Chapitre 22 : L’Étoile du Matin

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Acte IV :

… Au premier temps de la Tour, nul Dieu n’avait élu domicile à son apex. Ses maîtres originels étaient les Esprits, dont chacun des royaumes élémentaires était gouverné par le plus puissant d’entre eux. Gardiens titulaires de la Première Humanité, ils ont été les premiers arbitres à jauger les audacieux se présentant face au plus grand de tout les défis. Parmi les innombrables Candidats ayant tenté leur chance dans cet âge antérieur à la Conquête, trois sont parvenus à en triompher. La première a plongé dans les abîmes de la Tour, s’imprégnant de l’obscurité jusqu’à l’incarner. Le second a décidé de ne plus jamais redescendre, devenant le premier habitant des étoiles. Le dernier, quant à lui, a gagné le droit de gouverner le monde. Il fut le Souverain Céleste, chef incontesté de la Première Humanité. Son règne d’or fut tout à la fois une bénédiction et une malédiction ...

Histoire véritable de la Tour, vol 4, Les Origines.

Des cendres mémorielles naquirent les pourtours de souvenirs désormais lointains. La scène prenant place dans l’esprit de Gabriel se déroulait avant l’audience du Roi Pur. C’était l’un de ces cours, dispensés par Yakha, qui mêlaient l’Histoire et la Géographie. La classe silencieuse buvait les paroles envoûtantes de l'administratrice, qui allait et venait entre les rangées de sa démarche assurée. Ses mots tissaient la toile d’un monde hors norme, façonnant des paysages fascinants que l’on peinait à s'imaginer. Pour aider ses élèves, des projections holographiques accompagnaient la présentation, images et plans en trois dimensions défilant paisiblement à travers la salle.

- Si l’Ascension devient de plus en plus complexe à mesure que l’on progresse, cette difficulté n’est pas corrélée avec la position des Étages, expliqua-t-elle. Ainsi, le Troisième Étage est reconnu comme l’un des plus hostiles à la vie, notamment à cause de sa vaste mer de sable. C’est également le cas du Huitième, demeure de la Maison Eadra, dont les steppes glacées sont cernées de toute part par d’immenses pics gelés où élisent domicile certaines des plus féroces créatures de la Tour. Pourtant, aucun de ces terribles exemples n’est comparable avec le Quatrième Étage. À l’origine, c’était un paradis naturel que les alchimistes de la Maison Lars Bie avaient sublimé. Ce royaume était appelé le Jardin de la Tour, car c’était un monde débordant de vie, dont la richesse végétale et florale en faisant le grenier de l’Empire. Mais, un beau jour, une entité força les portes de la Tour. Azshaddai. Inutile de vous le présenter, n’est-ce pas ?

Tous les Candidats sans exception frissonnèrent en l'évocation de cet antique souverain, qui avait régné dans le passé sur l’ensemble de la Terre. Le progéniteur des vampires, l'ennemi des Cieux ou encore le fléau de l'Humanité. Azshaddai portait de nombreux surnoms, mais le plus célèbre faisait toujours trembler les plus courageux, tant dans la Tour qu'à l'Extérieur : la Lune Pourpre.

- Véritable désastre ambulant, Azshaddai et son armée balayèrent tous les obstacles sur leur chemin vers le sommet, poursuivit-elle. Impuissant devant cette menace, supérieure à toutes les forces impériales, le Roi parmi les Rois retourna au Onzième Étage, sur la Terre Sacrée, dans l’espoir de recevoir un signe. Pendant que les Conquérants, prisonniers de leurs citadelles, s’en remettaient donc à la providence, l’un d’eux refusa de se cacher. Emuwn Lars Bie, le Roi Fidèle, se dressa courageusement face au péril. Était-ce par respect pour l’empereur, ou à cause de son propre orgueil ? Qu’importe la raison. En une nuit, la Maison Lars Bie perdit plus que son Patriarche et la majorité de ses membres. Sous le courroux de l'envahisseur, lacs et mers s’asséchèrent, villes et villages furent rasés. Dans son sillage, la Lune Pourpre ne laissa qu’un monde stérile, gangrenée par la radioactivité jusqu’aux cieux où gronde depuis un orage perpétuel, dont les lourds nuages sombres privèrent à tout jamais le royaume de la lumière des étoiles et du soleil.

- Aujourd’hui, le prix à payer pour cette décision malencontreuse est loin d’avoir été réglé, poursuivit-elle. En plusieurs millénaires de lutte contre l’environnement, les vestiges de la vénérable Maison Lars Bie ne parvinrent à purger qu’une infime portion des terres de ces vices. Le Jardin de la Tour est condamné à demeurer sous la forme d’un désert grisâtre, où aucune forme de vie ne peut espérer prospérer à cause des radiations. Même si la nouvelle dirigeante, Elundia l’alchimiste d’or, sauvegarda la position des Lars Bie comme l’une des Dix Grandes Maisons, ceux-ci n’ont dans les faits plus d'influence dans les décisions impériales...

Le crépitement des flammes ramena Gabriel à la réalité. Il se trouvait dans une grotte avec Emma et Huori, recroquevillé près d’un feu mourant. Machinalement, il rajouta du combustible dans le foyer en prenant soin de ne pas enfumer le refuge. Le regard éteint, les filles n’esquissèrent pas le moindre geste. Gabriel les comprenait. Après tout, ils partageaient la même douleur.

La Reine avait tenu sa promesse de les expédier loin de toute terre impériale, mais cela n’était pas sans conséquence. En dehors des vertes collines de la capitale, on ne trouvait ici que la désolation à perte de vue. Ce monde empoisonné pouvait tuer la plus redoutable des Puissances en seulement quelques heures d’exposition à l’air ambiant. L’unique solution pour y échapper momentanément était de se réfugier dans l’une des nombreuses grottes, où les radiations pénétraient difficilement. Mais ce n’était qu’un sursis, et le trépas restait inéluctable en l’absence de réelle protection. Dès lors, Gabriel, Emma et Huori étaient condamnés à rapidement choisir, entre rallier la capitale au risque de se faire capturer, ou chercher vainement une trace de la route antique empruntée par les Conquérants. Mais après le désastre de la Lune Pourpre, il ne subsistait plus le moindre repère.

Non, en définitive, nous sommes bloqués, songea Gabriel. Pourtant le temps presse. Au-delà des radiations,nos provisions s'épuisent. Si je partais de mon côté, elles auraient une chance de rejoindre la zone purifiée sans se faire contrôler...

- Pardonnez-moi...

Gabriel se retourna vers Huori, surprit d’entendre sa voix. Depuis la récente tragédie, la jeune Da-Xia n’avait pas prononcé le moindre mot, se murant dans un silence évocateur. Désireuse de ne pas laisser s’éteindre ce début de conversation, Emma se rapprocha. Des trois, son regard était le seul où brillait une faible, mais tenace lueur.

- Pourquoi t’excuses-tu ? demanda-t-elle doucement.

Pendant un moment, ils crurent que Huori ne s'expliquerait pas. Finalement, celle-ci répondit avec lassitude.

- À cause de mon comportement pitoyable au sommet de Babel.

Emma saisit délicatement la main inerte de Huori pour caresser la paume et l’apaiser.

- Tu ne cesses de répéter à Gabi de ne pas se torturer, mais tu es la première à t’écorcher. Tu n’as rien fait de mal, et personne ne t’en veut pour ça.

Sous l’effet de ces paroles réconfortantes, Huori s’effondra dans les bras de son amie. Pendant un instant, seul le bruit de ses sanglots étouffés troubla le silence de la caverne. Quand elle releva finalement sa tête, ses yeux étaient rougis par des larmes désormais asséchées.

- Pouvez-vous m’écouter ? J’ai besoin de parler, d’expulser ses sombres images qui ne cessent de me hanter.

- Naturellement, acquiesça Emma.

Huori esquissa un faible sourire avant de se lancer dans son récit.

- Au sein de la Tour, il n’existe pas de plus grand crime que de quitter son étage. Sauf permission spéciale, seules les Puissances sont autorisées à voyager librement. Mais dans l’inconscience de la jeunesse, mes amis et moi avons pourtant enfreint cet interdit, nous exposant aux pires conséquences. L’Empire nous traquâmes des semaines durant, fauchant mes compagnons un par un. Quand vint mon tour, je m'étais déjà résignée. C’était un châtiment logique pour celle à l’origine de cette stupide initiative. Mais contrairement aux autres, l’idiote que je suis fut sauvée.

Son regard se fit soudain plus distant, plus doux.

- Il s’appelait Luxong. C’était un oncle éloigné que je n’avais jamais rencontré, mais dont le nom revenait souvent dans les couloirs du palais. Je savais seulement que son existence était tabou depuis qu’il s’était opposé à l’Empire bien avant ma naissance. En me sauvant, j'ai découvert un homme aussi fort que bon, un parangon de justice. Sans la moindre hésitation, il est sorti de sa retraite pour protéger la princesse stupide et ignorante que j'étais. Il m'a enseigné l’amour de mon prochain et l’humilité, avec patience et bienveillance, sans faillir, jusqu’au jour où l’Empire se présenta à sa porte. On lui proposa alors de me livrer en échange de son absolution. Mais il choisit tout le contraire, et endossa l’entière responsabilité pour me permettre d'échapper à l'inquisition.

- Que s’est-il passé ensuite ? demanda Gabriel.

- Le verdict du procès de Luxong ne laissait planer aucun doute. Cependant, jamais les Da-Xia n’avaient oublié cet homme à la valeur inestimable. La Reine Indomptable en personne s’opposa à son exécution, et la situation se retrouva dans une impasse. Même s’il était certain d’en sortir victorieux, l’Empire ne désirait pas d’une guerre fratricide, forçant une intervention du Roi parmi les Rois. L'Empereur proposa à ma grand-mère une alternative. Un duel judiciaire. C'était une issue inespérée pour les miens. Mon oncle était une légende ayant survécu à de nombreuses batailles, un véritable prodige des arts martiaux. Son adversaire, lui, n’était qu’un tout jeune membre de la Maison Gjallarhorn. Ce n’est qu’après coup que l’évidence nous sauta aux yeux. Toute cette affaire n’avait été qu’une occasion pour démontrer la puissance de la toute nouvelle Épée de l’Empereur.

La conclusion laissa un goût amer à Gabriel.

- Je vois... murmura-t-il.

En réponse, Huori ferma ses paupières, l’air grave. Sa voix se fit tremblante.

- C’est un monstre. Il n’y a pas d’autre mot pour le qualifier.

Emma et Gabriel enlacèrent spontanément Huori. Le jeune Magicien s'écarta pour contempler un instant ses amies. En écho à cette scène, les dernières paroles d’Amélia résonnèrent distinctement.

N’arrête jamais d’avancer.

Il se releva, bien droit, son regard porté vers la sortie. Il n’avait plus lieu d’hésiter. Dorénavant, il n’était plus le protégé. Il était le protecteur.

Sans la moindre piste, ils retournèrent au portail en quête d’indice. Rester longtemps dehors était dangereux, aussi devaient-ils se dépêcher. Finalement, après bien des efforts, Emma découvrit une inscription à moitié effacée. C’était maigre, mais suffisant pour commencer. Dans ce monde sale, dépourvu de vie et d’étoiles, se repérer était quasiment impossible. Le relief chaotique n’aidait pas, puisque plaines et montagnes étaient déchirées par de nombreux cratères, dont les dimensions allaient du trou à rat, aux fosses dignes d’océans. Chaque expédition à la surface était source d’anxiété pour le groupe, car sans garantie de trouver un abri. Néanmoins, ils n'étaient pas totalement aveugles. Gabriel ne cessait de recourir à son pouvoir pour leur assurer une halte en sécurité, puis méditait des heures durant jusqu’à être en mesure de repartir. La Première Magie était particulièrement éprouvant, et jamais ne l’avait-il employé autant de fois en si peu de temps. Avant son entrée dans la Tour, il n’était qu’une misérable et insignifiante larve. Incapable d’évoluer. Mais depuis, ses aventures l’avaient changé. Transcendé par la dernière danse de la Lionne, il achevait sa chrysalide.

Ce n’est pas suffisant. Plus. Je dois voir sans cesse plus loin, s’exhorta-t-il. Pour ne jamais plus revivre ça.

Une grotte ne cessait de revenir dans ses visions toujours plus précises. En deux jours de marches et de recherches, ils finirent par l'atteindre. Son apparence ne la distinguait pas des autres, mais Gabriel en était persuadé. C’était là que se trouvait leur salut. Au début de l'exploration, ils avancèrent dans un étroit boyau. Rapidement cependant, il s'élargit jusqu’à prendre de surprenantes dimensions. Les torches ne suffisaient plus à en éclairer toute l’envergure, les contraignaient à progresser prudemment. Soudain, Gabriel sentit une lame sous sa gorge qui l’immobilisa.

- Pas un geste, lui susurra-t-on à l’oreille.

- Gabriel ? l’interpela Huori, avec inquiétude.

Les deux jeunes femmes étaient dans une situation similaire. Malgré la tension, Gabriel s'efforça donc de rester calme et leva par conséquent ses mains en signe d’apaisement.

- Inutile d’être brusque. Nous sommes à votre merci.

Alors que disparaissait la menace de la lame, quelqu'un attacha les poignets du Magicien dans le dos. Puis, une silhouette passa devant lui, vêtue d’une combinaison sombre. Sa tête était enveloppée dans un foulard sale ne révélant que des pupilles fermes. Une pression obligea Gabriel à la suivre. Ils progressèrent ainsi durant plusieurs minutes dans un silence pesant, jusqu’à tomber sur une immense plaque lisse sur laquelle se reflétait la lumière des torches. La paroi métallique coupait entièrement la galerie en deux, et en son centre se trouvait une large et haute porte capable de laisser circuler plusieurs carrioles simultanément. Sans la moindre hésitation, la personne en tête du cortège se rapprocha pour toquer dessus. Pendant ce temps, une main ferme contraignit Gabriel à s’immobiliser.

- Ne bouge pas, ordonna-t-on derrière lui.

Avec des gestes rapides, on noua sur ses yeux un bandeau tout en glissant dans ses oreilles des bouchons. Privé de ses sens les plus importants, le jeune homme ne paniqua pas pour autant. Même sans consulter directement le futur, il pressentait instinctivement que se soumettre restait la meilleure réponse possible.

Bientôt, je serais en mesure d'utiliser la Première Magie à nouveau. Pour le moment, il me faut patienter.

Plongé dans une obscurité silencieuse, il se concentra sur sa propre respiration. Dans une telle situation, la perception humaine du temps était instable, mais il avait tout de même conscience de la longueur du trajet. Ses jambes lourdes, fatiguées par son périple, subissaient d’autant plus le poids de l’effort. Pour ne pas y penser, il focalisa son attention sur les battements réguliers de son cœur. La récurrence impeccable de cet unique son avait quelque chose de doux, d’apaisant.

Ainsi, au terme de cette interminable marche, marquée par la descente de nombreux escaliers, Gabriel se sentait étrangement calme. La brutalité des sensations retrouvées après lui avoir retiré bandeau et bouchons l’étourdit momentanément. Il cligna des yeux jusqu’à bien s’acclimater, découvrant une vaste salle de réunion creusée à même la roche. La pièce se caractérisait par sa relative sobriété. L’unique mobilier était d’autant plus mis en valeur, une imposante et large table formant une demi-lune. Sept hauts sièges étaient disposés à égale distance, tous identique à l’exception de celui au centre. En tournant la tête, il fut rassuré de retrouver les figures familières de ses amies. Ils échangèrent un timide sourire de soulagement avant de se concentrer sur le reste de la salle. Tout en roulant des épaules pour détendre au maximum les muscles de ses bras toujours attachés, le jeune homme jeta de fugace coup d’œil dans tout les coins. De part et d’autre, deux portes étaient gardées chacune par deux soldats aux visages inaccessibles. La sécurité était complétée par la présence de plusieurs caméras dans les angles, couvrant l'intégralité de la pièce.

Soudain, la porte derrière la table s’ouvrit. Les gardes inclinèrent la tête au passage de six individus qui s’installèrent sans hésiter sur les sièges en prenant soin de ne pas effleurer celui du centre. Ils ne portaient rien pour masquer leurs identités, et l'une d'eux était familier aux yeux de Gabriel. Même dépourvu de son uniforme d’administrateur, il reconnut immédiatement la posture élégante de Yakha. Décontenancé, il chercha à croiser son regard, mais la superviseuse l’ignora complètement. Ce n'était pas le seul faciès connu, puisque Huori s’exprima soudainement sans cacher sa stupeur.

- Grande sœur ?!

Les pupilles écarlates désemparés étaient dirigés à l’exact opposé de Yakha, où une femme aux traits orientaux était assise. Contrairement à l'ancienne administratrice, celle-ci eut une réaction attendrissante.

- Ça fait longtemps, Huori, répondit-elle en lui souriant tristement. J’espère que tu te portes bien.

Une voix enthousiaste interrompit les retrouvailles.

- Vous vous connaissez ! Qui est donc cette petite, Ching Shih ?

L'homme qui s’était exprimé ne dégageait pas le même sentiment de solennité que ses collègues. Avachi dans son siège, il venait de se redresser. Son intérêt se manifesta par un rictus farceur et un regard acier pétillant. Ses atours, un modeste kimono délavé à moitié ouvert sur son torse ferme et musclé, accentuaient le décalage avec les autres occupants. Pourtant, malgré cette apparence singulière, Gabriel éprouva un inexplicable sentiment de malaise en le découvrant. Alors qu'il essayait d'en déterminer l'origine, il sursauta quand résonna un violent coup sur la table.

- Numéro Trois, cessez donc avec ce comportement inapproprié. Quant à vous, Numéro Six, faite preuve de retenue. Ce n’est ni le lieu ni le moment pour des retrouvailles.

Le responsable, assis au plus proche du siège central, était un homme aux traits anguleux qui fixait avec mépris son collègue négligé. Les réactions de ceux concernés par ces remontrances furent une nouvelle fois parfaitement antinomiques.

- Mes excuses, Numéro Deux, acquiesça poliment la dénommée Ching Shih.

- Pff, quel emmerdeur celui-là… soupira Numéro Trois.

Les yeux de rapaces de Numéro Deux se voilèrent momentanément d’une haine féroce et presque tangible avant de reprendre une teinte plus neutre, mais pas dénuée de fermeté quand il se retourna vers les trois prisonniers. Il se concentra plus particulièrement sur Gabriel, qui est reconnu dans ces pupilles noirs de sombres intentions malheureusement familières.

De la convoitise. Cet homme désire mon pouvoir.

- Veuillez pardonner nos méthodes cavalières. Nous sommes surpris de découvrir des Candidats aussi éloignés du parcours officiel. Vous avez sans doute de nombreuses questions, à commencer par notre identité et la raison de votre présence ici.

- Vu votre isolement, je doute fortement que vous apparteniez à l’Empire. J’imagine même que vous n’êtes pas en très bon terme avec, releva Gabriel.

Sa réponse était autant pour Numéro Deux que pour ses compagnes, qui saisirent immédiatement la nature de ces accusations. Elles conservèrent le silence, même si Huori braqua un regard insistant à l’intention de sa grande sœur. Depuis qu’ils étaient arrivés au Quatrième Étage, elles s’en étaient entièrement remises à Gabriel. Quelque chose croissait en lui, une force aussi mystérieuse qu’inquiétante.

- C’est peu de le dire, acquiesça Numéro Deux. Vous avez sans doute déjà entendu parler de nous, mais permettez-moi tout de même de nous présenter en bonne et due forme. Depuis des millénaires, nous combattons l’Empire et ses injustices, défendant l’idée d’un monde meilleur. Émissaires des opprimés et porteurs d’espoir, notre nom symbolise le changement nécessaire : nous sommes l’Étoile du Matin.

Gabriel regarda du côté de Yakha, qui demeurait imperturbable. Avec la délicatesse d’un éléphant marchant sur du verre, le jeune Magicien essaya de susciter une réaction chez elle.

- Les émissaires des opprimés ? Pardon, mais les cours à votre sujet étaient bien différents. Si mes souvenirs sont bons, on vous présente plutôt comme des terroristes...

Yakha ne broncha pas. La provocation n’avait visiblement pas d’effet, et Numéro Deux lui donna raison.

- Ce n’est là que l’image diffamante d’un État autoritaire. Malheureusement, quiconque oserait la remettre en question s’expose à de sinistres représailles. Pour le bien de son infiltration, Numéro Sept n’avait pas d’autre choix que de procéder ainsi. D'ailleurs, je suis persuadé que mes propos trouveront un écho dans vos précédentes pérégrinations. Après tout, vous avez déjà expérimenté la nature véritable de la civilisation impériale.

Une minuscule ombre traversa les pupilles sombres de Gabriel. Le rapace avait visiblement des informations de premières fraîcheurs et s’appuyait dessus pour défendre sa paroisse. Néanmoins, Gabriel ne laissa pas ses émotions le dominer. Calmement, il invita son interlocuteur à poursuivre.

- Venez-en au fait.

Numéro Deux croisa ses doigts sur la table tout en conservant une posture très droite. Confiant, il exposa ses ambitions.

- Nous partageons le même ennemi. Joignons donc nos efforts dans cette lutte commune.

Gabriel demeura silencieux, comme plongé dans une profonde réflexion. En réalité, sa décision était prise depuis bien longtemps. Celle-ci n’avait rien de pragmatique et il dut batailler contre son propre corps pour ne pas céder à la facilité. Mais il avait foi dans son sixième sens, et ce dernier lui intimait de ne pas hésiter. Alors qu’il laissait volontairement la tension s’accroître, une nouvelle intervention eut lieu.

- Cesse donc de faire semblant et donne ta réponse.

L’injonction ne provenait ni de Numéro Deux ni de quiconque d’autre. Elle était le fait d’une ombre qui s’était glissée dans la pièce par la porte du fond. Tout le monde sursauta, y compris les cadres de l’Étoile du Matin. Mis à part Numéro Trois, que rien n’atteignait, ils s’étaient raidis sous l’effet de la pression. À mesure que s'approchaient les pas lourds, l'appréhension grandissante gagnait le reste de la salle. Quelque chose prit place sur la chaise du milieu. Une silhouette entièrement drapée dans un voile noir. Au contact de son aura, rappelant celle du Roi Pur ou de la Reine Bâtisseuse, les prisonniers frissonnèrent. Au lieu de rayonner tel un soleil, elle portait les effluves étouffants des ténèbres les plus sombres.

Ne panique pas… s’intima Gabriel qui sentait glisser dans le creux de son dos des gouttes de sueur.

- Aurais-tu perdu ta langue, petit Magicien ? s’impatienta-t-elle.

Ce n'était pas une voix humaine. Elle ne questionnait pas. Ne discutait pas. Elle imposait.

Sous l’effet de l’adrénaline, Gabriel eut un rictus sinistre. Il s’apprêtait à commettre une folie et se surprenait à éprouver de l’exaltation à cette idée.

- Y a-t-il une réelle différence entre vous et l’Empire ? demanda-t-il.

Les visages autour de la table blêmir, sauf celui de Numéro Trois qui se redressa avec excitation. Son interlocutrice demeura parfaitement immobile, ce qui encouragea Gabriel à poursuivre sur sa lancée.

- Au fond, vous êtes similaire à l’Empire, dit-il avec une assurance grandissante. Tout ce que vous désirez, c’est mon pouv…

Les mots se retrouvèrent soudain coincés dans le creux de sa gorge. Son corps venait d’être projeté contre le mur du fond par une force invisible qui lui broyait les os. Privés d’oxygène, ses pieds s’agitèrent vainement, cherchant désespérément une prise sur laquelle se reposer. Constatant à la couleur de son visage qu’il étouffait, les filles se précipitèrent pour l’aider, mais furent immédiatement balayées comme de vulgaires fétus de paille. Au milieu des postures choquées, la Vieille Dame s’exprima calmement, appuyant fermement chaque consonne et syllabe.

- Je t’offre de coopérer, mais tu en profites pour m’insulter sous mon propre toit ? Es-tu réellement celui qui peut voir à travers le Temps ? s’interrogea-t-elle.

Au summum de la tension, quelqu’un se releva subitement. Yakha se précipita entre la Vieille Dame et ses victimes, collant son front au sol en signe de soumission.

- Honorable maîtresse des ombres, je vous supplie de pardonner à cet impudent pour ses propos déplacés. Nos informateurs sont formels, il est celui que nous cherchons.

La Vieille Dame ne réagit pas immédiatement. Durant ces secondes de flottement, Gabriel sentit qu’il était sur le point de perdre connaissance. Au bord du gouffre, une myriade d’étoiles blanches envahirent son champ de vision déformée quand soudain, la pression se relâcha. Son corps percuta le sol violemment, et il roula sur lui-même en toussant et crachant, luttant pour reprendre son souffle. Indifférente, la Vieille Dame abandonna son siège et se dirigea lentement vers la sortie sans le moindre regard pour lui.

- Un petit tour dans les geôles l’aidera sans doute à adopter la décision la plus rationnelle. Enfermez-les au plus profond des entrailles, ordonna-t-elle.

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