Chapitre 10 - Rangoon

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Jennifer se réveilla en sursaut. Elle se redressa sur son flanc gauche et tendit l’oreille mais il n’y avait aucun bruit particulier. On n'entendait que la rumeur ordinaire de la vie nocturne de Rangoon et le bruit de la climatisation de la chambre d'hôtel. Elle jeta un œil vers le réveil. Quatre heures cinquante. C’était trop tôt pour se lever mais tel qu’elle se connaissait, elle savait qu’elle ne retrouverait pas le sommeil. Cette journée était décisive et elle ne pouvait pas évacuer d’un simple revers de main la nervosité que cela impliquait. Elle allait le payer par un gros coup de fatigue plus tard. Aujourd'hui, elle rejoignait son fixeur. Celui-ci devait l’aider à se rendre la région de Wan Ho-hwè en passant par la Thaïlande. Là-bas, des rumeurs couraient sur l’armée régulière qui y conduirait des opérations spéciales en utilisant les populations locales comme boucliers humains. Autant dire que le trajet n’allait pas être simple, sûrement plus d’une quinzaine d’heures de route et qui était loin d’une randonnée touristique. Elle voulait rencontrer des personnes du terrain en évitant les autorités. Elle se donnait quarante-huit heures pour ça. Puis elle devait revenir à Rangoon en espérant que son absence passe inaperçue.

Pour cela, elle comptait énormément sur Aye, un fixeur. C’était la première fois qu’elle allait sortir de Rangoon et se rendre en territoire Shan. Les fois précédentes en 2008 puis en 2009, elle n’était restée qu’un jour ou deux et ne s’était jamais aventurée hors de la capitale. Cette fois-ci, elle s’était un peu mieux renseignée et elle avait estimé sans trop de surprise qu’il valait mieux se trouver un point de contact et un guide. Un ami qui commerçait avec plusieurs figures locales dans l’est du pays, la zone qui jouxtait la frontière Thaïlandaise, lui avait recommandé une de ces connaissances. D’après lui, Aye était une perle rare. Polyglotte, Il parlait très bien le français, l’anglais et le shan. Comme une bonne part des Shan, il était un bon locuteur birman et thaï. Jennifer n’en savait pas plus sur le bonhomme à part qu’il était fiable et n’était pas du genre à se carapater à la première difficulté. Elle ignorait comment son ami pouvait avoir ce genre d’information sur le comportement du gars mais c’était en substance comme cela qu’il l’avait convaincue de prendre contact avec.

Jennifer se retourna dans son lit pour éviter de fixer l’affichage à LED rouge de chaque minute qui passait. Il fallait qu’elle se rendorme, même si ce n’était qu’une petite demi-heure, sinon elle sentait qu’elle allait être mal pendant toute la journée. Elle inspira et expira un grand coup puis essaya de faire le vide dans son esprit. Cela ne marchait pas à tous les temps car elle n’était pas douée dans ce genre d’exercices. La rumeur urbaine nocturne de Rangoon sans être trop dérangeante suffisait à fixer son attention et mettre ses neurones dans un état d’ébullition incompatible avec l’extinction de sa radio mentale. Cependant, a priori cette fois-ci, elle fit bien car elle finit par retourner dans une sorte de somnolence qui sans être reposante avait le mérite au moins de l’apaiser. Ses séances de sophrologie n’étaient pas tout à fait aussi vaines que ce qu’elle pouvait penser au départ. Aussi étrange que cela puisse paraître, Jennifer avait beau avoir un caractère plutôt aventureux, elle n’en restait pas moins une personne anxieuse. Elle ne l’avait pas toujours été. Elle situait le basculement aux alentours de la naissance de sa fille. Difficile de trouver l’origine exacte de la chose mais il était certain que la période n’avait pas été simple, pas seulement du fait d’accoucher de sa fille, ce qui aurait pu être un élément d’anxiété en soi. Cependant, il n’y avait pas eu que cela et cette accumulation avait eu tôt fait d’avoir la peau de sa témérité originelle.

A cinq heures trente, elle décida de se lever et fila prendre une douche. Il fallait qu’elle en profite car il était probable que côté hygiène physique, les choses deviennent très spartiates dans les prochains jours. Une fois lavée, elle enfila un simple tee-shirt et un longyi. Puis elle termina de faire son sac. Le bagage était léger car elle n’avait pris que le minimum vital. Hors de question de se faire repérer avec un sac un peu trop volumineux qui dénoncerait une sortie de plus d’une journée. Le régime en place avait des yeux et des oreilles partout et en tant que journaliste, elle était une cible de choix. La discrétion était donc de mise pour avoir l’espoir de se soustraire à cette surveillance généralisée.

Lorsque tout fut en ordre, elle s’assit quelques minutes sur son lit. Elle ferma les yeux en laissant son esprit vagabonder. La première chose qui lui vint, ce fut le visage de Clara, sa fille. Elle eut un pincement au cœur. Elle n’aimait pas penser à Clara dans ce genre de circonstances. Cela la faisait culpabiliser d’être absente. Elle pensa à Patrick. Lui était avec Clara. C’était un peu pour cela qu’elle l’avait épousé. Sa profession impliquait qu’il reste à New York et donc qu’il soit aux côtés de Clara. Bien sûr, elle n’avait pas anticipé la maladie de Clara et c’était sûrement un peu injuste de penser ainsi mais quelque part, ça la réconfortait un peu.

*

Jennifer referma la porte de sa chambre le plus silencieusement possible pour éviter que les occupants éventuels des chambres adjacentes ne l’entendent et sortit de l’hôtel en évitant de passer par l’entrée principale. La veille, elle s’était baladée un peu partout dans l’établissement pour localiser les caméras et les personnes dont elle supposait qu’elles étaient des envoyés des autorités locales. En tant que journaliste et, qui plus est, américaine, il était évident qu’elle allait être marquée à la culotte sur chacun de ses déplacements. Elle trouvait cela un peu excessif car elle n’avait jamais fait montre d’hostilité, ni de critique vis-à-vis du régime en place, les fois précédentes. Elle n’avait réalisé qu’un rapport factuel de la situation sur le terrain. Personne dans le pays n’avait jamais pointé du doigt son travail pour une raison quelconque. Donc la défiance systématique des autorités était étrange. Il fallait faire avec.

Elle avait rendez-vous dans la chambre d’un motel des quartiers nord. A partir de là, elle et son fixeur devaient prendre une voiture pour sortir de Rangoon et partir en direction de la frontière est. Elle avança dans la rue, jeta un œil derrière elle en direction de l’hôtel. La façade comme bon nombre d’habitations et de constructions rappelait l’époque de la colonisation britannique. Rangoon était particulièrement marquée par cet élément et l’on voyait aussi que l’architecture avait été faste, luxueuse, ce qui faisait contraste avec l’état de délabrement dû à un entretien loin d’être à la hauteur du nécessaire des immeubles, intérieur comme extérieur. L’histoire du pays et de son indépendance était loin d’avoir été un long fleuve tranquille. Pris dans les méandres de la géopolitique à la fois mondiale et locale, le Myanmar en sus de tensions internes ne s’occupait guère de la vie du quotidien des populations. D’où la vétusté qui étendait son règne un peu partout jusqu’à aujourd’hui. Jennifer ne remarqua personne qui aurait pu la prendre en filature mais elle attendit d’avoir parcouru environ deux cents mètres pour héler un taxi-scooter. Elle préférait ce type de transport pour passer le plus inaperçue possible et avec le casque, c'était un plus.

« Motel Crazy, please. Do you know ? »

Le jeune conducteur hocha la tête et lui tendit un casque demi-coque. Pour une fois, le casque semblait relativement neuf. Elle l’enfila sur sa tête et l’attacha. Elle s’assit derrière le jeune homme et lui tapa sur l'épaule pour lui signaler qu’elle était prête à partir. D’ordinaire, même en scooter, ils auraient mis un peu plus d’une demi-heure avec la circulation tant celle-ci pouvait être chargée et chaotique. Cette fois-ci, ils ne mirent qu’un peu plus de vingt-cinq minutes. Bien que les grandes artères de Rangoon étaient équipées de moyens de signalisation et qu’il existait un embryon de code de la route, une course en deux roues relevait d’une faufilée désordonnée entre camions, voitures et piétons dont le seul mot d’ordre était d’éviter de rentrer dans les autres sans trop se préoccuper de là où ça vous emmenait. Miraculeusement, cette seule règle s’appliquait et gouvernait admirablement bien au prix d’une lenteur conséquente dans le trajet. Jennifer ne put s’empêcher de penser que cette manière de ne pas concevoir de schéma de circulation optimisé était peut-être un moyen bien plus prudent de ralentir les véhicules plutôt qu’à la mode occidentale où il fallait sortir toute une artillerie de panneaux, de radars surplombés par son lot de sanctions, procès-verbaux., retrait de permis et autres joyeusetés du genre dont le bilan n’était pas nécessairement plus fameux qu’ici. Les façons de penser une réponse à une même question étaient vraiment intéressantes et mettaient en exergue les valeurs de la société. Sans trop aller dans la caricature, il était évident que les sociétés asiatiques en général privilégiaient l’intelligence de groupe en n’arbitrant pas certaines règles entre les individus. Cela les forçait à trouver un compromis et étant donné le nombre d’individus, ce n’était pas nécessairement le plus fort qui gagnait. En occident, on ne voulait pas croire cela. Donc on légiférait à tout-va. Finalement, cette loi étant fabriquée par un comité restreint de personnes assez loin du terrain était à leur image, favorisant la pratique d’un petit nombre au nom d’un consensus fictif mais affiché comme tel.

Jennifer était tout à ces constats lorsqu’ils arrivèrent aux abords du motel. Elle demanda à son chauffeur de la laisser au niveau de l’artère principale à une centaine de mètres de l’établissement. Elle régla la course, rendit le casque et après avoir noué un châle autour de sa tête pour dissimuler autant que possible son visage, elle commença de s’avancer en direction du motel. D’ordinaire, elle se serait mêlée à la foule pour éviter de se faire trop repérer. Cependant à cette heure-ci, la stratégie n’était pas applicable. Il fallait donc qu’elle avance à découvert et qu’elle fasse preuve d’une vigilance accrue pour détecter tout comportement suspect. Elle repéra quelques petites rues parallèles par lesquelles elle pourrait s’enfuir ou disparaître rapidement au cas où. Arrivée à une trentaine de mètres et n’ayant rien vu de suspect, Jennifer fouilla dans son sac et en sortit un téléphone portable et une carte prépayée. Elle en avait acheté une douzaine qu’elle avait soigneusement cachées dans la doublure de son sac. Cela lui permettait de pouvoir passer ses coups de téléphone en minimisant le risque de voir sa conversation interceptée. Encore fallait-il qu’il y ait une couverture téléphonique dans la zone où elle se trouvait. A Rangoon, la couverture du réseau mobile était comparable à celle de toute grande agglomération occidentale. Elle composa le numéro que lui avait donné Aye lors de leur premier et dernier échange. Au bout de cinq sonneries, elle tomba sur le répondeur mais ne laissa aucun message. Elle se pinça les lèvres. Elle n’aimait pas cela. Elle regarda sa montre. Peut-être était-elle un peu trop en avance ? En attendant, elle estima qu’elle était trop repérable et partit se réfugier dans une ruelle adjacente. Elle se fixa derrière un conteneur de poubelle et patienta une dizaine de minutes. Puis elle composa de nouveau le numéro. Une nouvelle fois, elle tomba sur le répondeur et une nouvelle fois, elle ne laissa pas de message.

Jennifer réfléchit, elle était partagée. Soit la fiabilité qu’on lui avait vanté à propos d’Aye était bidon, soit il lui était arrivé quelque chose. Dans l’éventualité où ils n’arrivaient pas à se retrouver, Aye lui avait donné une seconde adresse. Mais ils n’avaient pas discuté en détail de cette option. Au bout de combien de temps fallait-il qu’elle cesse de l’attendre pour s’y rendre ? Elle ne savait pas alors elle décida de lui laisser une dizaine de minutes supplémentaires.

Cependant, Aye ne se montra pas au bout du temps imparti. Jennifer jeta un dernier coup d’œil vers le motel puis se remit en marche. La seconde adresse était à moins d’un quart d’heure à pied, elle préféra ne pas reprendre de taxi. Au fur et à mesure qu’elle se rapprochait de sa destination, elle constata qu’elle n’avait pas fait un mauvais choix. Elle s’en doutait quand elle avait regardé son plan. Mais le magasin qui constituait son point de chute se situait dans une zone de petites ruelles qui quadrillaient des centaines et des centaines de baraquements précaires en bois. Même à cette heure plutôt matinale, il y avait un bruit de fond continu, composé de voix, de bruits de cuisine et autres petits postes de radio qui crachaient les actualités locales. On devinait sans peine que le quartier était en train de s’éveiller. Dans quelques dizaines de minutes, on verrait des silhouettes sombres s’extirper de leurs cabanes et se diriger vers la grande route pour se rendre pour une grande part vers les usines du district. Elle aurait bien voulu faire défiler les minutes un peu plus vite car à cette heure-ci, elle était plutôt facilement repérable. Quand elle arriva à proximité de sa destination, elle releva la tête et vit avec soulagement le visage de son fixeur.

Celui-ci lui fit discrètement signe de le suivre à distance. Elle s’exécuta et resta à une trentaine de mètres pendant une dizaine de minutes. Puis soudainement, Aye bifurqua dans une ruelle étroite et peu passante. Elle le suivit.

« C’est bon, maintenant. » lui fit-il alors qu’elle passait devant lui.

« Désolé de vous avoir obligé à faire tout ce chemin mais on m’a filé et j’ai dû fausser compagnie à mon suiveur avant de pouvoir vous rejoindre. Du coup, il fallait aussi que je m’assure que ce n’était pas le cas pour vous aussi. »

Jenny hocha la tête. Elle ne put s’empêcher de s’interroger sur la raison pour laquelle Aye était surveillé. Qu’elle le soit lui paraissait évident mais que son fixeur le soit, était plus étrange.

« Comment est-ce possible ? fit-elle.

– Comment est-ce possible ? Quoi ?

– Que vous soyez sous surveillance.

– Disons qu’il y a un certain nombre de raisons objectives. Je suis considéré comme un opposant pour les autorités locales. Pas suffisamment pour m’enfermer mais assez pour être mis en observation. »

Jennifer hocha la tête une seconde fois. Au ton qu’il avait employé pour lui répondre, elle avait senti que sa question était confondante de naïveté pour lui. Elle n’insista pas et de toute manière, Aye poursuivit sans transition.

« Nous allons pouvoir y aller. Je dois récupérer une voiture dans un garage pas loin.

– Allons-y alors, plus vite, nous serons dans la voiture, plus vite, je me sentirai en sécurité. Autant qu’il est possible, je veux dire. »

Aye eut un petit sourire et inclina la tête.

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