LE MAL DU PAYS

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Inspire doucement. Ne panique pas. Pense seulement à l’air qui fait tranquillement son chemin dans ton larynx, ta trachée et tes bronches. Puis qui emplit tes poumons, dans une caresse invisible. C’est un cauchemar. Quelqu’un va me sortir de là. Je ne veux pas finir comme ça. Seule. Loin des miens. Les pensées de Roxanne s’agitent de manière chaotique. Son pouls s’accélère dangereusement. Respire calmement Roxanne. Garde le contrôle.

Tout avait pourtant si bien commencé. Quelques mois plus tôt, Roxanne s’était vu offrir un poste de médecin généraliste à La Réunion. Fraîchement diplômée et pressée de quitter sa Bourgogne endormie, elle n’avait pas hésité longtemps. À vingt-six ans, elle n’avait pas de réelles attaches et rêvait d’ailleurs. Elle en avait plein le dos de Dijon et de sa grisaille. Et l’idée de mettre neuf-mille kilomètres entre elle et sa famille dysfonctionnelle n’avait rien pour lui déplaire. Au contraire. Elle avait donc pris un billet aller simple, empli deux grosses valises et s’était envolée pour l’île intense sept mois auparavant. À peine avait-elle posé un pied sur le sol réunionnais qu’une métamorphose fulgurante se produisit. Roxanne retrouva instantanément son regard d’enfant. Celui qui s’émerveillait de tout, tout le temps.

Son cabinet se trouvait à La Saline-les-Bains, l’un des spots les plus prisés de l’île. Le cabinet qui l’avait recrutée lui avait également dégoté un petit meublé, proche de la mer. Dans ce contexte idyllique, Roxanne avait réellement l’impression que la vie lui souriait. Elle était par ailleurs scotchée par l’accueil des Réunionnais. Qu’il s’agisse de ses collègues, de ses voisins, de commerçants ou mêmes d’inconnus croisés dans la rue, tous se montraient prévenants et serviables. Elle avait pu expérimenter cette hospitalité dès son arrivée, lorsque son voisin de palier l’avait aidé à hisser les deux paquebots qui lui servaient de valises jusqu’à son appartement. En semaine, les rendez-vous s’enchainaient paisiblement et le week-end, la jeune docteur explorait l’île avec l’empressement d’une abeille lâchée dans un champ de fleurs. Elle s’acclimatait rapidement à sa nouvelle vie.

Le premier incident intervint deux mois après son arrivée. Alors qu’elle venait de se mettre en route pour son cabinet, Roxanne perçu un petit bruit inquiétant. Le frottement d’un pneu sur l’asphalte. Elle gara sa voiture et constata avec surprise que son pneu avant gauche était à plat. Elle avait fait l’acquisition de sa voiture un mois plus tôt. Les pneus étaient neufs. Tout était en ordre. Il ne lui semblait pas avoir roulé sur quoi que ce soit de suspect. Mais ce jour-là le constat était simple : elle n’avait pas de roue de secours, devait annuler ses consultations de la matinée et faire appel à une dépanneuse. Mais c’était sans compter sur le voisin de pallier, porteur de valises à ses heures perdues. Également sur le départ, il vit l’invalide voiture garée en bas de la rue et s’arrêta au niveau de sa jeune voisine. « Tu as roulé sur un Tangue[1] ? » La plaisanterie fit sourire Roxanne.

« Et non. Je l’ai trouvé comme ça ce matin.

- Je te dépose ?

- Ce serait super mais ça va te faire faire un détour non ?

- Ne t’inquiète pas, la Mairie sera toujours là à mon arrivée.

- Ok, merci alors, dit-elle en grimpant dans la voiture.

- Je connais un très bon mécano. Si tu veux, je m’occupe de te changer les pneus avec lui ce midi et à ton retour ce soir cette petite mésaventure te semblera déjà bien loin. Bon, je te passerai quand même la note pour les pneus, précisa-t-il dans un clin d’œil. »

C’est comme ça que Roxanne était arrivée à l’heure pour ses consultations et qu’elle avait retrouvé sa voiture comme neuve à son retour le soir-même. Ce Patrick était décidément une crème. La cinquantaine, récemment divorcé, il était conseiller municipal à la ville de la Saline-les-Bains. Il avait une fille de l’âge de Roxanne, qui vivait en Métropole. C’était un petit homme jovial, qui s’exprimait avec l’accent trainant réunionnais. Ce n’est pas à Dijon que les gens tendraient la main si facilement pensa Roxanne. Et en même temps, ce pneu crevé intentionnellement (le mécanicien l’avait confirmé), ce n’est pas un acte de charité. Tous les habitants de l’île ne sont pas des Bisounours apparemment…

Cette roue mutilée marqua le début d’une longue série de tuiles. Durant les mois qui suivirent, Roxanne eut la désagréable surprise de trouver, à plusieurs reprises, une multitude de petits vers blancs grouillant sur le sol de son appartement. Elle n’arrivait pas à déterminer d’où ils venaient. À chaque fois, il lui fallait compter une bonne heure de nettoyage intensif pour venir à bout de cette colonie de parasites. Et quelques heures supplémentaires pour faire taire ses haut-le-cœur. Un soir, une panne de courant la plongea dans le noir alors qu’elle était en train de se préparer un gaspacho, ce qui lui valu de se taillader l’index. Les coupures de courant n’étaient pas rares sur l’île mais, en passant une tête par la fenêtre du salon, elle constata que les autres logements de la résidence semblaient épargnés. Après quelques essais infructueux face à son compteur, et après avoir joué à l’auto-tamponneuse avec la moitié de ses meubles, elle se résolu à aller sonner chez Patrick. « Et bien, il t’en arrive des bricoles à toi ! J’espère qu’on ne t’a pas jeté le mauvais œil, plaisanta-t-il. En attendant, viens, entre, j’étais en train de me faire cuire une pizza. » Roxanne se sentait tellement reconnaissante face à cet homme généreux et désintéressé. Il la traitait comme sa fille et c’était agréable. Plus elle accumulait les galères, plus ses parents lui manquaient. Elle n’était pas contre un peu de soutien. Le lendemain de cette soirée pizzas improvisée, tout fonctionnait à nouveau chez elle. C’était à n’y rien comprendre. Les semaines suivantes se passèrent sans incidents. Enfin, les vers lui rendaient toujours visite et elle recevait souvent des appels anonymes mais, à part ça, rien de grave. Parfois elle décrochait et entendait une respiration légère mais personne ne lui répondait. C’était pire que de ne rien entendre. Elle s’était promis de ne plus prendre ces appels mais il arrivait que, par réflexe, elle s’empare tout de même du téléphone, affichant « Numéro inconnu ». Une fois, elle avait entendu un cri strident de femme à l’autre bout de la ligne. Elle avait lâché le téléphone d’effroi. Et puis, un matin, Roxanne découvrit une nouvelle fois sa voiture en piteux état. Cette fois il y avait un trou dans sa carrosserie. De la taille d’un poing. Ça ne l’empêchait pas de rouler, certes, mais sa valeur en prenait un coup. Roxanne retourna au commissariat, pour la deuxième fois. Elle s’y était déjà rendue un soir, à bout de nerfs, pour évoquer en bloc le pneu crevé, les invasions de vers, la coupure d’électricité, les appels flippants… Mais l’homme qui l’avait reçue, l’avait fixée comme si c’était elle la suspecte. Il avait pris sa déposition et lui avait mollement expliqué qu’il n’y avait pas grand-chose à faire. Cette fois, elle était en larmes devant le commissaire, un grand gaillard aux yeux gris et au visage plein de sillons. Il prit la peine de constater par lui-même le trou dans la carrosserie. « Il n’y a pas de doutes sur l’intention malveillante. La personne qui a fait ça a utilisé un outil capable d’occasionner un réel dommage à votre véhicule. » Ces propos sont clairs, précis mais Roxanne est perdue. Elle se sent désormais comme une perdrix à l’ouverture de la chasse. Vulnérable. « Pensez-vous que quelqu’un ait des raisons de vous en vouloir ? », « Vous êtes vous disputée avec quelqu’un de votre entourage ? Avec l’un de vos patients ? » Les questions s’enchaînent mais Roxanne ne sait quoi répondre. Elle aimerait pouvoir donner un nom, envisager un coupable potentiel. Mais franchement elle ne voit pas. Elle ne se rappelle d’aucune dispute depuis son arrivée. Elle se montre plutôt ouverte et serviable avec tout le monde et en général on le lui rend bien. Elle a beau s’efforcer d’y réfléchir, non, décidément elle ne voit pas qui pourrait lui en vouloir. Le commissaire lui demande de l’appeler si quoi que ce soit de suspect se produit à nouveau. Elle a le regard perdu d’un cocker abandonné. « Vous savez, ce n’est certainement pas grand chose, ajoute-t-il pour la rassurer. Une personne mécontente parce-que vous vous garez à la place qu’elle avait l’habitude d’occuper, ou simplement une voisine jalouse… on finira par trouver le responsable et vous verrez que ses motifs seront propres à des enfantillages. » Roxanne repartit du commissariat terriblement déprimée. Cette terre qui lui semblait si accueillante lui paraissait désormais bien hostile. Elle avait peur que l’on continue de s’en prendre à sa voiture… ou à elle, directement.

Arrivée chez elle, elle croisa Patrick dans l’entrée. Lorsqu’il la vit, avec son petit air de moineau tombé du nid, son teint blafard et ses poches sous les yeux de nuits sans sommeil, il ne put s’empêcher de la prendre dans ses bras. « Ça va aller. Ne t’inquiète pas. Ce n’est qu’une mauvaise passe. » Et pour lui arracher un sourire il ajouta que celui qui faisait ça devait drôlement s’ennuyer dans sa vie. Mais Roxanne était une nouvelle fois au bord des larmes. Le nez enfoui dans son torse, elle se sentit petite. Fragile. « Tu sais ce qu’on va faire ? lui dit-il tout à coup enthousiaste. Tu vas mettre ta voiture dans mon garage en sous-sol ! Pour l’instant je ne m’en sers que pour y ranger des outils. Là-dedans, personne ne s’en prendra à ta voiture ». Roxanne hésita un instant. Patrick en avait déjà beaucoup fait pour elle et elle ne voulait pas l’embêter plus. Mais en même temps il semblait heureux de l’aider. Peut-être se réjouissait-il de pouvoir lui rendre service comme il aurait aimé pouvoir le faire avec sa propre fille ? Et puis elle aurait fait n’importe quoi pour ne plus avoir la boule au ventre tous les matins, en se dirigeant vers sa voiture, sans savoir dans quel état elle allait la trouver. Elle accepta sa proposition.

Une fois sa voiture à l’abri, Roxanne se sentit soulagée. Mais elle rentrait de moins en moins chez elle. Les péripéties des mois passés l’avaient rendue un peu parano et elle avait l’impression qu’on la fixait avec animosité dans son quartier. Elle se méfiait de tout le monde. Elle ne se plaisait plus dans son appartement. Elle rentrait souvent tard, passait ses soirées chez des amis ou à la salle de sport. Et elle décampait tous les week-ends. Au cœur des cirques, entourée de paysages grandioses, elle oubliait ses tracas et la peur qui s’emparait d’elle depuis quelques temps.

Un jour, au retour de l’un de ces week-ends salvateurs, elle trouva un petit colis dans sa boîte aux lettres. Sa mère avait pris l’habitude de lui envoyer des petites mignonneries. Figurines normalement destinées à des enfants de quatre ans, petits carnets, boîtes de gâteaux… Lorsque Roxanne ouvrait l’un de ces paquets, elle avait l’impression d’y découvrir une trousse de premiers soins. Tout le nécessaire pour panser les petits bobos du quotidien. Mais, cette fois, l’expéditeur n’était pas précisé sur le carton. Roxanne ouvrit le colis et y trouva un petit Cardinal rouge, mort. Le petit oiseau semblait dormir paisiblement. Roxanne glissa à terre comme une poupée de chiffon. Ses jambes n’arrivaient plus à la porter. Prise d’une crise de panique, elle tremblait, son cœur s’emballait et des vagues de chaleur la parcouraient. Après de longues minutes elle tenta de se ressaisir et appela son amie Adèle. Elle l’avait rencontrée au club de sport. Adèle était au courant de toutes les mésaventures de Roxanne, depuis son arrivée sur l’île. « Ne bouge pas, j’arrive. » Dix minutes plus tard, Adèle était chez son amie. Elle soutenait son corps sans force, comme un entraîneur le ferait avec son boxeur mis KO et la fit grimper dans sa voiture. « Tu vas rester chez moi, le temps qu’on te trouve un nouvel appart ok ? » Roxanne n’avait même pas la force de répondre. Elle acquiesça en silence.

Depuis trois semaines, Adèle la déposait au travail tous les matins et l’y récupérait tous les soirs. Hors de son cabinet, Roxanne ressemblait à une enfant totalement prise en charge. Mais elle récupérait rapidement. Et dans quelques jours, elle allait enfin pouvoir déménager. Elle avait trouvé un nouvel appartement. Il n’était pas près de la mer mais spacieux, disposant d’un parking fermé et situé à deux minutes à pieds de son travail. Elle sentait qu’elle allait pouvoir prendre un nouveau départ. Que tout irait mieux.

Elle avait écrit à Patrick pour lui parler de l’oiseau mort, le prévenir de son absence et lui indiquer que, sauf avis contraire de sa part, elle laisserait sa voiture dans le garage, le temps de trouver un nouvel appartement. Aujourd’hui, elle l’a informé de son passage pour récupérer son bolide. Elle lui a promis qu’elle l’inviterait bientôt à partager une pizza chez elle. Lorsqu’elle sort du taxi qui la dépose devant son ancien bâtiment, un frisson lui parcourt l’échine. Allez, active-toi Roxanne, bientôt tout ça sera derrière toi. Elle règle la course et fonce, déterminée, vers le parking. Elle retrouve sa voiture intacte. Mais au moment de démarrer, rien ne se passe. Le voyant lumineux indique qu’il n’y a plus d’essence. Plus d’essence ! Mais enfin, le réservoir était à moitié plein quand je l’ai laissé ! Le soucis doit venir d’ailleurs. Roxanne cherche la notice d’utilisation de la voiture dans la boîte à gants. Lorsqu’elle relève la tête, elle frôle l’arrêt cardiaque. Patrick est debout, devant sa portière. « Ah Patrick, tu m’as fait peur ! Je ne t’ai pas entendu arriver. » Patrick ne répond pas. Il ouvre la portière et fourre un tissu dans la bouche de Roxanne. Elle se débat mais malgré sa petite stature, Patrick n’a aucun mal à la garder immobile. Il l’attache à son fauteuil. Roxanne lui lance un regard mêlé de peur et d’incompréhension. « Sais-tu que l’on peut vivre trente jours sans manger mais seulement trois sans boire ? » Patrick poursuit « Ma fille a fait les mêmes études que toi, tu es au courant ? Non ? Il est vrai que tu ne m’as pas questionné sur ce sujet… Et il se trouve qu’elle aurait du avoir ton poste. Mais non, voilà que l’une de tes enseignantes te recommande auprès de ses amis Réunionnais et tu es propulsée sur notre île. J’ai espéré que le mal du pays te gagne rapidement pour que ma fille puisse revenir chez elle et récupérer le poste qui lui était promis. Mais malgré tous mes efforts, tu persistes, comme une patelle amarrée à son rocher. Il va donc falloir utiliser des moyens plus radicaux… » La panique s’empare de Roxanne. Patrick ferme la portière, sort du garage. Puis Roxanne voit le volet mécanique s’abaisser petit à petit, jusqu’à ce que la pénombre l’engloutisse. Inspire doucement. Ne panique pas…

[1] Petit mammifère terrestre insectivore, ressemblant à un hérisson.

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