Chapitre 1 - La collocation parisienne

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Il était dix-sept heures quand Shany sortit du grand bâtiment de la Faculté de pharmacie de Paris-Saclay. Le ciel s’assombrit. Le soleil caché derrière le plafond de nuages venait de se coucher. La jeune Américaine sortit un bonnet à pompon de son sac sous lequel, elle fit disparaître ses mèches brunes. Après avoir enfilé son gilet réfléchissant, elle déplia et enfourcha sa trottinette.

Elle leva ses yeux noirs en fronçant les sourcils et partit en direction de son arrêt de bus. Sans être trop éloigné, à pied, il lui fallait une bonne dizaine de minutes pour l’atteindre, c’était pour cette raison qu’elle avait investi dans ce mode de locomotion. En sus, même si elle n’allait que sur ses vingt-quatre ans, mais cela lui donnait l’impression d’être encore une adolescente bien que depuis les dernières années, la trottinette avait conquis toutes les tranches d’âges.

L’air était froid et Shany était convaincue qu’il ne tarderait pas à neiger. Elle se pressa donc et fila le long de la route. Le vent commença à souffler. Bien qu’elle fût de taille modeste, un petit mètre soixante-sept, c’était largement suffisant pour prendre les courants d'air qui la firent frissonner.

Lorsqu’elle arriva sur le carrefour, elle dut forcer le passage pour atteindre l’arrêt et attraper le bus qui venait juste de s’immobiliser. Elle n’avait pas envie d'attendre le suivant. Elle replia rapidement sa trottinette et monta à bord. C’était samedi, il n’y avait pas grand monde. Shany n’aimait pas trop cela. Elle se sentait plus rassurée lorsqu’elle était entourée. Du coup, elle s’assit sur un siège pas trop loin de la cabine du conducteur et sortit son casque pour lancer ses airs de musique classiques préférés. Heureusement, le trajet en bus pour aller jusqu’à la station du RER ne fut pas long et un quart d'heure plus tard, après avoir attrapé une baguette de pain sur le chemin, elle s’assit sur un strapontin direction Châtelet.

A partir de là, après avoir enchaîné avec sa ligne de métro pour arriver à Gare de l’Est, elle finit par atteindre son appartement situé au 18 rue des Récollets. Il était temps, car comme elle l’avait pressenti, les premiers flocons de neige de l’hiver se mirent à tomber. Paula n’était pas là. Shany essaya de se souvenir ce que sa coloc lui avait dit le matin même. Devait-elle passer la nuit ici ou chez son copain ? Elle ne se le rappelait pas.

Shany essaya de se trouver une excuse. Il était vrai que Paula, quand elle se mettait à parler, était un vrai moulin à paroles et c’était un vrai défi d’essayer de l’arrêter ou de lui demander de ralentir. Cela dit, cette fois-ci, ce n’était pas Paula qui était en faute. Shany secoua la tête : certains de ses propres défauts l’exaspéraient parfois. Pour se consoler, elle se dit qu’elle allait prendre une douche. Elle passerait un coup de fil à Paula juste après pour connaître le programme de la soirée.

*

Cette décision se révéla la bonne. Elle n'eut même pas besoin de passer d'appel. Une demi-heure plus tard, juste au moment où elle sortait de la salle de bain, une simple serviette de toilette nouée autour de la poitrine, elle entendit sa coloc introduire sa clé dans la serrure en râlant. Elle n’arrivait pas à ouvrir. Et pour cause, Shany avait oublié de retirer la sienne dans le barillet intérieur.

« J’arrive ! cria Shany, suffisamment fort pour que Paula l’entende au travers de la porte. Je suis désolée, j’ai oublié de retirer les clés de la serrure, continua-t-elle en ouvrant.

— C’est pas grave, fit Paula en passant la porte. Je ne pense jamais à ça. Chaque fois, mon premier réflexe est de pester contre le proprio.

— Ça, c’est pas grave non plus, répondit Shany en passant ses doigts dans ses cheveux pour éliminer quelques nœuds. Ça défoule un peu et ça ne coûte rien.

— Sauf qu’un jour, je vais être plus mal virée que d’habitude et je vais être capable de l’appeler pour l’enguirlander mode Fukushima. Il va rien comprendre, et nous, on sera bonnes pour aller faire un tour du côté de la fondation de l’Abbé Pierre.

— Paula ?

— Quoi ?

— Rappelle-moi de te confisquer ton téléphone la prochaine fois que tu sors de l’appart… »

Paula secoua la tête en souriant.

« J’ai tant l’air d’une folle que cela ? » fit-elle en se retournant pour jeter un œil sur elle-même avec le miroir qui était plaqué sur la porte d’entrée.

Elle se mira quelques instants d’un air dubitatif. Ce matin, pour séduire son Julot, comme elle disait, elle avait voulu jouer du fer à friser. Elle était fière de sa chevelure blonde, qui constituait pensait-elle son atout séduction. Ça, avec sa silhouette. Elle sentait bien une pointe de jalousie quand ses copines lui soutenaient qu’elle pouvait embrasser une carrière de mannequin. Pour donner du volume à des cheveux fins et plats, Paula devait se contorsionner du haut de son mètre quatre-vingts pour voir ses gestes dans le miroir de la salle de bain. Comme à son habitude, elle s’était extirpée de son lit fort tard, elle avait agi à la va-vite. Le résultat n’était donc pas à la hauteur de ses efforts. Le bout des boucles était même brûlé par endroit.

« C'est ça, j’ai l’air d’une folle, répondit-elle à sa propre interrogation. Mais ce n’est pas ma faute si cet appartement est inadapté à mon gabarit. Impossible de prendre soin de ma tignasse comme il le faudrait, donc j’ai l’air d’une sorcière. Une sorcière de compétition, modèle grand luxe tout de même… Même si… »

Voyant la moue qui se dessinait sur le visage de son amie, Shany eut envie de rire mais ne voulant pas la vexer, elle préféra ne pas en rajouter.

Paula jeta sa doudoune sur le porte-manteau et contournant sa colocataire fila dans la pièce principale pour aller s’affaler sur le canapé.

« Tu devrais aller te couvrir, il tombe des flocons et ça caille dehors au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, fit Paula. Je n'ai absolument pas envie de te servir de chaperon si tu chopes la crève. Tu sais bien que je n'ai pas l'âme d’une Mère Thérèsa. Ma mère a dû oublier de mettre de la compassion dans sa marmite quand elle m'a conçue. »

Shany hocha la tête car sur ce point précis, elle ne pouvait décemment pas la contredire. Paula avait une conception très personnelle des relations humaines. C’était parfois un peu déstabilisant. On ne pouvait pas nier que Paula pouvait avoir de l’empathie pour les gens mais cela s’arrêtait là. La compassion, elle n’y arrivait pas. Elle avait plutôt le réflexe de mettre des coups plus ou moins mesurés là où cela faisait mal pour tenter de faire avancer les choses. Pour elle, c’est un peu comme si la compassion rimait avec résignation et ceci, elle ne l’acceptait pas.

« Tu pourrais me contredire, histoire de me remonter le moral, vilaine ! » fit Paula d’une voix riante.

Shany fit deux, trois pas pour arriver dans l’entrée du salon et retrouver un contact visuel avec son amie. L’appartement n’était pas très grand. Il était composé d’un petit couloir, un coin salle de bain-toilettes, une chambre et une pièce principale avec cuisine à l’américaine pour une superficie d’une trentaine de mètres carrés. Qui dormait dans la chambre et qui dormait dans le salon sur le convertible ? Rien n’était vraiment figé. En semaine, c’était souvent Shany qui occupait la chambre car elle se couchait plus tôt que Paula. En revanche, le week-end, elles inversaient car le copain de Paula venait souvent passer la nuit du samedi au dimanche chez elles. Shany cédait donc gracieusement la place. Elle s’y était habituée au point qu’elle prévoyait même le coup en s’armant de boules Quiès ou de son casque audio. Paula n’était pas très silencieuse en temps normal, elle l’était sans surprise encore moins au lit avec un gars et plusieurs heures à faire passer.

Paula se contorsionna sur la banquette où elle s’était laissé tomber quelques instants auparavant et, regardant le plafond, elle prit une grande inspiration avant d’expirer bruyamment.

« Je suis vannée. Kaput. Et si la neige s’y met, je vais me convertir en marmotte.

— Rémy ne vient pas ce soir ?

— Ah… Non m’dame, pas ce week-end… Je te l'ai dit ce matin, tu ne m’écoutes pas ? Même si l’origine de la chose me dépasse, il doit garder ses nièces. Sa frangine s’est payée un week-end en amoureux avec son mec dans le Perche… Du coup, on laisse tomber la petite amie pendant deux jours. Le top quoi ! Je dis que c’est lui qui garde ses nièces mais c’est peut-être le contraire. »

Shany sourit en coin. Parfois, elle avait du mal à comprendre Paula.

« Il faudra que tu me dises un jour pourquoi tu restes avec lui. Il est gentil mais il ne m’a pas l’air suffisamment mature pour toi, tu devrais peut-être le larguer pour te trouver un meilleur parti, non ? »

Paula se retourna à moitié sur le canapé pour regarder Shany de face. Elle fit la moue puis finit par lâcher :

« Fondamentalement, tu n’as pas tort. Merci de me le rappeler. Mais les choses ne sont pas aussi tranchées que cela. Disons que le parti en question se rattrape sur des aspects plus pratiques… Immature dans sa tête, oui. Mais côté physique et activité physique, il vaut son pesant de cacahuètes… Et je parle en amatrice de bon millésime. Bon, je ne dis pas que j’en ferai mon quatre-heures jusqu’à la fin de mes jours… Et en fait, sûr que non… Mais voilà, pour l’instant, ça me convient, il est cool et c’est pas lui qui va me retourner la tête donc… On ne change rien pour l’instant… En plus, c’est bientôt Noël, le jour de l’an et paf, un mois plus tard, c’est la Saint-Valentin, donc pas folle la guêpe… On ne bouge pas et on verra après. »

Shany haussa les épaules tout en secouant la tête.

« Je ne sais pas quoi te dire. Je ne sais ce qui me sidère le plus : ton côté terre-à-terre ou bien ton côté midinette… Mais bref, sans transition, je vais commencer à faire à manger : des envies particulières ?

— Tout ce que tu veux, du moment qu’il y a de la viande avec plein de sauce… J’ai envie de ça et je ne sais pas pourquoi… Oh… Tu crois que je suis enceinte ?

— N’importe quoi… Quoique… Va te doucher en attendant, tu veux ? Je t’ai chauffé la place et te conseille d’en profiter. »

Comme dans la plupart des immeubles parisiens qui dataient des années soixante-dix, l’appartement n’était pas une référence au niveau isolation. On pouvait même dire que c’était tout bonnement une vraie passoire thermique. Ce n’était pas un gros souci, excepté lorsque la météo se trimballait avec son cortège de températures proches, voire en dessous de zéro. Là, il valait mieux sortir le gros pull, le jogging molletonné et les chaussettes norvégiennes pour survivre. Pour ce qui était d’utiliser la salle de bain, il fallait aimer le froid vivifiant des premières minutes. Heureusement, les périodes de grands froids à Paris étaient relativement rares. En plus, il semblait qu'avec le réchauffement climatique, celles-ci seraient de moins en moins nombreuses. Finalement il n'y avait pas que des inconvénients à avoir quelques degrés de plus, se dit Shany intérieurement pour plaisanter et elle partit en trottinant dans la chambre pour s'habiller plus chaudement.

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