

Avant que Joly ait le temps de répondre, Jennifer avait arraché un feuillet de son carnet et notait déjà son email.

« Merci. A demain, gare de Lyon. Je serai en avance. »

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