Chapitre 25 : La confrontation des espoirs

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Assis les jambes en tailleur, Alistair Sirius Merlin patientait, les yeux clos. Malgré la distance, le Rêveur percevait les moindres détails de l’affrontement cataclysmique à l’autre bout du Septième Étage. Des millénaires de colère étouffée explosaient brusquement dans un fracas grandiose de détonations secouant l’immense monde souterrain. C’était là le chant du cygne des Esprits, les illustres maîtres de la Tour, déchus et contraints de se cacher dans de minuscules interstices. Ils hurlaient leur fureur, contre les Conquérants, contre cet Empire dévoué à la cause de la créature les ayant chassés du sommet durant l’âge primordiale et que les gens appelaient sobrement « Dieu ». Alistair était persuadé que rien ne pouvait entraver cette tempête, si ce n’est le Patriarche de la Maison Einzbern, le Roi Savant. Ce n’était que l’une des innombrables identités de Gustav, et même ses compagnons de l’Ascension ignoraient tout de sa nature véritable.

Soudain, le Rêveur sentit un bouleversement. Le flot d'éther ambiant se tordait, accéléré par l’attraction d’une source presque aussi dense que celle d’un Magicien.

Outre les Conquérants, il n’y a dans la Tour qu’un seul mage capable d'un tel exploit. Ainsi donc, Dicezor Dragolmeroy est également l’un de ses serviteurs. Décidément, ce vieux renard est plein de ressources.

La bataille s’équilibrait, non, basculait même du côté des Einzbern. La terre se courbait, se brisait. Le vent soufflait. Les Esprits reculaient, mais cela n’avait pas d’importance. Ils avaient parfaitement rempli leur rôle. Une nouvelle brise agita délicatement les boucles chatoyantes de la chevelure blanche d’Alistair. Sans se presser, ses paupières s’ouvrirent.

Son adversaire arrivait. Émergeant d’un portail, sous les traits du Roi Savant. Mais le Rêveur n'ignorait pas qui se cachait derrière l'identité du Conquérant : le Seigneur de l’Âme, celui qui Transgresse, son frère. Tranquillement, Alistair se redressa pour l'accueillir.

- Salut Ald, dit-il.

La plateforme rocheuse sur laquelle le Alistair se tenait n’était large que de quelques mètres. Celle du Roi Savant, à peine plus. Ce dernier, insensible à cette familiarité, fit quelques pas avant de s’arrêter au bord. Les deux hommes se firent face, séparés par le vide. Autour d’eux, la faune hurlait sa peur, contrastant avec le calme inquiétant de la voix de Gustav.

- Je ne t’avertirai pas deux fois. Sors de la Tour. Tu n’as rien à faire ici. Tu n’es plus un Magicien.

Loin d’être intimidé, Alistair haussa les épaules de dépit.

- Pourquoi nos rencontres se font-elles dans l’hostilité ? La dernière fois, tu m’as carrément tué !

- Cesse donc de jouer à la victime. Tu es celui qui provoque ces situations en te dressant sur ma route.

Il y avait dans les propos de Gustav de la détermination, de la colère, et un soupçon de jalousie. Mais plus surprenant encore, Alistair ressenti comme un écho de peine, qui remua son cœur. Son éternel sourire se teinta de tristesse.

- Je l’admets. Mais si je le fais, c’est parce que j’estime que c’est juste. Tu avances sur le mauvais chemin, Ald. Je t’en prie, ouvre les yeux.

Gustav ne répondit pas. Pendant un instant, les regards se fondèrent l’un dans l’autre. Plus aucune barrière ne se dressait, laissant les âmes s’exprimer. Alistair réalisa que sous la façade placide de son frère substituait pour lui une sincère affection. Cet individu froid aimait peu de personnes, mais quand il le faisait, alors personne n’était plus fidèle que lui. Et c’est cette fidélité qui aujourd’hui conduisait Gustav à la destruction. Lui, qui chérissait plus que quiconque les siens. Lui, qui avait le désir profond de protéger l’Humanité. Alistair ressentit toute la force de sa détermination, son attachement pour cet idéal.

- Contrairement à toi, je n’ai jamais détourné le regard de notre mission. Plus que jamais, la route à suivre me paraît claire, répliqua finalement Gustav.

Dans les mains du Roi, les pages du livre se mirent à tourner rapidement. Alistair baissa la tête, sincèrement attristée. Malgré l’inéluctable conclusion, il s’était pris à rêver. Encore et toujours, fidèle à son ancien surnom. Il tendit la main et le bâton gisant au sol se souleva pour le rejoindre. Quand il l’empoignât, l’or dans ses yeux étincela.

- Qu’il en soit ainsi. Je triompherais de toi et de ton utopie, Architecte.

- Cette fois-ci, tu ne t’éveilleras plus jamais, Rêveur.

L’Univers entier retint son souffle, avec le secret espoir que la seconde suivante ne viendrait jamais. Mais rien ne peut entraver la course du temps, pas plus que le choc à venir entre ces deux astres. D’un coup, tout l’éther ambiant du Sixième Étage s’évapora. Les créatures les plus proches perdirent connaissance, et plus globalement, un malaise général se manifesta dans l’ensemble du monde souterrain. Puis, dans une glorieuse explosion, toute cette énergie accumulée silencieusement fut brutalement libérée. Les plateformes rocheuses furent soufflées et la caverne tout entière se retrouva noyée sous une dense fumée.

Après une courte accalmie, la poussière, comme mue par une volonté unique, commença à tournoyer de plus en plus rapidement jusqu’à se condenser intégralement dans un espace pas plus large qu’une balle. La sphère était suspendue dans la paume de Gustav, qui flottait dans les airs. Face à lui, une gigantesque gloxinia avait germé sur les décombres du pilier de pierre. Le Roi Savant tendit la main, et la boule de fumée fusa en direction de la plante. Juste avant l'impact, elle s’embrasa, provoquant une nouvelle explosion, si puissante que l’Étage tout entier trembla à nouveau. Le feu, animé par une volonté destructrice, dévora les pétales, jusqu’à révéler un cocon caché et son occupant, intact. Alistair, les yeux clos, arrivait au terme de son incantation.

- …. Car maintenant germe la fleur de fer qui jamais ne fane et meurt ! Tekkadan !

Les flammes dansant sur les restes calcinés de l’immense fleur se retrouvèrent soudain piégées. De la carcasse végétale consumée émergèrent des milliers de bourgeons incandescents, qui en éclosant se refroidirent subitement. Cette spectaculaire floraison gagna bientôt les murs et le plafond de la caverne, jusqu’à la recouvrir entièrement de roses à l’aspect métallique. Conscient de la menace, les pages du livre de Gustav tournèrent à toute vitesse.

Sous une pluie aussi tranchante que des lames de rasoir, Alistair leva son bâton. Une étincelle électrique s’en échappa et frappa tel un éclair les milliers de pétales qui se figèrent dans les airs. Lentement échauffés par les forces contraires d’attractions/répulsions, ils s’illuminèrent en atteignant le point de fusion. En réponse, des glyphes antiques se matérialisèrent autour de Gustav, qui se préparait à la tempête à venir.

BANG

Le bruit des premiers impacts résonna alors même que des centaines de projectiles percutaient le bouclier.

BANGBANGBANGBANGBANGBANGBANGBANGBANG

Le visage figé par la concentration, Alistair ne relâcha pas son effort. Dans un duel thaumaturgique, il se savait supérieur. C’était maintenant qu’il devait prendre un avantage déterminant, avant que son adversaire ne se décide à user de son miracle. Aussi fut-il surpris en entendant sa voix ferme.

- Réceptacle abject de la vertueuse folie. L’horizon funeste pleure des éclairs noirs !

Soudain, la caverne s’assombrit et de petits cubes sinistres apparurent un peu partout autour de lui.

- Merde ! jura Alistair à haute voix.

Il n’eut pas le temps de réagir. Ses genoux ployèrent sous l’effet d’une gravité accentuée. Autour de lui, la terre se mit à trembler sous la puissance du sort ennemi. Impitoyable, l’incantation se poursuivait.

- Âmes déchirées par la décrépitude. Suppliez, hurlez, chantez ! La Reine de fer se délecte d’une telle symphonie. Manifester votre colère ! Bouillonnez ! Consumez ! Lacérez ! Détruisez ! Levez-vous ! Révoltez-vous ! Que la ruine prononce son jugement sur le scélérat !

BONG

Des croix d’énergies émergèrent des cubes et se multiplièrent en provoquant un bruit similaire. Elles se rassemblèrent, formant des plaques qui à leur tour fusionnèrent, jusqu’à enfermer Alistair dans un immense cercueil plus noir que la nuit. Les pétales encore suspendus s’envolèrent alors au gré des courants d’air. Derrière le bouclier presque détruit, Gustav réapparut, complètement indemne. Il tendit la main, achevant son sort.

- Perforiert, Schwarzer Sarg !

D’assourdissants hurlements d’outre-tombe résonnèrent avant que des lances ne traversent la boite par tous les angles et directions possibles. Quand succomba ce chœur terrible, il laissa place à un silence de mort. Calmement, Gustav réajusta ses lunettes en observant la perfection immaculée de cette surface sombre, puis s'en détourna.

- Adieu, Sirius.

Il s’apprêtait à convoquer un portail lorsqu’un craquement perturba la quiétude retrouvée de la caverne. Un second retentit, puis un troisième, avant que n’éclate un vacarme de verres brisés.

- Où vas-tu comme ça ? Ce combat ne fait que commencer ! provoqua Alistair.

Lentement, le Roi Savant se retourna pour faire face à son adversaire, rayonnant de magie. Les pages du livre se mirent à tourner à nouveau.

- Maudit génie, s’agaça Gustav.

  Loin de cet affrontement aux dimensions cataclysmiques, une semaine paisible s’achevait au sein de la radieuse Karnal. Au cours de celle-ci, le groupe s’était promené dans ces avenues chaleureuses, profitant de son architecture hindouiste et de sa gastronomie inspirée de toute l’Asie du Sud. En toute occasion, Kunti les accompagna pour les guider de la plus petite ruelle au plus spectaculaire des temples. Dans l’atmosphère solennelle des lieux saints, les idoles n’étaient pas les Conquérants ou d’ancestrales divinités issues des panthéons terrestres. On y célébrait l’humanité dans toute sa diaspora magnifique, avec à chaque fin de cérémonie de grandes et joyeuses festivités.

Dans les artères parfaitement entretenues, pas un seul nécessiteux ne faisait l’aumône, aucun orphelin ne volait les étals pour survivre. Kunti expliqua que c’était là la conséquence des choix de société, de la politique publique en vigueur. Le Patriarche de la Maison Surya, que les habitants du Cinquième Étage surnommaient le Charitable, avait décidé il y a bien longtemps que lui et les siens n’exerceraient aucun pouvoir et se contenteraient de servir de rempart contre les menaces extérieures. Ainsi, les lois étaient déterminées par le peuple, réuni en assemblée régulièrement renouvelée. Les logements n’appartenaient à aucun propriétaire et étaient distribués selon les besoins. Comme Gabriel et ses acolytes avaient pu l’expérimenter auparavant, la nourriture était en libre circulation. L’Étage jouissait d’un climat si exceptionnel tout au long de l’année que la production ininterrompue, en grande partie automatisée, fournissait suffisamment pour éviter tout rationnement. Il en était de même pour tous les autres biens de première nécessité, et l’argent était absent des relations entre les habitants. La cité bâtait bien sa monnaie, mais son utilisation était limitée au commerce extérieur. Pour cela, des zones bien précises étaient dévolues à ces transactions, les seules sous surveillance, car source de tension avec les étrangers peu coutumiers d’un tel système.

En une semaine, le groupe fut immergé dans un monde diamétralement opposé à celui de la Tour. Plus qu’une nouvelle culture, c’était une approche différente de la civilisation, de l’organisation de l’humain. Et si Gabriel s’y épanouit complètement, ce ne fut pas le cas pour l’un de ses compagnons. Durant l’entièreté du séjour, Agdhim demeura inhabituellement sombre. Sa paranoïa croissante creusa un fossé persistant entre lui et les autres, qui essayèrent pourtant de le convaincre, en vain. L’entêtement de l’aventurier le poussa à s’isoler, au début de chaque soirée, dans sa chambre, dont il ne sortait qu’au petit matin avec des cernes toujours plus marqués.

Le matin du septième jour, Kunti se présenta sur le parvis de l’hôtel pour les emmener. La jeune femme était comme à son habitude rayonnante, et sa présence dissipa momentanément la morosité régnante.

Contrairement à la veille, ils ne rejoignirent pas l’ascenseur en direction de la surface. Ils quittèrent l’opulence des quartiers extérieurs pour plonger dans les strates intermédiaires du disque. Au cours de cette courte ballade, leurs regards émerveillés rencontrèrent les façades richement décorées de statues et colonnes dans le plus pur style hindouiste. Bien que très chargé, c’était un art plein de finesse, regorgeant de détails, et qui révélait à chaque passage de nouvelles surprises. En arrivant sur une place complètement enclavé, l’objet de leur visite se dévoila. Surplombant les bâtiments autour, nul superlatif ne suffisait pour en décrire toute la complexité. Un véritable arc-en-ciel de peinture habillait une structure où s’entassaient de nombreuses représentations humaines et animales dans autant de scènes épiques. Alors que Kunti s’y dirigeait avec l’assurance d’être suivie, Gabriel ralentit en notant la récurrence d'un personnage familier. Il reconnut aisément l’homme que Kunti avait appelé Karna, le souverain originel du Cinquième Étage et Patriarche de la Maison Surya. Sa remarquable stature le démarquait nettement du reste de l'assemblée sans pour autant lui faire adopter une posture dominante.

Les Conquérants, hein... Sammu-Ramat, malgré sa soif dévorante de savoir, n’était clairement pas aussi mauvaise que le Roi Pur. Maintenant, quand je vois le peuple de ces terres, j’ai la sensation que le Roi Héroïque est encore plus différent.

Alors qu’il traînait sa réflexion dans la longue rangée de marche de la façade extérieure, un nouveau détail captura son attention. Bien en évidence sur la plus importante des représentations, une juvénile beauté occupait une position privilégiée autour d’une table ronde. Devant elle, Gabriel éprouva une troublante impression de déjà-vu qui le poussa à s’arrêter pour mieux l’observer. Soudain, la voix de Kunti fit irruption dans ses questionnements profonds.

- Charmante n’est-ce pas ? s'amusa-t-elle.

Pris au dépourvu par cette intervention, Gabriel resta bouche bée. Il venait d’avoir une illumination, comprenant de quoi découlait son précédent ressenti.

- Dis-moi, c'est toi dessus ? demanda-t-il.

Kunti lui adressa un sourire énigmatique avant de tourner les talons.

- Qui sait ? Allez, dépêchons-nous ! Ils vous attendent.

Si l’extérieur chatoyant du bâtiment était fascinant, alors l’intérieur l’était encore plus. Le sol, composé de dalles de granites, était si lisse qu’il reflétait les psychédéliques peintures du haut plafond. Ces rosaces multicolores, qui faisaient tant mal au crâne, étaient une expression tangible de la beauté complexe des mathématiques. Cet hommage pour la noble discipline ne se limitait pas à deux dimensions et prenait toute son ampleur dans l’agencement de l’unique pièce, où des milliers de colonnes organisés en carré ouvert donnaient l’impression que s’étendait là un espace infini. Pour ne pas perdre la tête, Gabriel se concentra sur le bout du chemin, où se dévoilait progressivement une gigantesque statue en or massif d’un bouddha. Elle surplombait de toute sa taille une imposante tribune en arc de cercle pleine à craquer où l’on débattait activement. Dans cette foule dense et hétéroclite, Gabriel remarqua immédiatement Karna. Le Conquérant s’était drapé dans une tunique différente, toujours simple, mais nettement supérieure en qualité. En outre, il s’était paré de nombreux bijoux, qui, loin d’être de mauvais goût, accentuaient son charisme naturel. Son regard cristallin croisa celui de Gabriel, qui se sentit submergé par toute la noblesse s’en dégageant.

Kunti, qui s’était avancé sans crainte jusqu’au centre de l’auditorium, s’exprima avec une inhabituelle solennité.

- J’aimerais avoir votre attention, Honorables Représentants.

Le silence gagna l’assemblée, ses participants dévisageant l’impudente qui avait osé les interrompre. L’un d’eux se redressa en la désignant du doigt avec mépris.

- Kunti, tu n’as pas le droit de te tenir ici ! Ne crois pas que tu puisses tout te permettre simplement parce que tu es la compagne du Charitable !

Pas intimidée, la jeune femme répliqua à l’accusation par un sourire moqueur.

- Mon petit Arjuna, toujours aussi sérieux ! Rassure-toi, ce sont d’excellentes raisons qui me poussent à venir troubler de ma présence cette enceinte sacrée.

Des rires résonnèrent, mais cessèrent subitement quand l’homme au regard cristallin se leva. Un silence solennel l’accompagna alors qu’il rejoignait Kunti. Il lui adressa une discrète œillade complice avant de prendre la parole.

- Honorables Représentants, ne jugez pas hâtivement le comportement de ma femme. Le responsable de toute cette agitation n’est nul autre que moi. La raison est suffisante, je pense, pour justifier une interruption momentanée des débats.

Encore debout, le visage rouge de honte et de colère de l’accusateur se détendit en exprimant la perplexité.

- En ce cas, j’adresse mes sincères excuses à Kunti, consentit Arjuna. Maintenant, nous t’écoutons. Quel est cet événement si important pour motiver l’intervention du Roi Héroïque ?

Sans se formaliser de la familiarité avec laquelle on lui parlait, Karna invita d’un geste Gabriel à s’avancer avant de répondre.

- Il y a de ça plusieurs mois, un rapport du Roi Pur a poussé l’Empereur à convoquer les Patriarches et Matriarches des Grandes Maisons pour discuter du sort à réserver à l’Anomalie ayant pénétré la Tour. Durant cette réunion exceptionnelle, je m’étais directement prononcé contre son élimination ou sa capture. Néanmoins, cette position avait été prise sans consultation préalable du Peuple, ce qui revenait à trahir l’esprit de nos institutions. C’est donc pour réparer ce parjure que je me présente humblement à vous en ce jour, avec l’objet de toute cette discorde, pour que justice soit rendue.

Désemparé en réalisant qu’il était le suspect d’un procès à venir, Gabriel ne remarqua pas l’ombre qui s’était mise en mouvement. Soudain, quelqu'un attrapa brutalement Kunti par le cou en posant sur sa tempe le bout froid d’un canon. Agdhim, le regard dément, recula en attirant son otage tout en s’adressant à l’assemblée.

- QUE PERSONNE NE BOUGE !

La stupeur envahit les gradins. Seul Karna demeura impassible, observant placidement sa conjointe être menacée. Profitant de l’absence de réaction, Agdhim ordonna à ses compagnons de le rejoindre.

- Constatez où mène donc toute cette hypocrisie ! cracha-t-il. Maintenant, ramenez-vous ici !

Choquées par ce comportement violent, les filles n'esquissèrent pas le moindre mouvement. Gabriel, lui, dévisagea l’agresseur en secouant la tête.

- Tu fais fausse route, vieux frère, dit-il.

Agacé, Agdhim ricana nerveusement.

- Que dis-tu ? Ne vois-tu pas que j’essaye de nous sauver les miches là ?

- J’ai surtout l’impression que tu fais tout l’inverse.

Maintenant interdit, Agdhim cligna plusieurs fois des paupières avant d’exploser.

- Que… Pourquoi ?! éructa-t-il. Pourquoi persistes-tu à ne pas m’écouter ?!

- Parce que tu te trompes.

- Ah bon ? La situation me paraît limpide !

- Pourtant, que ce soit sur mes intentions ou les tiennes, tu refuses d’ouvrir les yeux, répliqua Gabriel. Depuis ton arrivée ici, tu es incapable d’accepter qu’une telle société puisse exister. Que l’ordre par la contrainte n’est peut-être pas la solution, mais la cause de tous les maux ! Que l’humain n’est pas mauvais et cupide par essence, mais bon et honnête si on lui en donne la chance ! Mais tu es mon ami, alors je vais t’aider à faire face à cette réalité.

Alors que cette longue tirade laissait Agdhim incapable de répliquer, Gabriel le dépassa et se présenta seul au milieu de l’amphithéâtre.

- Je ne fuirai pas mes responsabilités. En vertu de vos nobles institutions, j’accepte de me soumettre à votre jugement.

En proie à la panique, Agdhim repoussa sa prisonnière et se jeta à ses côtés en l’agrippant.

- Attends Gab ! Je l’admets, tu m’as bien cerné. Oui, toute cette fantaisie m’est insupportable. Le monde, tel que je le connais, est hostile et impitoyable. Mais je suis prêt à faire des efforts, alors je t’en prie, reste avec moi !

Gabriel la sentait. Une douleur sincère émanait de la supplique de son ami, emplissant ses yeux de tristesse. Néanmoins, il se libéra de son emprise d’un mouvement d’épaule.

- Tu t’acceptes enfin et j’en suis heureux. Mais tu continues de piétiner du pied mes inspirations, regretta-t-il. Je désire être jugé par ces gens, car ils incarnent dans leurs valeurs l’idéal que m’a transmis ma mère.

- Quel est donc cet idéal ? demanda quelqu’un dans la foule.

Gabriel se retourna vers l’Assemblée. Le poids de nombreux regards pesa sur lui, mais il ne paniqua pas pour autant. Ceux qui le toisaient n’étaient pas ses ennemis. Après une longue inspiration, il répondit d'une voix claire et déterminée.

- Un monde dépourvu de frontières, où le seul sentiment d’appartenance est celui au genre humain. Un monde débarrassé du vice de l’argent, où chacun a le droit de vivre dignement. Un monde délivré des despotes, de l’oppression de l’homme par l’homme, sans Dieu, ni maître.

En réponse à la tirade du Magicien, les visages sévères se détendirent progressivement. Arjuna se redressa à nouveau pour annoncer le vote à venir.

- Quelqu’un d'autre souhaite-t-il s'exprimer ? (voyant que personne ne se manifestait, il poursuivit, imperturbable.) Fort bien. L’Assemblée va donc procéder à la délibération. Que ceux approuvant la décision du Roi Héroïque lèvent la main.

Comme un seul être, tous les bras se dressèrent.

- Le verdict est unanime. Par conséquent, l’Assemblée valide l’initiative du Charitable. Néanmoins, nous ne pouvons fermer les yeux sur les agissements violents de cet individu, ajouta-t-il en désignant Agdhim.

Le regard absent, celui-ci ne réagit pas. Quelque chose s’était brisé chez l’aventurier.

- Si je peux me permettre, osa Kunti en se massant le cou. En ma qualité de victime, je souhaite soumettre l’Assemblée à un nouveau vote.

Arjuna hocha la tête.

- Accordé.

Kunti scruta à son tour Agdhim puis Gabriel, et dans ses pupilles luisait la lueur de l’amour et de l’indulgence.

- Je suggère que l’accusé soit exceptionnellement gracié en vertu de la bonne foi du précédent acquitté.

Cette fois-ci, la proposition ne rencontra pas le même plébiscite. Un tiers de la salle approuva l'idée, rejetant de facto la demande. Mais un allié inattendu émergea des partisans du pardon.

- En ce cas, j’offre de bannir l’accusé quand le prochain soleil se lèvera, déclara Arjuna.

Le compromis fut suffisant pour recueillir une large majorité. Karna s’adressa alors à l’ensemble des représentants.

- Je prends acte des jugements de l’Assemblée et m’engage à faire respecter leur stricte application. Au matin du jour à venir, j’escorterais personnellement le responsable hors des murs de notre cité. Ainsi en a décidé le Peuple.

- Ainsi en a décidé le Peuple, répéta l’assemblée d’une même voix.

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