CHAPITRE 4 : L’HORIZONTALITE

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Cela fait des mois maintenant que j'ai mis en place cet emploi du temps rationalisé. Chaque jour, je me lève, et je fractionne ma journée. Pour l'instant, cela m'a plutôt réussi, je ne suis plus perdu dans la chronologie, mon esprit parait s’aiguiser. Je semble être définitivement parvenu à dompter le temps !

***

Je commence à douter de l'efficacité de cette planification. En effet, chaque jour ressemble au précédent, et cette routine qui me rassurait au début, comme une ritualisation civilisatrice, commence à me peser. J'ai l'impression de vivre le mythe de Sisyphe : toujours pousser ce rocher qui est ma vie vers le sommet de la montagne. Mais dès que j'arrive en haut, cette maudite roche s'écroule tout en bas, si bien que le lendemain je me retrouve à devoir faire la même chose, encore et encore, pour le temps qui me reste à vivre. Cette répétition est devenue absurde. Je croyais dompter le temps et voilà qu’il vient se rappeler à moi, enfonçant sa dague dans mon côté dans une douleur lancinante. C'est une spirale infernale qui, je le sens, pourrait me rendre fou.

Certes, les gens qui travaillent tout au long de leur vie dans le même métier doivent ressentir ce que je ressens aujourd'hui. Moi, j'adorais mon métier de libraire qui renouvelait sans cesse mes centres d'intérêt et mes connaissances. Mais pour la plupart des gens, c'est le mythe de Sisyphe, l'absurdité au quotidien. Il leur reste un espoir : la retraite. Là se disent-ils, ils pourront faire ce qu'ils veulent. Oh la terrible illusion ! Ils ne peuvent échapper au temps, et à sa dilatation. Ils passent des décennies d'ennuis à occuper comme ils le peuvent leurs derniers jours d'autonomie et puis c'est le naufrage dans lequel je me retrouve…

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Cela fait trois jours que j'adopte une position qui semble me convenir : je reste allongé dans mon lit toute la journée à fixer le mur, observant les araignées qui tissent leurs toiles, ainsi que les autres insectes et les jeux d'ombre et de lumière à travers les persiennes à demi fermées. Je vis dans l'obscurité en position horizontale la plupart du temps. J'ai cru voir une espèce de satisfaction dans le regard ricanant des sauvageonnes en blanc : enfin je me pliais au rythme de l’île, et à l'état de mes fantomatiques congénères.

***

La position horizontale, l’avachissement total dans laquelle je me complais me font perdre tout rapport avec la temporalité universelle. Le matin et l'après-midi se ressemblent et s'entremêlent dans l'obscurité de ma chambre. On me dérange juste pour me proposer à manger. Au début, j'ai accepté l’affreuse nourriture. Puis j’arrêtai de me sustenter. Je vis rapidement que ces périodes de jeûne me faisaient entrer en transe, un état hors du réel. Le rêve se mélangeait à la réalité dans un tournoiement rassérénant. Cela m'inquiétait un peu au début, mais je me rendis rapidement compte qu’elles me mettaient dans des états qui me faisaient oublier mon pire ennemi, le temps, et son corollaire, la mort.

***

Je ne sais pas exactement depuis quand je suis dans cette horizontalité… Un an, peut-être plus… Quand j'ai quelques instants de lucidité, je note dans mon carnet les pensées qui me viennent. Mais j'avoue que j'ai laissé tomber l'agenda, ce qui fait que je ne sais même pas quel jour nous sommes aujourd'hui…

Quand j'essaie de me lever, je suis affaibli. Je mange moins certes ? mais ce n'est pas tout. La position allongée semble avoir fait fondre mes muscles. J'ai du mal à me lever et encore plus à marcher. Je sens que je suis en sursis. J'attends la mort sans crainte. Pour être honnête, elle me semble irréelle et proche à la fois. Elle doit ressembler à l'état dans lequel je me trouve actuellement.

***

Il s'est passé quelque chose d'étrange aujourd’hui, qui est venue perturber l’horizontalité, cette pernicieuse fuite en avant.
Il y a quelques heures, un nouvel être est entré dans ma vie, un être auquel je ne m'attendais pas : une chatte.

Au début, je ne me rendais pas compte de sa présence. Puis, pour une raison que je ne saisis pas, la chatte vint me lécher la main qui pendait dans le vide. Je ne comprenais pas d'où cela venait, perdu que j’étais dans mes pensées délirantes. J'ai tourné la tête. La boule de poils ronronnait. Elle finit par sauter sur mon lit, et de la main, elle passa au visage. Elle me le lécha et frotta sa tête dans mes cheveux, ronronnant plus fort encore. Ce fut un choc ! Cette chatte était bien plus réelle, bien plus vivante que tous les humains que j'avais vu dans cette île maudite. Comment était-elle parvenue jusqu'ici, je ne le saurai jamais. Je me redressai tant bien que mal, et me mis à la caresser… Les premiers gestes de tendresse depuis bien longtemps. C'est alors que j'ai pris vraiment conscience de mon état. Il fallait que j'en sorte, ne serait-ce que pour Esperanza, puisque c'est ainsi que j'ai décidé de la nommer. J'espère que l'animal providentiel que le destin m’a envoyé comme un signe, sera un compagnon qui me sortira de cet état végétatif.

L'île semblait avoir eu raison de moi ! J'étais devenu un fossile, un mort-vivant comme les autres échoués de l'île.
Je me rendis compte de cette vérité : l'homme n'est pas fait pour rester allongé, mais pour se tenir debout, toujours debout, comme un résistant affrontant les tempêtes de la vie.
Je réalise maintenant qu’Esperanza m'a sauvé la vie. Je ferai tout pour rendre la sienne la plus agréable possible. Je lui donnerai tout mon amour. En effet, elle aussi me paraissait âgée. Nous passerons notre vieillesse ensemble dans la tendresse, un sentiment que je semblais avoir oublié, et qui me faisait un bien fou. J'ai décidé de vivre pour elle, pour Esperanza, mon espérance…

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