Chapitre 19 : Leçon de philosophie

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Alors que lentement, inéluctablement, s'amorçait le déclin du soleil, Gabriel s'assit sur le toit de l’auberge. Face à lui, la voûte céleste commençait à se refléter sur les eaux crépusculaires du lac, dont la teinte orangée s’estompait progressivement. Il contemplait ce spectacle dans l’espoir d'apaiser son esprit, troublé par les remous des nombreuses difficultés approchantes.

En contrebas, le petit village dans lequel ils avaient fait halte se parait de ses atours nocturnes, l’obscurité naissante rehaussant d’autant plus ses simples attributs. Ici, l’été ne prenait jamais fin et la nuit n’était pas synonyme de fraîcheur.

Cela faisait presque deux semaines que lui et les autres avaient quitté la ville. Là-bas, il s’était mis à nu. Pour la première fois depuis son entrée dans la Tour, depuis même son enfance, il avait abaissé ses défenses pour s'abandonner à la confiance. Cela avait été dur, mais révélateur de la valeur des gens voyageant avec lui. Amélia, Emma, Huori. Ces trois-là n’avaient pas émis le moindre jugement, positif ou négatif. Simplement l’avaient-elles accepté, non pas comme l’héritier de la Destinée, mais pour ce qu'il était vraiment : un compagnon, un ami. Dans un élan de nostalgie, l’image d’Agdhim s’imposa à Gabriel. Il en était persuadé, sa réaction aurait été similaire.

Au cours des dernières semaines, le groupe avait traversé Babel, gravissant monts et montagnes, franchissant gouffres et canyons, découvrant villes et villages. Progressivement, ils avaient pris la pleine mesure de l’immensité du chef-d’œuvre de la Bâtisseuse. Un soir, alors qu’ils bivouaquaient à l’orée d’une forêt dense, Liliana se confia un peu à Gabriel et Emma au coin du feu. Le regard perdu dans les flammes et la nostalgie, elle conta l’histoire qu’elle partageait avec Amjest.

- Cela fait plus de dix ans que nous sommes entrées dans Babel, et même maintenant, je me rends compte que nous n’avons pas pu tout explorer. Je regretterais presque que notre séjour arrive à son terme !

- Je croyais que seuls les Candidats étaient autorisés à venir ici, s’interrogea Gabriel.

- C’est censé être la règle, oui. Mais parfois, la Reine tolère l’ouverture des portes à une poignée de profils sélectionnée par ses soins. J’ai appris plus tard que c’était lié à la véritable fonction de cette Tour.

Le visage de Gabriel s’assombrit. En réponse à ce changement d’expression, Liliana hocha gravement la tête.

- Gabriel ? demanda Emma.

- Si j’ai correctement deviné, alors cela explique le retard, ou plutôt la stagnation technologique que connaît ce monde, répondit-il. Je suppose que pour la Reine cet endroit n’est qu’un vulgaire terrarium, où elle peut expérimenter tout ce qui lui chante.

- Exactement, reprit Liliana. Pour être plus précise, Sammu-Ramat est fascinée par l’être humain. Pour satisfaire sa curiosité, elle s’est donc dotée d’un vaste terrain de jeu, où elle pourrait explorer en profondeur le comportement des individus et des civilisations dans des situations différentes.

Emma écarquilla les yeux en réalisant ce qu'un tel projet impliquait. Liliana poursuivit, son regard brillant maintenant de colère.

- Les habitants de Babel sont démunis face aux Candidats et autres intrus. Cela donne parfois de sombres idées à certains. Conséquemment, ce monde alterne des phases de stabilités et de désordre.

- Ce n’est même pas une épreuve. La Reine considère les Candidats et Puissances comme des facteurs extérieurs qu’elle ajoute de temps en temps pour pimenter ses recherches, maugréa Gabriel.

Liliana l'observa avec une sincère sympathie. Elle se pencha pour lui tapoter l'épaule.

- Tu sais, avec Amj, j’ai vite compris que rien n'est complètement blanc ou noir. Personnellement, ma haine pour Sammu-Ramat est moindre par rapport à ceux qui se servent de cette opportunité pour assouvir leurs bas instincts. C'est vrai que d’un point de vue neuf, la Reine semble dénuée d’humanité, mais tu découvriras rapidement que la Tour abrite des individus plus terribles. Ses obsessions ont au moins comme conséquence positive de rendre la vie radieuse à Babylone, qui profite des résultats de ses recherches.

Gabriel ne réagit pas. Il repensait aux enfants qui jouaient dans les ruelles délabrées, au vieillard agenouillé à même la terre, à la paysanne ayant aidé le groupe sans rien demander en retour, aux nombreux anonymes qu’ils avaient croisés. La seule raison qui faisait de ces gens des cobayes inconscients était le lointain péché d’un aïeul. Même pour les gardes corrompus, c’était définitivement un sort trop injuste.

Après cette conversation, une part de son insouciance s'était envolée. Ce n’est qu’en arrivant là, dans ce village bordant un immense lac, que son esprit s'apaisa momentanément. Dans les rues, l’agitation grandissait. La nuit n’était pas la fin, mais le début. Ici, les gens profitaient des plaisirs simples de l’existence. Après le labeur de la journée démarrait les festivités. Au sein de Babel, et par-delà même, peu d’endroits étaient aussi paisibles. En les observant, mener cette banale existence dans une douce ignorance, Gabriel sentit naître en lui un paradoxe. Après s’être autant attristé sur la tragique raison de leur existence, il se détestait à ressentir maintenant une pointe de jalousie.

Lui ne pouvait que rêver de ces choses-là.

Malgré tous ses efforts, il ne cessait de se retrouver mêler aux tumultes du monde. Depuis qu’Aldebaran l’avait arraché aux siens, il avait abandonné l’idée de vivre en toute liberté. Son vieux mentor devait sans doute le poursuivre. En sa qualité de Quatrième Magicien, forcer l'ouverture des portes était une formalité. Gabriel pensa également au métamorphe du Premier Étage. Cette créature était un spectre qui le hantait depuis plus longtemps encore. Une ombre que Gabriel avait instinctivement identifié comme étant le pire des maux, une engeance terrible, coupable de mille crimes et dont l’obsession pour lui ne connaissait pas de limite.

Il soupira.

Avoir ces deux-là sur le dos était déjà amplement suffisant, mais voilà qu’avec Amjest lui avait appris que le maître de l’Empire avait eu vent de sa présence. Le Roi parmi les Rois, rêvant depuis des siècles, s’était soudainement éveillé. Et comme les autres, il convoitait ce qui sommeillait en Gabriel, faisant de l’Empire tout entier son ennemi. Une chose cependant jouait pour eux.

- Que ce soit au Second Étage ou ici, l’administration locale n’a pas cherché à vous arrêter, ni même à vous ralentir. Un désaccord a dû naître entre les Conquérants, avait expliqué Amjest. Venant de la Reine Indomptable, je ne suis pas étonné. Pour ce qui est de la Bâtisseuse, certaines sources m’avaient garanti qu’elle refusait également de se soumettre à la consigne impériale. Cependant, j'ignore les raisons la poussant à prendre un tel risque.

Qu’importe les motivations de la maîtresse des lieux, Gabriel savait qu’il n’aurait pas deux fois la même chance. Il ne pouvait plus emprunter le parcours prévu par l’Empire. Pour grimper, il allait devoir passer par les chemins abandonnés, l'antique route suivit par les Conquérants en leur temps, quand l’Ascension était encore un rêve inaccessible.

À la surface de lac se reflétait maintenant une myriade d’étoiles. Leurs images se troublèrent au passage de petites embarcations. Les habitants se défiaient dans des courses aquatiques, les éclats de rire résonnant jusqu’au plus lointain des astres. Armés de pagaies, ils propulsaient leurs pirogues les unes sur les autres pour que chavirent les rivaux. Quand l’une d’elles se renversa dans de grandes gerbes d’eaux, les lèvres de Gabriel s’étirèrent doucement, et pendant un temps, il s’imprégna de la félicité locale, de cette joie sincère. Pleinement absorbé par le spectacle, il sursauta lorsqu’un important fracas résonna dans une rue proche.

Soudain, la tête d’Amjest surgit. En apercevant Gabriel, l’homme lui fit signe de rester silencieux, manquant alors de tomber. Il se rattrapa in extremis, avant de se hisser sur le toit pour marcher à quatre pattes jusqu’à lui. Son visage couvert de sueur et sa respiration haletante témoignaient d'un intense effort.

- Pas un mot ! chuchota-t-il. On me cherche.

L’inquiétude naissante de Gabriel s’estompa, et il dut lutter pour ne pas rire à son tour. En peu de temps, il avait appris à connaître et apprécier les deux voyageurs qui s’étaient joints à eux. Outre la profonde complicité unissant Amjest et Liliana, tous deux partageaient cette même nature curieuse, ouverte d'esprit, et pleine de sympathie. La liberté s’incarnait entièrement en eux, dont ils formaient une fascinante allégorie vivante. Cependant, cette absence presque totale d’entrave était également source de soucis, en particulier chez Amjest. Charmeur né, il avait la fâcheuse tendance à essayer de séduire toutes les dames qu’il croisait, qu’elles soient débutantes ou expérimentées. Bien souvent, ses courtes escapades sentimentales lui attiraient les foudres des conjoints, frères et fils, et quand il parvenait à y échapper, il subissait presque inéluctablement le courroux de sa partenaire excédé. C’est d’ailleurs sa silhouette que Gabriel aperçut à proximité des quais. Malgré la distance, le jeune Magicien frissonna en percevant les pulsions meurtrières de Liliana alors même qu’il n’en était pas la cible. D’ordinaire radieuse, celle-ci devenait parfois une incarnation de la Justice, dont l’impitoyable résolution se lisait sur son faciès froid comme la glace. Si l’on omettait les Conquérants, c’était l’une des puissantes individualités de la Tour, une formidable Domination dont le talent à l’épée lui avait valu une adoption par les Alrai pourtant notoirement connus pour être réfractaires à cette pratique. Aussi, à chaque correction, il était surprenant de voir l’infidèle s’en tirer sans séquelles tant la force de sa partenaire était hors du commun. Gabriel éprouva presque de la compassion pour celui qui tremblait actuellement comme un enfant, ayant dû mal à imaginer en lui le génie exceptionnel loué par Huori, convoité par la Maison Einzbern et héritier désigné des Lars Bie.

Les minutes s’écoulèrent lentement. Quand Liliana disparut, Amjest poussa un long soupir de soulagement.

- Je crois qu’elle s’éloigne. Merci d’avoir gardé ton calme, je te revaudrais ça !

Amjest adopta une posture plus détendue. Son regard se posa sur le spectacle en contrebas, qui atteignait maintenant son apogée. Il ne restait désormais plus que deux équipages encore à flot, encouragés par un public hystérique.

- Le moment fatidique arrive, nota-t-il. Qui va sortir vainqueur selon toi ?

Cette question était une invitation à un jeu. Amjest en raffolait, et ne cessait jamais de défier Gabriel, remportant victoire sur victoire. Chaque défaite était source de nouvelles taquineries, ne s'interrompant qu’avec les interventions musclées de Liliana. Cependant, la fin du voyage. Pour son honneur, Gabriel voulait au moins gagner une fois.

- Laisse-moi réfléchir.

- Merveilleux ! Prends ton temps, je te concède le droit de choisir en premier.

Gabriel se concentra. De part et d’autre, les femmes et hommes restants étaient tous athlétiques. Les corps sculptés par le labeur étaient ceux de jeunes gens aux firmaments de l’existence. Cependant, à partir de ses observations, l’une des équipes semblait clairement plus technique et était responsable de nombreuses éliminations. Elle se distinguait par sa discipline, insufflée par une charismatique meneuse qui distribuait ses ordres depuis la proue. Face à elle, ses concurrents adoptaient une posture plus collégiale, chaque membre d’équipage criant plus fort que l’autre pour se faire entendre, rendant le processus de décision erratique.

- Celle-ci, avec la femme aux cheveux tressés, désigna Gabriel.

- Parfait, je prends l’autre ! Ça tombe bien, c’est justement elle qui m’intéressait, ajouta-t-il en lui adressant un clin d’œil.

La bataille connut un moment de flottement. Les deux pirogues cessèrent de bouger, chacune attendant de l’autre qu’elle agisse. Soudain, celle sélectionnée par Amjest s’élança à vive allure sans raison apparente. Immédiatement, sur les injonctions de la femme aux cheveux tressés, l’équipe de Gabriel se mit à ramer pour ajuster leur position. Mais au moment de pivoter, la panique les gagna quand ils réalisèrent que les pagaies étaient entravées par les épaves des précédents affrontements. Malgré les tentatives de la cheffe pour ramener l’ordre, le piège s’était déjà renfermé. Sans la moindre hésitation, la pirogue adverse les percuta sur l’avant, faisant chuter la meneuse. Privé de capitaine, la désorganisation empêcha ceux toujours en place de se défendre correctement, et bientôt, la débâcle fut totale. Quand le dernier tomba à l’eau, Amjest, entièrement investi par la compétition, se redressa subitement en exultant.

- AHAH ! Bien jouer les gars ! Encore une défaite pour toi ! ajouta-t-il à l’attention de Gabriel.

Titillé par Amjest qui s’était mis à danser autour de lui, le jeune Magicien soupira, partiellement agacé.

- À ta place, j’éviterais de fanfaronner. Ce n’était que de la chance.

La moue moqueuse, Amjest s’approcha de lui.

- La chance, en effet ! Il faut croire que j’en ai une belle face à toi !

- Arrête ton cirque. Si j’avais choisi l’autre, c’est toi qui aurais perdu. Tout ça n’était qu’un vulgaire 50/50.

Amjest cessa de gesticuler pour regarder son interlocuteur droit dans les yeux. Gabriel se retrouva soudain incapable d'esquisser le moindre mouvement, capturer par un puissant magnétisme. Il lui était impossible de détacher ses yeux de la silhouette qui allait et venait. Quand Amjest reprit la parole, ce n'était plus pour taquiner son cadet, mais pour dévoiler la sagesse d’une Domination.

- Tu es quelqu’un d’intelligent, plus que tu ne le penses. Ton sens de l’observation est bon et les analyses qui en découlent sont souvent justes. Mais elles manquent de profondeur. Tu as la mauvaise habitude de te concentrer seulement sur le paramètre le plus important, en occultant d’autres facteurs plus mineurs. Je savais d’avance que tu choisirais cet équipage, car ils l'auraient emporté dans des conditions neutres.

- Le terrain. Oui, j’ai bien compris qu’il fallait également prendre en compte l’environnement, soupira Gabriel.

Amjest se retourna à nouveau, en agitant l’index.

- Nein nein nein ! Tu n’y es toujours pas ! Tu continues de te focaliser uniquement sur ce qui semble le plus important.

- Alors quoi ? Aurais-je dû analyser l’organisation du groupe ? Sa sociologie ? s’agaça-t-il.

Soudain, il se figea. Les dernières paroles d’Amjest résonnèrent dans son esprit en l'illuminant.

Prendre en compte tous les facteurs, même les plus mineurs, c’est également imaginer les faiblesses derrière les avantages ! comprit Gabriel.

Les yeux de la Domination brillèrent en remarquant le changement d’attitude de son interlocuteur. Tranquillement, il termina son explication.

- Vois-tu, si ton équipe était si forte, c’est parce qu’elle avait dans ses rangs une cheffe capable d’organiser efficacement les tâches et de pousser ses camarades à se dépasser. C'est probablement ce point qui a le plus influé dans ta décision. Mais tu n’as pas su percevoir l’épée de Damoclès derrière un tel atout. Retiens bien cette maxime. Dans l’univers, rien n’est absolument parfait, ni même totalement défectueux.

Gabriel considéra Amjest avec un regard nouveau. Pas une fois ne l’avait-il emporté, et pas une fois n’en avait-il été proche. Pourtant, après cette dernière défaite écrasante, il n’éprouva aucune honte. Il réalisa maintenant pourquoi, malgré ses nombreux défauts, Liliana et Huori admiraient le prodige des Lars Bie. Amjest n’était pas simplement intelligent. Il était plus que ça.

Comme Aldebaran, c’était un homme ayant atteint un haut degré de conscience, un sage au seuil de l’omniscience. Ils voyaient plus loin, comprenaient mieux, plus vite que quiconque. Mais les similitudes s’arrêtaient là. Ils incarnaient chacun une philosophie différente, antagoniste. Aldebaran avait choisi de renier son humanité quand Amjest l’acceptait. L’image d’un mage couvert de fleurs remonta des tréfonds de sa mémoire. En y pensant bien, il avait déjà rencontré quelqu’un de similaire.

- Tu me rappelles quelqu’un, avoua-t-il.

- Ce devait être une personne exceptionnelle ! s’en amusa Amjest.

- Il l’était, acquiesça sérieusement Gabriel. Lui et ses compagnons m’ont sauvé d’un sort pire que la mort.

Décontenancé par ce changement d’attitude, Amjest se gratta l’arrière du crâne avec un sourire gêné.

- J’ignore si une telle comparaison est juste.

Une voix calme, mais terrifiante s’adressa à eux.

- J’ai ma petite idée sur la question.

Amjest se tétanisa en reconnaissant son propriétaire, et son teint devint livide. Il expira profondément pour évacuer son appréhension avant de lentement se retourner.

- Liliana ! Quelle bonne surprise ! déclara-t-il avec enthousiasme.

- Amjest ! Permets-moi de te donner mon avis ! répondit-elle en adoptant une façade similaire.

Les deux se firent face pendant quelques instants, figés avec cette même expression sympathique. Puis la paix vola en éclat. La femme se changea en monstre et se jeta pleine de hargne sur sa proie qui détala aussi sec. Les deux sautèrent de toit en toit, entre cris de rage et de panique, participant indirectement aux festivités du village. Les passants qui apercevaient la scène de ménage atypique parièrent à leurs tours sur la conclusion d’une telle poursuite. D’abord décontenancée, l’hilarité gagna progressivement Gabriel.

Le groupe se mit en route dès que l'aube commença à émerger à l'horizon. Après des heures de marches, quand le soleil fut à son zénith, ils découvrirent au sommet d’une colline une lointaine structure s'étirant tout en longueur vers les cieux. Amjest la désigna en souriant.

- Mesdames, monsieur, notre voyage arrive à son terme. Voici les escaliers célestes !

Gabriel s’approcha pour mieux profiter du panorama. L’atypique construction avait comme base un vaste bâtiment sphérique de couleur verte, avec en son centre une fine colonne où s’enroulait ledit escalier. Celui-ci s’élevait jusqu’à disparaitre dans les nuages. Le sommet de Babel se trouvait au terme de ces marches, ainsi que le portail pour accéder à l’étage suivant.

Vu la situation particulière du Quatrième Étage, échapper à l’Empire risque de ne pas être chose aisée. Enfin, encore faut-il y arriver.

Le sifflement d’Amjest fit écho à sa réflexion.

- Ils sont sacrements nombreux !

La plaine entourant la sortie de Babel était recouverte par une mer de toiles. Organisées en quartier dont les limites étaient fixées par des routes de terres, des milliers de tentes avaient été dressées. L’installation n’avait rien de récent, comme en attestaient les travaux en cours pour sécuriser le camp. Une enceinte de bois avait été construite, cernée par une fosse pleine de pieux. Stratégiquement placées, des tours de guet avaient été érigées pour surveiller les alentours, avec aux sommets des projecteurs endormis pour la journée. Dans les cieux, la chorégraphie millimétrée d’aéronefs complétait le dispositif en même temps que les nombreuses patrouilles terrestres, à pied pour les plus proches et en véhicules pour celle s’éloignant considérablement.

Gabriel ne put s’empêcher de déglutir. Tout ce dispositif avait été spécialement préparé pour lui. Maintenant que l’Empire avait pris connaissance de son existence, il déployait de titanesques moyens pour le capturer. Chaque petit point qui bougeait était un soldat d’élite dévoué à la cause impériale, des personnes ayant certes échoué à terminer l’Ascension, mais dont il ne fallait pas sous-estimer les qualités martiales. Durant leur épopée à travers Babel, le groupe avait déjà été confronté à eux.

Après l'élimination d'une bête terrorisant la région, Gabriel et ses compagnons de voyage avaient été accueillis en héros dans une agréable bourgade. Durant la soirée, les plus jeunes écoutèrent, captivés, les récits d’aventures d’Amélia, pendant que les autres participaient aux festivités données en leurs honneurs. Quand le vrombissement caractéristique des véhicules de l’Empire avait retenti, les villageois s'étaient empressés de cacher leurs bienfaiteurs. Mais alors que ceux-ci se préparaient à s’éclipser discrètement, les cris de peurs et de douleurs résonnants avaient poussé Gabriel à se révéler, déclenchant une mêlée générale.

Le poing de Gabriel se serra instinctivement avec la résurgence de ce sombre souvenir. Cette fois, ils s’étaient trouvés au bon endroit et avaient pu sauver les habitants du bourg. Mais combien d’innocents avaient dû périr en croisant la route de ces patrouilles, qui sillonnaient Babel à la recherche du jeune Magicien, en usant impitoyablement de leur supériorité technologique ? À cette pensée, sa haine viscérale pour la Reine Bâtisseuse se retrouva seulement contrebalancée par son propre dégoût de soi.

Trop de gens meurent simplement parce que j’existe.

Une main lui ébouriffa les cheveux.

- Cesse de te tourmenter, nino, tu n’y es pour rien, affirma Amélia.

Emma acquiesça vivement avant d’ajouter :

- Quand nous serons partis, l’armée n’aura plus aucune raison de rester. En t’échappant, tu sauveras ces gens.

- Les sauver du péril que j’ai amené, hein ? répliqua-t-il, amer.

En découvrant la tristesse dans les yeux émeraude, il se gratta la joue, honteux.

- Pardon, je ne souhaitais pas te blesser.

La jeune femme saisit délicatement l’une des mains de Gabriel entre les siennes pour la porter à hauteur de son visage.

- La seule chose qui me fasse mal, c’est de te voir ainsi, expliqua-t-elle. Je voudrais tant que tu prennes conscience que ton existence n’a rien d’une malédiction. Au contraire.

Gabriel eut un triste sourire pour ce regard irradiant de bonté, dont la sympathie sincère apaisait momentanément la plus sombre de ses convictions.

- Je déteste interrompre un instant aussi touchant, mais l’heure approche, chers camarades.

Amjest ponctua sa phrase d’un clin d’œil évocateur, provoquant une réaction embarrassée chez Emma.

Indifférente à ces petites scènes, Liliana finissait de s’étirer. Circonspecte, Amélia l’observa de haut en bas.

- Je vois que tu doutes toujours.

Les pupilles écarlates de Huori brillaient d’un éclat moqueur, qu’Amélia ignora.

- C’est juste que… j'ai du mal à imaginer quelqu’un passer seul au travers d’une telle masse, avoua-t-elle.

Huori resta silencieuse, avant de lui répondre, sérieusement.

- Amélia, ce que je vais dire ne remet pas en cause l’estime que j’ai pour toi. Tu es une personne exceptionnellement forte, bien plus que moi, Gabi, ou Emma. Tu pourrais facilement te battre avec une Domination, alors que n’importe quel autre Candidat tremblerait face à une simple Puissance.

- Viens au fait nina.

Les reflets argentés de la chevelure flamboyante capturèrent le regard de Huori.

- Au sein de la Tour, les Conquérants se tiennent naturellement au sommet de la hiérarchie. Néanmoins, cette vérité universelle ne s'applique pas une poignée d’individus. Ces personnes, capables de rivaliser avec les Dieux, sont appelées les Sept.

Les yeux d’Amélia s’écarquillèrent en prenant la mesure de cette affirmation.

- Ce joli cœur serait du même acabit que le Roi Pur ?!

Ignorant cette conversation, Amjest se rapprocha de sa compagne, qui inspirait et expirait avec détermination en observant la plaine en contrebas.

- Tu as senti sa présence, n’est-ce pas ? Es-tu capable de lui faire face ? demanda-t-il.

En réponse, Liliana caressa les flammes ornant le pommeau de son épée avec un sourire confiant.

- Rassure-toi, je n’hésiterai pas. Elle a beau être mon adorable petite sœur, je ne retiendrai pas mes coups.

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