Chapitre 13 - Wan Ho-hwè

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Aye et Jennifer partirent vers sept heures après avoir remercié leurs hôtes pour leur hospitalité. Jennifer ne put s’empêcher de les interroger sur ce qu’il s’était passé les mois précédents et comment ils l’avaient vécu. Ils ne faisaient pas officiellement partie de sa liste d’interviews mais Jennifer n’était pas du genre à passer à côté de toute opportunité. Pour elle, il était primordial de recueillir tous les témoignages lorsque quelque chose se produisait, quel que soit le lieu. Il était crucial de ne pas y apporter de filtres. Il n'était jamais question pour elle de devenir le véhicule d'une explication ou d'une vérité. Après avoir passé de nombreuses années sur le terrain, elle savait qu'il n'y avait jamais de bons et de méchants. S'engager dans ce type de considération signifiait oublier que la plupart des comportements humains étaient liés à une histoire qui, à son tour, était liée à une autre, et ainsi de suite.

*

Ils mirent une quarantaine de minutes pour arriver à la hauteur des premières habitations. A vue de nez, Jennifer estima que le village devait compter trois cents à quatre cents personnes, difficile de passer inaperçu. Encore une fois, Aye avait préparé le timing avec minutie, c'était jour de marché. Le long de principales rues, une quarantaine de personnes commençaient à installer leurs étals tout aussi odorants les uns que les autres. Les vendeurs de poissons d’eau douce et d’eau de mer s'affairaient. Beaucoup de thé, fruits, de légumes, des épices comme du curry, du piment, du gingembre, tou-hu. Quelques commençaient même à négocier les prix des textiles, des bijoux pour confectionner des habits sur mesure avec des femmes fraîchement débarquées de nulle part. Les bouchers protégeaient les poulets, la viande de bœuf, de canard de la chaleur en les stockant dans des espaces réfrigérés.

En d’autres circonstances, Jennifer se serait bien baladée entre les différents étals, discuter, négocier ou encore déguster quelques plats avant d’en acheter. Mais cette fois-ci, elle se contenta de se coller au maximum sur les pas d’Aye.

Wan Ho-hwè n’était clairement pas une agglomération d’ampleur. Cependant, il semblait qu’elle prenait une place particulière dans la région. Jennifer ne connaissait bien entendu pas l’histoire du coin mais il était pratiquement sûr que le village avait dû avoir une importance politique non négligeable. Bien qu’elle essayât de ne pas lancer trop de regards alentour, elle repéra plusieurs groupes d’hommes qui se retournèrent ostensiblement à leur passage. Elle regrettait de ne pas pouvoir saisir un traître mot dans le brouhaha de conversations car elle se sentait du coup particulièrement exposée. La seule chose qui la rassurait, était que finalement, peu de ces hommes étaient armés, du moins de manière visible. Ils arrivèrent à la première intersection entre deux routes qui semblaient sortir de nulle part car mangées par la végétation en moins de cent mètres et l’artère principale. Aye s’arrêta un instant pour interroger un autochtone. Jennifer, perdue dans ses pensées, ne le vit pas et elle lui rentra dedans. L'autochtone la regarda et ses yeux ronds trahirent sa surprise. De toute évidence, il n’avait jamais croisé de femme blanche. Tout en répondant à Aye, il continua de la dévisager. Aye le remercia et s’apprêta à reprendre son chemin mais l’homme l’interpella et lui posa une question. Aye sourit et répondit puis reprit sa route. Jennifer courut un peu pour revenir à la hauteur d’Aye.

« Qu’est-ce qu’il a dit ? Que vous a-t-il demandé ?

– Rien d’intéressant, il m’a juste demandé où est-ce que je vous avais trouvée.

– Où vous m’aviez trouvée ?

– A priori, il croit que je vous ai pris pour femme et que je suis allé vous chercher dans une contrée particulière.

– Et vous lui avez répondu quoi ?

– Que c’était trop tard.

– Trop tard ?

– Que vous étiez le dernier modèle et qu’il n’y en avait plus en stock. » fit Aye en riant légèrement, heureux de sa répartie.

Jennifer fit la moue. Elle aimait le trait d’humour mais le fait de se retrouver ramenée au statut d’un simple objet ne lui plaisait que très moyennement. Cependant elle savait bien qu’il fallait qu’elle s’adapte car sa réaction était viscéralement attachée à sa culture. Quand bien même elle était convaincue d’être dans le vrai, il se trouvait que la culture et les rapports faisaient partie de ces choses qui prenaient leur temps pour évoluer et trouver la route du “bien”. Il n’était pas interdit de tenter de les faire évoluer plus vite. Tout dépendait à quel point on voulait désintégrer la cohésion d’un groupe dans toutes ses composantes et ses générations. On le voyait bien avec les générations individualistes modernes. Casser les codes devenait une habitude mais tout simplement parce qu’elles ne prenaient plus du tout en compte la nécessité de cohésion sociale. La soi-disant modernité n’était au final qu’un “je m’en foutisme” total par rapport à l’autre, une bêtise égoïste qui oubliait qu’on n’oublie pas comme ça les choses qu’on inculque pendant plusieurs dizaines d’années.

L’artère principale s’étendait sur quatre cents mètres et serpentait entre les habitations. C’était une chose remarquable : ailleurs, c’était l’inverse lorsqu’on voyait une rue. Le tracé de la rue organisait les habitations.

« Il va falloir qu’on aille de l’autre côté du village. La “banlieue”, si je devais traduire le terme. C’est la partie pauvre. Votre premier témoin est là-bas.

– Partie pauvre ? Parce que là, nous sommes dans les beaux quartiers ? Franchement ? fit Jennifer, les yeux écarquillés.

– Disons que comparativement à là-bas, les habitants de ce quartier s’en sortent mieux que les autres. Et il n’y a pas trop de surprise, ce sont en majorité des commerçants.

– Toujours les mêmes qui sortent leurs épingles du jeu.

– Une fois que vous avez mis en place une économie de la pénurie et fait en sorte que la survie soit sous la règle de ceux qui achètent et revendent les denrées les plus élémentaires, c’est quasiment une loi de la physique. »

Jennifer connaissait très bien le schéma et on le retrouvait partout sur la planète. C’était même dans certains pays doublés d’une hypocrisie infâme de la part des pays riches qui au motif d’aider à exploiter les ressources des pays pauvres les maintenaient simplement à l’état de mendiants pour récupérer les ressources qu’eux-mêmes produisaient.

*

Jennifer sortit de la maison. Aye l’attendait à la sortie, assis sur un tas de planches. Il s’amusait avec son couteau en effectuant une sorte de gravure.

« Ça y est, j’ai terminé. C’était le dernier ?

– Non et vous allez être contente.

– Pourquoi ?

– On vient de m’avertir que le chef du village voulait vous rencontrer.

– Ah. Comment a-t-il su que j’étais là ?

– Tout se sait très vite. Ce hameau n’est pas très grand... Honnêtement, cela ne me plaît pas.

– Pourquoi ?

– Eh bien, si le chef du village désire te rencontrer, c’est que l’information s’est ébruitée qu’il y avait une journaliste sur place. Bon, c’est évident que cela allait se produire. Mais qui sait à l’heure actuelle ?

– Je comprends. Il faut faire rapidement alors. Depuis quand vous a-t-on signalé que le chef voulait me voir ?

– Depuis un quart d’heure environ.

– Disons qu’on y va tout de suite et que d’ici, trois quart d’heure, une heure, on décolle. Ça vous va ? »

Aye ne put s’empêcher de planter un regard rieur dans celui de Jennifer.

« On est parti. »

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