Chapitre 9 : La valse du Soleil et de la Lune

15 minutes de lecture

  Au cœur d'une nuit sans étoile, avec pour scène un gigantesque château flottant, se déroula la première confrontation entre la lune et le soleil. Le voyage touchait alors à sa fin, et ce n'était plus qu'une question d'heures avant que Re'Shiyth n'amarre au lieu de l'Épreuve. En son sein, le silence régnait sans partage. À l'exception des rondes cycliques de la garde, les couloirs étaient déserts, les pièces vides. La journée à venir allait être charnière, cruciale. Elle allait déterminer le futur de milliers d'âmes, poursuivant toute la même ambition : grimper, jusqu'aux cieux, là où peut être leur rêve deviendrait réalité. Ainsi, l'ensemble des candidats, personnels et administrateurs, absolument tout le monde s'était jeté dans les bras de Morphée, ou tout du moins essayait de trouver le sommeil pour bien s'y préparer. Pourtant, outre les patrouilles, une seconde exception existait. Au plus profond de la pierre, dans les entrailles gelées, plongées continuellement dans une dense obscurité jamais effleurée par la chaleureuse caresse du soleil, gisaient les vénérables fondations. Cet endroit, abandonné depuis longtemps, oublié de tous, voyait sa froide quiétude troublée, ses ténèbres momentanément repoussées. Une faible lueur défiait vainement le maître des lieux, accompagné par l'écho puissant de talons martelant les dalles du sol. Au fur et à mesure de sa progression, les profondeurs de Re'Shiyth dévoilaient toute leur majesté. Dépourvus d'atours superficiels, ses uniques habitants étaient d'imposants piliers, plus larges qu'un homme, et s'élevant si haut que la lumière ne suffisait pas à en observer l'apex. Disposé à intervalles réguliers, ils soutenaient silencieusement depuis des millénaires l'ensemble de ce monstre volant, et pas l'érosion, ni même le temps n'avait raison d'eux. Ils étaient le témoignage tangible de l'habilité des anciens, la preuve incontestable que la civilisation florissait déjà avant l'entrée des Conquérants, la démonstration concrète que la propagande impériale n'était que mensonge. C'est pour cela que ce lieu, comme tant d'autres, finissait par être détruit ou à défaut caché à la population. Même les administrateurs n'échappant pas à cette censure, pourtant, l'une d'entre elles foulait du pied cette interdiction.

Depuis le début de sa mission, c'était ici, dans ce morceau d'Histoire que l'Empire était incapable de totalement effacer, que Yakha rencontrait ses informateurs. Aujourd'hui, ce devrait être la dernière fois. Tout en marchant, la jeune femme caressa du bout des doigts la pierre froide d'un des piliers. Ce geste l'apaisait momentanément et lui rappelait l'objectif qu'elle s'était fixé il y a de nombreuses années de ça : la ruine de l'éternel, la chute de ce souverain parfait, dont le règne absolutiste avait mis un terme à la course du Temps, à l'écoulement de l'Histoire. Et la mission qui était la sienne aujourd'hui était capitale à la réalisation de cet impossible rêve. Le bout de ses doigts tremblait doucement, trahissant son inhabituelle anxiété. L'enjeu était sans commune mesure, aussi l'échec lui était interdit. Au sein de l'Étoile du Matin, c'était elle que la Vieille Dame avait désignée pour mener à bien cette tâche. Sur ses épaules reposaient les espoirs de changement, la colère des réfractaires de l'Empire, la douleur de ceux ayant été méprisé, brisé par cette impitoyable machinerie. Pour ne pas céder, elle songea au garçon qu'elle devait extrader. Alors la pression diminuait, car ce que l'on attendait de lui était sans commune mesure.

Ne t'effondre pas maintenant, s'encouragea-t-elle. Ce soir n'est pas la fin. C'est le début, de quelque chose de grand. Aujourd'hui, marque la naissance de la révolte, et avec elle l'espérance d'un lendemain heureux.

Dans son sillage, l'obscurité se refermait brutalement, et elle savait pertinemment que si sa lumière venait à l'abandonner, alors jamais ne pourrait-elle retrouver son chemin. Mais cette sombre pensée céda sa place au soulagement, quand enfin elle aperçut une autre lueur dans le lointain. En s'approchant, elle distingua la silhouette de son informateur, enveloppé dans un large manteau cachant l'entièreté du corps, tête comprise. Malgré les nombreuses réunions, jamais n'avait-il révélé son apparence à Yakha, et seul le timbre grave de sa voix permettait de deviner que c'était un homme.

- J'espère que cela ne fait pas longtemps que vous êtes ici, dit-elle en arrivant à hauteur de son interlocuteur. Même après tout ce temps, je n'aurais jamais pu me faire à cet endroit.

Les secondes passèrent, sans qu'il n'esquisse le moindre geste ou n'émette le moindre son. Il restait inflexible, sous sa capuche, le regard braqué sur la lampe posée à même le sol. Le silence s'éternisant, la jeune femme commença à éprouver une désagréable sensation. L'ambiance était anormalement tendue.

- Tout est bon de votre côté ? demanda-t-elle, méfiante.

Toujours muet, l'informateur redressa lentement sa tête. Sur ses gardes, Yakha bondit soudain en arrière, suffisamment loin pour se prévenir de toute agression. La raison à ce comportement était le menton apparent de l'inconnu, que sa posture nouvelle révélait. En le découvrant, Yakha réalisa que ce n'était pas un homme, mais bien une femme qui se cachait sous ces vêtements.

- Qui êtes-vous ? demanda l'administratrice.

Sa voix était glaciale et sans équivoque. Ce n'était pas une question, mais une injonction lourde de sous-entendus, comme en témoignait sa main prête à déchainer sa magie. Mais la menace ne sembla pas perturber l'inconnue, qui restait encore et toujours de marbre.

- Vous n'êtes pas la personne que je cherche. Je ne me répéterais pas une troisième fois : déclinez votre identité, maintenant !

Finalement, la mystérieuse femme se décida à bouger. Avec des gestes calmes, elle repoussa la capuche, libérant des boucles de cheveux lilas. En l'apercevant, Yakha maudit silencieusement sa mauvaise étoile, qui ne cessait jamais de lui imposer des épreuves. Car celle à venir serait probablement l'une des plus dangereuses.

- Et vous, Administratrice Lelunrida, que faites-vous ici ? demanda Uliriena Alrai, cheffe des administrateurs et supérieur hiérarchique de Yakha.

Ce fut au tour de Yakha de se taire. La tension monta d'un cran. Malgré le calme apparent de son visage, le langage corporel de Uliriena lui avait tôt fait comprendre qu'aucune réponse ne serait satisfaisante. La Princesse des lilas s'était déjà préparée à l'inéluctable affrontement avec sa subordonnée, qui aurait lieu tôt ou tard. Yakha songea que si la redoutable Uliriena, d'entre tous, s'était présentée en personne, cela signifiait que l'agent de liaison avait été capturé. Par conséquent, la mission était compromise. Restait maintenant à savoir à quel point les informations avaient fuité.

- Ce silence est révélateur de votre trahison, poursuivit Uliriena. Cela m'attriste, Yakha. J'avais, pour vous, une réelle estime. Mais je ne peux passer outre ce que vous avez déjà fait. L'assassinat d'un administrateur est un crime grave, sans compter ce que vous aviez l'intention de faire ici, durant l'Épreuve.

- Je ne nierai pas que nous n'appartenons pas au même camp. En revanche, je jure que la mort de Nyeme n'est pas de mon fait, assura Yakha. Cet événement n'a fait que renforcer la sécurité, ce qui jouait contre moi.

- Sauf s'il s'était trouvé au mauvais endroit, au mauvais moment, découvrant par mégarde votre mission. Et vous avez beau être talentueuse, vous ne pouvez vous débarrasser aussi facilement d'un collègue. Maintenant, dites-moi tout. Qu'avez-vous donc prévu de faire, vous et vos amis de l'Étoile du Matin, qui justifiait tant de risque ?

Le raisonnement d'Uliriena était logique, mais elle se trompait sur une chose. Yakha n'avait effectivement rien à voir avec le triste sort de Nyeme. Cela était d'autant plus vrai qu'il était lui-même membre de l'organisation terroriste, ainsi que la pierre angulaire du plan consistant à sécuriser le détenteur de la Première Magie. Sa mort brutale avait manqué de tout faire capoter, obligeant Yakha à se rapprocher dangereusement du garçon. Durant tout ce temps, elle avait pensé que l'Empire était responsable, mais elle comprenait maintenant que ce n'était pas le cas.

Une tierce partie ? supposa-t-elle. Qui serait suffisamment fort pour éliminer un administrateur ?

Tout en rangeant ces questions dans un coin de sa tête, Yakha se concentra sur sa situation présente. Au vu de son interprétation erronée, Uliriena manquait également d'information. L'agent, qui avait probablement parlé sous la torture de cette rencontre souterraine, n'avait pas révélé le plus important des secrets. Certaine que la sécurité du garçon était préservée, elle devait désormais trouver un moyen de s'échapper. Abandonnant toute façade, elle fit face à son opposante.

- Vous n'obtiendrez rien de moi, assura-t-elle.

Prise de cours par ce revirement, Uliriena laissa transparaître son agacement.

- Soit. Alors le temps de la parole est révolu. Que s'expriment maintenant les armes ! menaça la cheffe des administrateurs.

D'un geste, elle jeta son manteau à terre et dégaina une splendide lame argentée. Au même moment, Yakha commença son incantation silencieuse et ses mains se chargèrent d'énergie. Tout ce qui se passa ensuite ne dura pas plus d'une seconde. Subitement, les ténèbres furent brutalement repoussées. Dans les airs, une imposante rose écarlate s'éleva avant d'exploser en un torrent de flamme. La silhouette de Uliriena se retrouva happée par le violent flux et disparue entièrement au cœur d'une mer de feu. Cette attaque était l'une des plus dangereuses dont disposait Yakha, réputé pour être l'une des mages les plus talentueuses de l'Étage. N'importe quel autre administrateur aurait subi de graves blessures. Cependant, son adversaire défiait le sens commun. D'un geste épuré digne des Alrai, les maîtres-épéiste de la Tour reconnus comme la puissante Maison de l'Empire, Uliriena fendit les flammes, intacte et intouchée. Malgré le stress inhérent à la confrontation, Yakha ne put s'empêcher de ressentir une sincère admiration pour la Princesse des lilas. Elle savait également que dans un face-à-face, la victoire est impossible. Pour avoir une chance de s'en tirer, elle devrait user de sa véritable force. Mais elle repoussait ce moment, redoutant encore, en dépit du danger, de dévoiler son secret. Tout en reculant rapidement, elle déchaina ses sorts. Les fondations tremblèrent, et avec elle ce fut tout le château qui s'en trouva secoué. Pourtant Uliriena continuait de se rapprocher, implacable, inéluctable. Sa lame lunaire dansait, et avec elle, la toute-puissance des Alrai s'exprimait. Puis arriva l’instant clé, celui du choix pour Yakha. Accélérant sa valse, Uliriena fut soudain à son contact, l'épée prête à lacérer. Le coup à venir était parfait, insuffisant pour tuer, car calibré au millimètre pour mettre Yakha hors d'état de nuire. La magie de l'administratrice ne pouvait le stopper. Lorsqu'un Alrai frappe, rien dans la Tour ne peut lui résister. Résolu, Yakha ferma les yeux. Des tréfonds de sa mémoire génétique, son sang amorphe s'embrasa et des particules dorées se matérialisèrent tout autour d'elle.

KLONG.

Choquée, Uliriena se redressa. Elle avait été repoussée sur plusieurs mètres. Mais ce n'est pas tant ça qui venait de la plonger dans ce profond état de trouble. Son regard s'était arrêté sur l'inimaginable.

- Impossible...

Plus loin, Yakha rouvrit les yeux, révélant un changement de couleur. Ses pupilles s'étaient teintées d'or, un or similaire à celui tournaillant autour d'elle comme un voile protecteur. Dans sa main, les particules s'étaient assemblées pour former une lame. Elle observait avec nostalgie et regret son adversaire, qui refusait de croire ce qu'elle voyait.

- C'est... C'est la magie du Roi parmi les Rois ! s'exclama Uliriena. Qui êtes-vous pour posséder la force des Gjallarhorn ?!

Yakha ne lui répondit pas. Même à pleine puissance, elle n'était pas certaine de pouvoir triompher. Mais la victoire n'était pas son objectif. Elle leva la main, et une dizaine de lances dorées se matérialisèrent avant de se projeter vers son ennemie. Prise de court par ce retournement de situation, la maître épéiste s'abandonna à une position purement défensive. Ce fut là sa seconde erreur. Serrant le poing, Yakha surchargea d'énergie les projectiles. Au moment où elles entrèrent en contact avec la lame à l'éclat lunaire, les lances se désintégrèrent en une explosion formidable, et une onde de choc cataclysmique résonna dans les entrailles du château, soufflant les piliers les plus proches.

Yakha savait qu'elle n'aurait pas de meilleure occasion. Elle se retourna et commença à courir plus vite qu'elle ne l'avait jamais fait. Elle était certaine que cette attaque n'aurait pas raison de la Princesse des lilas. Même parmi ses pairs, Uliriena était une élite. L'immobiliser, juste pour un court moment, était une tâche presque impossible. Il était impératif qu'elle parvienne, sinon à s'enfuir, au moins à prévenir ses compagnons. Sans hésitation, elle s'enfonça dans les ténèbres.

Plus loin, la poussière et la fumée soulevées par l'explosion se dissipaient, révélant un cratère. En son centre, un genou à terre, Uliriena agrippait fermement la poignée de son épée. Elle restait là, en état de choc. Cela faisait des siècles que son sang n'avait pas coulé. Mais ses blessures, seulement superficielles, n'expliquaient pas cette soudaine paralysie qui l'empêcha de s'élancer à la poursuite de son opposante.

Ces particules dorées... C'était bien la magie des Gjallarhorn. Mais je n'ai jamais entendu parler d'un traître à la Maison Impériale !

Prenant la mesure de l'événement, elle puisa dans ses ressources mentales pour dissiper son trouble. Dignement, elle se redressa, le regard tourné vers l'endroit où Yakha avait disparu. Elle était descendue ici, confiante, pensant désamorcer une attaque prochaine contre l'Épreuve. Mais ce qui venait de se passer dépassait le cadre du simple attentat. Si rien de catastrophique ne s'était encore produit, elle savait d'instinct que ce n'était là que les premières brises annonciatrices. La tempête menaçait, à l'horizon. Et dans son sillage, planait l'ombre de la ruine.

Quelque part, au cœur du désert radioactif de l'Étage ayant connu le courroux de la Lune Pourpre, se terraient ceux qui s'opposaient au Roi parmi les Rois et à son utopie. Ce groupe tenait plus de la structure terroriste que d'une réelle alternative, mais dans un monde entièrement assujetti, ils incarnaient la seule véritable résistance à un État totalitaire qui comptait de nombreux ennemis. Un homme courrait dans cette base souterraine, porteur d'une information capitale. C'était un officier chargé des renseignements, et le message qu'il venait de recevoir était si important que tous les protocoles étaient expédiés. Dans l'urgence, il se ruait en direction du point le plus profond, vers la clairière de la Vieille Dame.

Il était submergé, tant par l'anxiété que par l'excitation. Nul ne connaissait l'origine de la mythique figure de l'Étoile du Matin. On savait seulement qu'elle était la plus ancienne des leurs, déjà en activité lors du plus tragique attentat de l'Anniversaire pourpre. Certains disaient même qu'elle fut la première à s'être révoltée contre les cieux, à avoir pris les armes contre le Roi parmi les Rois au premier jour de son ascension en tant que Dieu vivant de la Tour. Depuis, peu l'avaient vu, et moins encore eurent la chance de l'approcher. Lui-même n'aurait jamais pensé avoir cette chance, ou le malheur selon le point de vue. Mais des circonstances exceptionnelles l'amenaient aujourd'hui ici. En arrivant devant les portes sacrées, il fut étonné par la banalité de celle-ci. Elle était faite d'un bois usé par le temps, soutenu par un cadre en acier rouillé. Cependant, ce qui se trouvait au-delà surpassait ses attentes initiales. Comme de nombreux collègues, il n'avait pu l'apercevoir que de loin, et avait maintes et maintes fois rêvé de la fouler des pieds. Maintenant, son regard émerveillé embrassa intégralement la splendeur vétuste de la clairière. Plein de respect et d'appréhension, il emprunta un petit pont enjambant le cours d'eau qui entourait l'îlot. Celui-ci, malgré sa taille modeste, abritait en son centre le tronc d'un arbre majestueux, un chêne dont les ramifications verdoyantes avaient des reflets dorés. L'endroit était si beau qu'il en oublia pendant un instant les craintes initiales dues à sa mission.

- Avance.

L'injonction le ramena brusquement à la réalité. Déglutissant, il y obéit silencieusement en essayant vainement de lutter contre les tremblements qui s'étaient emparés de son corps. L'objet de toute cette peur était maintenant devant lui, une sombre silhouette entièrement drapée de noir et assise sur une simple chaise. Elle caressait la garde d'une épée dévorée par la rouille plantée dans le sol. Ce geste délicat contrastait avec cette voix menaçante évoquant la puissance. Elle portait en elle toutes les ténèbres de la Tour, ayant traversé les âges, sans faiblir, continuellement alimenté par une rancœur qui jamais ne s'était tari. Il déglutit en prenant conscience qu'il se trouvait à un moment charnier de l'Histoire.

- Mes hommages, honorable maîtresse des ombres. Je me présente humblement à vous, car je suis détenteur d'un message de la plus haute importance.

- Parle.

L'officier manqua de défaillir. Il y avait tant de pression dans ce simple mot que les derniers vestiges d'excitation l'habitant venait de brutalement le quitter. Mais quand bien même ses jambes souhaitaient le soustraire au plus vite à cette situation, il était piégé, incapable de désobéir. Dépossédé de condition humaine, il n'était plus qu'un outil au service d'une antique divinité, avec pour seule fonction la transmission. Sans prendre la moindre respiration, il s'acquitta de sa tâche.

- Numéro Sept nous a contactés. Sa couverture a été compromise, et par conséquent, elle se trouve dans l'impossibilité de mener à bien la mission. Néanmoins, tout n'est pas perdu, car l'ennemi ignore tout de nos objectifs.

- Le garçon n'a donc pas été identifié par l'Empire.

- Si j'en crois les paroles de Numéro Sept, oui. Cependant, je...

Il s'arrêta en réalisant avec effroi qu'il avait outrepassé ses prérogatives. Les secondes qui suivirent furent les plus longues de son existence, et son cœur manqua de lâcher quand que la voix s'exprima à nouveau.

- Retirez-vous.

À la limite de la suffocation, l'officier esquissa maladroitement une révérence avant de s'éclipser précipitamment. Sur le pont, il croisa la route de deux individus qui venaient dans l'autre sens, mais ne prit pas le temps de se questionner sur leur présence.

Contrairement au fuyard, ils se rendaient à l'audience la tête haute. Celui ouvrant la marche était un grand homme maigre, vêtu d'un long uniforme militaire rappelant ceux des généraux au front. Ses courts cheveux grisonnants étaient parfaitement coiffés, et son visage, dépourvu de pilosité, respirait la sévérité. Son pas était martial et il s'arrêta à quelques mètres de la chaise avant de s'incliner. Derrière lui, le second venu ne put réprimer un ricanement moqueur. Ce dernier lui était en tout point antinomique. Ce n'était pas seulement une différence d'âge, que d'apparence, puisque sa longue tignasse blanche était négligée, à l'image de sa barbe de trois jours à la pousse chaotique. Habillé d'un kimono délavé, il laissait pendre l'un des bras par le col intérieur en adoptant une expression décontractée.

- Numéro Trois, votre attitude est parfaitement inconvenante. Saluez Numéro Un correctement, maintenant, ordonna le grand homme avec mépris et colère.

- Toujours aussi agréable et détendu Vladimir ! Ravi de vous revoir également ! répondit Numéro Trois d'un air narquois.

- Ne me manque pas de respect, parvenu. La hiérarchie est claire à ce sujet : je suis votre supérieur, nommez-moi donc selon ma position.

- Barbant... Je n'ai que faire de votre hiérarchie. Si je suis ici, c'est uniquement parce que nos intérêts coïncident.

- Silence.

La Vieille Dame s'était exprimée avec calme, mais son agacement était perceptible. Les deux hommes cessèrent immédiatement de se quereller, même si dans les regards persistait la flamme du défi.

- Numéro Deux, votre droiture et votre respect des protocoles vous honorent, dit-elle en s'adressant au cinquantenaire. Mais vous connaissez notre jeune ami . Il est tel le vent. Indomptable. Il faut vous y faire. Quant à vous (cette fois-ci, c'est à Numéro Trois qu'elle parlait), ce que je vous demande n'est pas une soumission aveugle, mais un minimum de tact.

- Bien Mdame ! acquiesça-t-il avec insolence.

Un imperceptible frissonnement de colère agita le corps bien droit de Numéro Deux, qui demeura néanmoins muet. Derrière son voile, la Vieille Dame eut un soupir de dépit avant de reprendre la parole.

- Vous avez entendu le message. Numéro Sept n'est pas parvenu à extrader le garçon. La situation parait critique, mais il nous reste toujours une légère marge de manœuvre. L'Empire n'a pas encore pris conscience de sa nature.

- Pardonnez-moi, mais ce gosse mérite-t-il qu'on lui consacre autant d'efforts ? demanda Numéro Trois.

Vladimir l'observa avec dédain. Cet ignare ignorait tout de ce qui se trouve en dehors de la Tour. Décidément, si ce n'était pas pour son habilité au combat, cela fait bien longtemps qu'il l'aurait congédié de l'organisation.

- Cette personne vaut le sacrifice de toute l'Étoile du Matin, répondit-elle calmement. C'est un Magicien, un être supérieur, similaire à l'Ange de la Destruction ayant combattu et détruit la Lune Pourpre.

À l'évocation des plus dangereuses créatures à n’être jamais entré dans la Tour, le sourire insouciant de Numéro Trois s'estompa. Pour les habitants de l'Empire, la Lune pourpre incarnait le mal suprême, une chose que même le Roi parmi les Rois n'avait pu défier. L'Ange de la Destruction représentait lui l'ultime rempart, le plus grand des champions. Mais ces deux-là n'appartenaient pas à la Tour. Ils venaient de la dimension terrestre, où ils étaient reconnus comme le plus craint des Premiers-Nés et le plus puissant des Magiciens. Des entités antagonistes, dévolues à la création et à la destruction, dont la première et dernière confrontation eut lieu au crépuscule de l'Âge des Magiciens. Vladimir Adamovitch, entré il y a maintenant plus de mille ans, comprenait donc évidemment les enjeux entourant le garçon.

- C'est pour ça qu'il nous le faut, poursuivit-elle en écho à la pensée de son subordonné. Lui seul peut outrepasser les règles de la Tour, car telle est la nature des Magiciens. Il sera notre glaive, celui qui frappera l'Empire pour en décapiter la tête.

Annotations

Vous aimez lire Maxime Lopez ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0