Chapitre 47 - Soirée à Montmartre

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Toute la semaine, Paula insista pour qu’elles se rendent à la soirée de samedi de Baptiste Chartrain, un ami qui occupait avec ses parents un appartement spacieux dans un immeuble cossu sur les hauteurs de Montmartre. Shany n’était pas emballée mais face à l’insistance de sa colocataire, elle avait finit par rendre les armes. Ainsi, les deux amies se retrouvèrent à vingt-trois heures en tenue de soirée.

Paula portait une petite robe pourpre avec liserés pailletés, avec une échancrure vertigineuse au niveau des reins. Étant donné la saison, elle avait dû compléter la tenue avec une sorte de grand poncho à sequin aux rebords à fourrure. Shany ignorait où Paula avait pu se procurer de tels vêtements. De son côté, elle avait opté pour une tenue sobre, noire avec des reflets brillants qui lui arrivait au niveau du genou pour la fente la plus osée.

Shany, qui devançait Paula de quelques pas se retourna et lui demanda :

« Tu sonnes ?

— Vas-y, toi !

— T’es sûr qu’on va nous laisser entrer ?

— Bah oui, patate, on a été invité… Et en plus, on est des filles canons… Qui refuserait l’entrée à ces deux bombes, un samedi soir ? »

Shany soupira, prit une grande respiration et appuya sur le bouton de la sonnette. Un homme dans un costume taillé à la perfection vint leur ouvrir et après avoir vérifié leurs identités, les invita à entrer.

Le vestibule donnait sur un couloir qui distribuait l'accès aux pièces principales. La décoration et les tableaux sur les murs indiquaient sans équivoque la classe sociale des propriétaires des lieux.

La porte du salon franchie, Shany se dit que ce Baptiste n’avait pas ménagé ses efforts pour satisfaire ses invités. Au fond de la pièce, une grande table pourvue d’une nappe de belle étoffe proposait des petits-fours posés sur une argenterie de belle facture. Des plats en faïence offraient un large choix de sandwichs variés et adaptés à tout régime alimentaire. Une serveuse circulait entre les convives afin de leur proposer des boissons ou cocktails de sa composition. Le service pouvait laisser penser que la soirée était plutôt collet monté : il n’en était rien. Baptiste avait beau être le fils de parents aisés, il n’en était pas moins très ouvert d’esprit côtoyant aussi bien des artistes sans le sou que des bobos parisiens ou encore des aristocrates. « Chez Baptiste, on pouvait aussi bien discuter avec un fleuriste qu’un astronaute. » avait dit Paula..

Shany fut tentée de se terrer dans un coin de la pièce. Pour cette fois, elle n’aurait pas été gênée de faire potiche. D’autant que Paula l’abandonna au bout de dix mètres parce qu’elle vit une connaissance. Il fallait absolument qu’elle lui dise bonjour. Ainsi, Shany se retrouva à zigzaguer entre les nombreux groupes qui s'étaient regroupés en petits îlots, sans réel objectif. Il était évident qu'elle était en quelque sorte une intruse, et cela la mettait mal à l'aise.

Elle balaya du regard la pièce où elle se trouvait. C’est là qu’elle vit une silhouette qui ne lui était pas inconnue : un jeune homme brun posté dans un angle. Il vint à sa rencontre, s’adressa à elle sur un ton enjoué.

« Bonjour, Shany, comment vas-tu? fit-il en lui claquant la bise.

— Romain ? Ça par exemple ! Si je m’attendais à te voir ici.

― Ça change de la fac et du labo ! Tu connais le maître de cérémonie ?

— Non. En vérité, c’est Paula, ma colocataire qui le connaît, pas moi.

— Ah bon, vous êtes venues en voiture ?

— Non… En métro… On n’habite pas si loin d’ici. Quelques stations.

— Tu prends un verre ? Un peu d’alcool ne fait jamais de mal. Je ne dis pas ça pour t’encourager à te saouler. Juste un petit verre et tu te sentiras un peu moins isolée. Je te le promets.

— Je ne suis pas sûre…

— Mademoiselle ! fit Romain en appelant la serveuse qui était à l’autre bout de la pièce.

— Une petite coupe de champagne pour la jeune femme, ici. »

Il prit le verre sur la plateau avec une dextérité qui surprit la serveuse. Dans une manœuvre assez mystérieuse, il réussit à le placer dans les mains de Shany qui les levaient pour tenter de refuser. De toute évidence, le jeune homme avait de l’expérience pour ce qui était de faire boire les gens contre leur gré.

« Merci… fit Shany avec une moue un peu dépitée mais souriante.

— Tu vois, tu n'as même pas encore bu et tu souris déjà. Je te le dis : ce champagne fait des miracles.”

Le jeune homme l’invita à retourner dans l’angle de la salle d’où il était venu.

— Et toi, tu le connais depuis longtemps ? »

Romain ajusta une mèche rebelle derrière son oreille. Il avait un tic nerveux à l'œil gauche, celui-ci clignait lui donnant un air comique.

« Je connais Baptiste depuis l’école maternelle. Nous sommes comme deux frères. Dès que l’un de nous a une difficulté, l’autre accourt quelle que soit l’heure.

— Belle fraternité.

— Tu ne crois pas si bien dire. On pourrait penser que deux garçons sont de facto en compétition à certains moments de leur vie. Mais non. Pas nous. Il faut dire que nous ne faisons pas carrière dans le même domaine. Lui a choisi une grande école de commerce et se fait un max d’oseille dans une grosse entreprise du CAC 40. Perso, j’ai opté pour des études scientifiques, enfin ça, tu le sais, ce n’est pas pour la fiche de paie qui est à la clé. Même si je ne serai pas le plus à plaindre. Maintenant, j’ai échoué comme tu le sais, dans le laboratoire de l’Université. »

Shany éclata de rire :

« Comme échec, il y a bien pire, non ?

— Bah tu sais, en fait, je suis ce qu’on appelle un nez. J’aurais aimé créer des parfums pour les marques de hautes couture, pour me rouler dans le luxe, porter des trucs extravagants.

— Pffff, C’est pas gagné alors, fit Shany, moqueuse. Regarde-toi, Romain. Tu es super classique comme garçon. On dirait un cul-béni ! »

Romain parut vexé de cette dernière remarque. Shany commençait à s’amuser mais ne voulait pas que son ami lui tire la tronche toute la soirée.

« Mais tu sais, cela a son charme et en plus, ça offre des opportunités.

— Ah oui, je veux bien que tu me dises lesquelles.

— Ah mais ce ne sont pas des opportunités pour toi, fit-elle en attrapant Romain par le col et mimant un regard de femme fatale. Ce sont des opportunités côté sexe opposé. Tu te deviens un parti malléable à souhait, une pierre précieuse qu’on peut encore polir et non, un vulgaire galet bien lourd dont on ne peut rien tirer. »

Shany ne put garder son sérieux très longtemps. Cette attitude était tellement à des milliers d’années-lumière de sa personnalité. Les traits de Romain se détendirent :

« Je vois mais je ne suis pas le seul qu’il va falloir polir a priori. »

Ils éclatèrent de rire ensemble. Romain reprit deux verres sur le plateau que la serveuse portait d’une main experte et en tendit un à Shany.

« Oula, ça fait déjà le troisième que je bois. Moi qui ne suis pas portée sur l’alcool. Je crois que pour Sam, c’est mort.

— Ce n’est pas tous les jours la fête.

— Tu crois que je devrais m’en servir ? Du fait que mon sens de l’odorat est fin, je veux dire.

— Ca, il n’y a que toi qui peut le savoir. Il ne faut pas s’en sentir obligé. Il faut en avoir envie. Tu verras bien si un jour, il te prend l’envie de te servir de ton nez. Va savoir ce que réserve le futur. Je pense qu’il ne faut fermer aucune porte. Nous sommes amenés à exercer plusieurs métiers. Trois selon les statistiques. Tout est permis, non ?

— Je ne sais pas. Bon c’est vrai aussi que je n’ai pas tout à fait terminé mon cursus. J’ai beaucoup appris ici, en France. Mais je suis loin de ma nièce. Tu te rappelles que ma nièce est à l’hôpital depuis des mois. Les signes du syndrome de Panzuzu fragilisent ses poumons l’empêchant de vivre normalement. Elle se fatigue au moindre effort. Son système immunitaire est de plus en plus défaillant. Les maladies opportunistes se relaient : le moindre virus la contamine. Si elle n’est pas à l’hôpital, elle est malade quasiment toute l’année. Ses parents vont certainement aller dans le sens de l’équipe médicale, c’est-à-dire passer à la greffe. Tu vois un peu la gravité de la situation. Comme on ne sait si on va trouver un donneur compatible, j’essaie de trouver un moyen, un protocole pour qu’elle aille mieux. Pour le jour de l’an, ma coloc m’a invitée dans sa famille en Bretagne. Sur le marché de Noël, un exposant m’a offert une fiole qui devait soulager ma nièce. Je lui en ai donné la moitié, puis une deuxième dose pour observer si son état s’améliorait. Comme elle respirait mieux, je t’ai donné un échantillon de substance à analyser. Je me suis dit qu’on pourrait trouver tous les ingrédients contenus dans cette fiole pour reproduire le liquide curatif.

— Et on a fait chou blanc.

Sa tête commençait à tourner. Elle sentait que les bulles de champagne faisaient leur effet.

— Ceci dit, je ne veux pas abandonner la partie. Cette fichue maladie est un combat. Il était évident que, touchés par une maladie orpheline, nous allions passer par des phases de joies et de déceptions. Un nouveau protocole est testé sur ma nièce. Son état s’est stabilisé mais sans guérison pour combien de temps ?

— J’ai l’impression que tu t’investis beaucoup auprès de ta nièce.

— Tu as raison. J’ai été auprès d’elle dès sa naissance. A cette époque, j’habitais chez Jenny et Patrick, ma sœur et mon beau-frère. Ma sœur est reporter-photographe et même après la naissance de Clara, elle a continué à naviguer partout autour du monde, plusieurs fois par an et souvent pendant un mois ou deux. Il me paraissait logique de m’en occuper. Je pense que sans le savoir, j’ai compensé l’absence de Jenny, et le fait que Patrick rentrait tard. C’est un peu comme tes parents, il gère un magasin d’alimentation et il travaille beaucoup. Plus tard, lorsque Clara est rentrée à l’école, je préparais le dîner, je l’aidais pour ses devoirs. Je l’accompagnais dans les gestes qu’elle ne pouvait pas effectuer du fait de la fatigue. Ensuite, sa maladie l’a davantage fragilisée. Plus grande, elle ne pouvait suivre ses cours que le matin. Mon beau-frère était dépassé, il travaillait le soir, le samedi, sa fille était malade et moi j’étais là, encore adolescente. Ceci dit, il a été très gentil, je n’ai manqué de rien. Patrick n’est pas très affectueux mais il a veillé sur moi, comme un père. Il cherchait des idées de sorties le dimanche. Ce n’est pas simple d’intéresser à la fois une ado et une petite fille.

Romain vit que le canapé se libérait. Le couple qui y était installé se leva pour se joindre à un groupe d’amis qui venait d'arriver. Il posa sa main sur l’épaule de Shany qui comprit qu’il souhaitait s’assoir :

« Qui perd sa place est remplacé par deux gros chats !

— Meow, répondit Shany. »

Le jeune homme croisa les jambes l’une sur l’autre, but une gorgée de champagne. Il pose sa flûte sur la table basse en verre et métal doré poli, avant de demander :

« Si je comprends bien. Ta nièce ne voyait plus sa mère ?

— C’est exactement cela. J’étais présente lorsque sa première dent a poussé, lorsqu’elle a effectué ses premiers pas. Ma nièce est très attachée à moi. Une présence lui était nécessaire. J’en ai peut-être fait trop.

— Ou les parents pas assez. Tu sais. Il ne faut pas tourner en rond là-dessus. Ce qui est fait est fait. Tu ne peux pas retourner en arrière.

— Oui, tu as raison. Tu vois, on est dans le trop ou le pas assez. Ma famille vit aux USA et moi je termine mes études ici. J’étais trop présente, aujourd’hui, je suis absente.

— Shany, je ne veux pas être indiscret. Tu vivais chez ta sœur pour protéger ta nièce ?

— Ha non, ça, c’est une tout autre histoire. »

Romain ne savait pas à quoi s’attendre. Il ne voulait pas se montrer grossier en poussant la jeune femme à se confier. Il connaissait Shany depuis qu’elle était entrée à l’université à la rentrée de septembre. Il la voyait pendant les TD puisqu’il suivait certains groupes quand les projets et les manipulations qui s’y rapportent, rentraient dans son champ de recherche. Ceci dit, ils ne se côtoyaient pas au point de se confier sur leur situation familiale.

« Oui, enfin, je ne vais pas te déranger avec mes histoires de famille.

— Tu sais, moi-même, j'ai eu la chance de trouver de l’aide en Baptiste et sa famille puisque je passais quasiment tous mes mercredis dans cet appartement. Alors, je peux entendre beaucoup de choses intimes. Fais comme tu le sens.

Shany inspira profondément, comme pour se donner le courage d’affronter cette partie de sa vie.

« En fait, je suis jumelle. J’ai un frère… Enfin, j’avais. Il s’appelait Hasher. Comme souvent les jumeaux, nous avions un lien particulier et notre propre univers. Nous avions notre propre langage. Et puis il y a eu un accident. »

Shany fit une pause puis reprit.

« On venait d’avoir onze ans et nous passions nos vacances chez nos grand-parents. Papy avait acheté un bateau qui mouillait à la Marina dans la baie de Saint-Albans. Pour nous faire plaisir, il nous a emmené faire un tour du côté des élevages de poissons. Mon frère a voulu aller jouer avec. Enfin, c’est ce que nous pensons, car il les adorait. Il avait des encyclopédies, il connaissait beaucoup leurs noms, le commun et le latin. Va savoir ce qu’il lui est passé par la tête. Il s’est glissé dans la mer sans bruit. Nous avions eu quelques cours de natation, il a dû penser qu’il pouvait nager comme un poisson dans l’eau. En fait, je sais que ce n’est pas vraiment comme cela que cela s’est passé mais c’est la première version que l’on m’a donnée à l’époque, pour adoucir l’histoire, si on peut dire. Les grands-parents ne se sont pas rendu compte de suite que Hasher avait disparu. Quand mon grand-père s’est aperçu qu’il n’était pas présent, il a stoppé tout de suite et nous l’avons appelé. Nous pensions qu’il jouait à cache-cache. Nous l’avons recherché sur le bateau. Mon grand-père a donc cherché du côté de la mer. Il y a vu sa chemise flotter. Mais mon frère, lui, restait invisible. Puis quelqu’un a vu son corps dans le sillage du bateau. Ma grand-mère a immédiatement plongé, l’a ramené sur le ponton. Grand-mère a des notions de secourisme. Papy, lui, a tout fait pour rejoindre la terre le plus vite possible. Depuis le bateau, mon grand-père a appelé les secours. Sitôt à terre, ils ont pris en charge mon frère, et ont filé tout droit vers les urgences. Moi, j’étais là, à ses côtés, tout le temps, même dans l’ambulance. Malgré tout, à peine pris en charge sur le brancard pour le mener en réanimation, Hasher était décédé. Il n’y avait plus rien à faire. Les médecins ont tout de même essayé de le ranimer avec l’aide de l’assistance respiratoire mais l’opération a été vaine. Il s’était passé trop de temps entre le moment où l’eau est entrée dans les poumons de mon frère, le secours de ma grand-mère, qui s’est pourtant évertué à sortir l’eau des bronches et l'intervention des médecins des urgences. »

Il y eut bien évidemment un long silence qui suivit la dernière phrase de Shany. Romain chercha un moyen de rebondir pour faire un pas de côté et éviter de rester la chape de plomb que Shany venait de poser.

« C’est une réelle épreuve dans une famille. Vous devez chacun d’entre vous sentir responsable. Tes grands-parents de n’avoir pas été davantage vigilant. Et toi, comment as-tu ressenti ces événements ?

— Difficile à dire. C’était mon frère, jumeau qui plus est. Que veux-tu que je te décrive ? Dans un premier temps, on ne comprend pas. Et ce n’est pas comme quand tu apprends qu’une grande tante ou autre est morte. Tu ne comprends pas, alors que tes yeux ont tout vu, que ton cerveau a enregistré le moindre millième de seconde de tout le film. J’étais sur le bateau. J’étais dans l’ambulance. Mais en fait, ton cerveau te dit que ce n’est pas vrai. Il ne veut pas ressentir. C’est normal, il ne veut pas exploser en vol. En plus, on te serine à longueur de journée qu’il faut faire les choses bien parce que sinon… Je ne sais pas, le bien est censé engendrer le bien, un truc dans le genre. Mais là, tu te rends compte que ça n’a aucune réalité. Et pourtant, tu veux que les choses aient un sens. Que le bien récompense le bien et que le mal récompense le mal. Et puis non. Mais ton cerveau, il veut s’asphyxier avec ça. »

Shany but une gorgée de son verre.

« Puis il y a la phase deux. Quand tu reprends un peu les commandes. Tu évacues la première idée, tu passes à la recherche du coupable. Toujours cette fichue quête de sens. On ne meurt pas comme ça, sans raison valable. Tu connais le syndrome du survivant ? C’est ce que j’ai ressenti. Dans la fratrie, nous étions deux sœurs et un frère. Il était couvé et gâté car c’est le seul garçon de la famille. Tu sais ce que c’est dans les familles catholiques traditionnelles, c’est le garçon l’héritier. Mon père représentait la reprise de l’affaire de mon grand-père. Mais mon père s’y était opposé car il préférait le métier pour lequel il avait toujours été passionné : antiquaire. Parfois, il vend et nous vivions à l’aise, d’autres fois, il ne veut même pas se séparer de ses acquisitions, alors, nous vivions chichement. »

Shany fit une courte pause mais ce n’était pas pour interrompre son flot de paroles. Juste pour reprendre son souffle et laisser les mots qui arrivaient dans le désordre s’organiser en phrases intelligibles. Elle reprit :

« Enfin après cela, rien n’a été pareil. Des tensions dans la famille, il y en avait déjà. Celle de ma mère est plutôt aisée, alors que celle de mon père c’est plutôt la classe moyenne. Ma grand-mère maternelle pensait que cette union était une mésalliance. Sa fille chérie méritait un meilleur parti. Elle n’a jamais porté mon père dans son cœur. Après le décès de mon frère, les rancœurs n’ont pas été réellement exprimées. Mais ma mère Marine a fait une dépression.

— Et toi, dans tout ça ?

Shany regarda Romain, les yeux brillants, avec un air de reproche.

— Que veux-tu que je te dise ? Je n’aime pas parler de ça. C’est trop…

Shany se frappa plusieurs fois le cœur avec son poing droit serré.

— Mon frère m’a manqué. Horriblement. Il me manque toujours d’ailleurs. Pendant des jours et des jours J’ai revécu la scène en boucle, encore et encore. Je m’entendais, m'égosiller à l’appeler. Ce qui m’a le plus marqué, c’était mon impuissance. A aucun moment, je n’avais le pouvoir de faire quelque chose. On a tenté de me rassurrer mais je crois que déjà, à la Marina, je savais qu’il n’était plus là. C’est difficile à expliquer. Quand on est jumeaux, on sait si l’autre va bien ou pas… Il peut être à des centaines de kilomètres, ça ne change rien, tu sais. Et là, je ne sentais plus rien. Comme si une partie de mon cerveau s’était éteinte, comme si on avait coupé le son d’une radio qui faisait en permanence une sorte de bruit blanc. Je ne sais pas si on peut imaginer ça. Le silence. Quand on naît jumeaux, on ne sait pas ce que c’est le silence. Je ne sais plus quand. ce silence est devenu ma prison. J’ai cessé de communiquer avec quiconque. J’étais hébétée. Je n’entendais plus ce que disaient les gens. Ils ont voulu que je reprenne l’école, la semaine d’après. Mes notes ont chuté. Quand mes parents insistaient pour que je m’exprime, je leur hurlais dessus. J’étais en colère. Bien sûr que j’étais en colère ! La mort de mon frère n’avait aucun sens. Rien à faire, je voulais discuter avec mon frère et personne d’autre. Le soir, sous les draps, je lui racontais ma journée. Mon père s’en est aperçu et a craint que je perde pied avec la réalité. Ma mère… Pour ma mère, je n’existais plus. Dans sa tête, nous, mon frère et moi, nous étions un tout. Mon frère n’étant plus là, ses “jumeaux” n’avaient plus de réalité. Mon père m’a pris rendez-vous chez un pédopsychiatre. Dans mon souvenir, cela n’a pas duré très longtemps car , je suis restée muette.. Mon père se débattait déjà avec sa propre douleur et surtout avec la dépression de ma mère. Ma mère en voulait à mes grands-parents. Pour elle, ils étaient responsables de la mort de Hasher. Les tensions étaient vives et mon père coincé entre deux feux et avec moi en plus qui n’arrangeait rien au tableau. Cela aurait pu aboutir à la séparation de mes parents mais Papa a tout fait pour l’éviter. A cette époque, j’ai vraiment vu mon père quasiment toucher le fond et c’est à ce moment qu’il a décidé de m’envoyer chez ma sœur. Je ne sais pas si c’était une sorte de clairvoyance ou bien sa solution de la dernière chance pour éviter de sombrer totalement. Les circonstances n’étaient pas des plus évidentes pour prendre cette décision. Ma sœur était enceinte à ce moment-là mais elle s’en faisait une joie. Patrick, son mari, lui, était plus réticent. Il ne savait pas comment s’y prendre avec sa femme et son futur bébé, alors avec une mioche dépressive en plus au tableau, il n’était pas jouasse. Il soutenait sa femme. Elle avait perdu un membre de sa famille. Vu sa grossesse, elle était d’autant plus sensible. Elle pleurait tout le temps. Ça faisait une grande charge pour lui. Il a subi aussi la tragédie de plein fouet. Tout le monde était pris dans cette histoire qu'il le veuille ou non. Cela a été une période éprouvante pour chaque personne.

— Quel âge avais-tu ?

— Onze/Treize ans. Ooooh, je m’excuse, Romain. J’ai parlé, parlé. Il est très rare que je raconte ces événements. En général, les gens ont peur. Ils me regardent ensuite avec pitié, c’est insupportable.

— Je comprends. Tu prends un verre ?

— Volontiers, mais un jus de fruits. J’ai besoin de vitamines. Je m’en veux déjà de t’avoir fait part de ce drame avec les conséquences qu’il n’a pas manqué d’engendrer.

— Ne t’en fais pas pour ça. Nous avons tous des histoires de famille. Je pense au contraire que c’est une bonne chose d’en parler. Tout garder pour soi, ne peut pas être une bonne chose à la longue.

— Tu es gentil. Merci beaucoup Romain, on se voit beaucoup mais on se connaît à peine, alors...

— Justement, parfois, la confidence est facilitée parce que justement, on a devant soi un parfait inconnu. Je vais te chercher ton jus.

— Merci encore.

— Il n’y a pas de quoi. On danse après ? Il faut bien que les vitamines servent à quelque chose !

— Huuuum.

La jeune femme hésitait. Se remémorer la disparition de son frère avait fait remonter des souvenirs douloureux. En parler la soulageait tout en la rendant triste car elle ressentait combien son frère lui manquait. Elle se sentait vide. Mais elle ne voulait pas être impolie ou pire avoir l’impression d’être la traumatisée de service. Elle décida donc d’y mettre du sien. Après tout, Romain était un compagnon charmant. A elle, de se montrer avenante.

— Volontiers. Mais ne m’en veut pas si je ne suis pas tout à fait dans l’ambiance avec ce que je viens d’évoquer.

— Laisse-toi aller. Comme le dit la sagesse populaire, la musique adoucit les mœurs.

Romain tendit la main à Shany pour rejoindre la piste de danse. Shany était heureuse de pouvoir s’amuser.

Romain savait s’y prendre malgré les maladresses à répétition de Shany, fussent-elles dûes à son inexpérience en tant que danseuse, aussi bien qu’à son ivresse plutôt prononcée. Shany ferma les yeux pour se laisser porter et balancer par la musique. C’était le titre atroce Run de Leona Lewis qui passait. Elle n’avait pas particulièrement d’inclination pour cette chanson. Ce soir, cette nuit, le cœur de Shany était comparable à un marshmallow qu’on aurait mis trop près du feu. Autant dire que la forteresse imprenable qu’elle pouvait incarner menaçait de ne pas garder très longtemps ses ponts-levis relevés. En même temps qu’elle se balançait de droite et de gauche, elle ouvrit un œil pour chercher Paula. Dès que la musique allait s’arrêter, il fallait absolument qu’elle se mette en quête de son amie. Il y avait urgence.

Elle sentait à la pression de ses mains sur ses hanches que Romain n’était pas résolu à la laisser s’échapper comme cela. Il était charmant, il avait de la conversation et honnêtement, il n’était pas impossible qu’elle ait légèrement craqué pour son attitude de meilleur ami confident… Le genre de gars dont on garde le numéro pour l’appeler en dernier ressort quand même les meilleures amies sont passées par le fond du raz-de-marée des sentiments. Le genre de gars qu’on va rendre malheureux s’il n’est ni asexué, ni homosexuel. Oui, cela faisait peut-être hyper cliché mais à cette heure et dans cet état, elle ne pouvait pas faire dans la finesse de raisonnement.

La musique s’interrompit et Shany en profita pour se dégager.

« Je dois aller aux toilettes… dit-elle et elle fit un demi-tour vacillant pour s’éloigner.

— Ok, je t’attends. » entendit-elle de la part de Romain.

Elle sonda la pièce du regard en fixant du mieux qu’elle pouvait chaque visage dans l’espoir de trouver celui de Paula. Mais elle fit choux blanc. Elle se dirigea alors vers les sanitaires, histoire de ne pas éveiller de soupçon auprès du gars derrière elle qui devait la suivre des yeux.

Elle entra dans la pièce et ferma la porte. Il y avait un miroir au-dessus des toilettes. Qui mettait un miroir dans ses toilettes ? Sans rire. Elle s’assit sur la cuvette et fouilla dans son sac pour récupérer son téléphone. Quand elle prit, elle vit qu’il y avait une notification. C’était un message de la part de Paula qui s’excusait. Elle était partie rejoindre Rémy qui l’avait appelée parce qu’il avait réussi à se libérer des griffes de sa sœur. Comme elle

« Raaahhh… Paula, je te hais !… » laissa échapper Shany.

Allait-elle réussir à se débarrasser d’un mec trop gentil sans avoir trop de remords ? Elle se leva et déverrouilla la porte. Elle passa la tête délicatement dehors et croyant avoir le champ libre, elle s’élança dans le couloir en direction de l’entrée. Elle avait à peine fait quatre pas qu’elle entendit une voix s’élever à sa droite.

«Shany, je suis là. »

Elle se tourna et vit Romain affalé dans un siège scandinave au design improbable. Elle hésita. Sincèrement, l’idée de prendre ses jambes à son cou lui traversa l’esprit mais ce ne fut qu’une idée fugace. Elle ne se sentait pas de s’enfuir comme ça. Ses pas la ramenèrent donc vers Romain.

« Tu sais…

— Tu veux aller prendre l’air ?

— Non, enfin si, mais c’est surtout qu’il se fait tard. »

Romain se mordit les lèvres. Il sembla réfléchir.

« D’accord, je comprends. On peut sortir quelques minutes avant que Cendrillon ne rentre avec sa citrouille ? »

Shany ne s’attendait pas à ce que Romain baisse les bras comme cela, vu la perspicacité dont il avait fait preuve durant toute la soirée et elle se sentait obligée de céder à son dernier petit caprice. Ils sortirent donc. Shany se tenait à une bonne distance de Romain, elle voulait lui faire comprendre qu’elle ne cherchait pas d’intimité. Le jeune homme était vraiment attiré par la jeune fille mais il capta son changement d’attitude. Il n’était pas dans ses habitudes de forcer la main à une fille. Il pensait ne vaut-il pas mieux gagner une bonne copine que de s’aventurer dans une relation ou l’un des deux partenaires joue un rôle de peur de rester seul ? Pour cacher sa déception, il blagua pendant leur promenade. Il se dit qu’il avait bien le temps puisqu'ils se croiseraient tôt ou tard à la fac. n’avait pas réussi à la trouver, elle s’était éclipsée sans dire au revoir.

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