Octobre 1920, un salon toulousain.

10 minutes de lecture

Le salon cossu de monsieur de la Folle-Bergerie recevait souvent des visiteurs de marque, mais rarement des personnalités aussi remarquables que ce jour-là. Les invités, au nombre de quatre, arrivèrent les uns après les autres, du début de la matinée pour les uns, jusqu’à quelques minutes avant l’heure fixée pour les autres. A midi pile, le quatrième et dernier convive, précédé par un majordome tout en rouflaquettes et tenue amidonnée, fit son entrée dans le fameux salon, une pièce qui aurait pu être vaste mais qui paraissait écrasée par l’immense bibliothèque qui couvrait la totalité des murs, du sol au plafond, ne laissant pénétrer la lumière extérieure que par une fenêtre aux petites vitres carrées. Monsieur de la Folle-Bergerie se leva, imité par les présents, certains un verre en cristal à la main, remplit qui d’une liqueur sombre, qui d’un cognac ambré, qui d’un vin rouge sang, d’autres un cigare entre les dents, ou une bouffarde au coin des lèvres.

  • Mon cher capitaine Spring, nous n’attendions plus que vous, fit Orland de la Folle-Bergerie en serrant la main d’un homme dans la force de l’âge, tenant canne et chapeau dans sa main libre. Prenez donc place.

Le capitaine salua les différents hôtes d’un bref coup de tête. Il arrêta un instant son regard bleu acier sur le beau visage d’une jeune femme certainement italienne, aux cheveux noirs disciplinés, coupés au carré. Elle portait de fines lunettes rondes, en métal.

  • Je suis bien aise de vous voir tous ici mes amis, commença Orland. Il n’est pas loin le temps où nous nous rencontrions pour la première fois à ce fameux exposé en 1913. Depuis, la guerre est passée par là. Nous en savons tous quelque chose. Si vous êtes ici, c’est que j’ai su vous convaincre de me suivre dans ma toute première expédition sur l'Indicible. Comme je vous le disais dans ma lettre, j’ai enfin trouvé la piste que je cherchais, ici même sur Toulouse. Les écrits d’Hamilton sur le sujet sont formels : un trésor Templier serait caché dans les entrailles de la ville. Vous aviez tous, à l’époque, montré un intérêt passionné pour cette éventualité. Aujourd’hui je vous propose de mener cette passion, ce rêve, vers la réalité ! Dès ce soir nous partons en chasse mes amis ! Le Cercle de la Croix Pommelée sera notre nom, « Savoir » notre devise !

C’est ainsi que l'aventure Folle-Bergerie débuta. Nous en connaissons tous la fin, hélas. Mais peu d’entre nous savent vraiment ce qu’il advint de ces courageux aventuriers. Avant d’aller plus loin, faisons un peu connaissance.

L’organisateur et chef d’expédition n’était autre que le Baron de la Folle-Bergerie, un noble dans la fin d’une quarantaine triomphante. En son jeune temps champion d’escrime, ce grand amateur de cognac et de cigares savait aussi manier l’arme de poing avec dextérité. Malgré une sainte horreur de la République, il combattit sous son drapeau lors du récent conflit mondial. Il y perdit ses deux fils. Par ce sacrifice ultime, il raya définitivement de son centre d’intérêt la moindre préoccupation politique ou républicaine. Il n’aimait pas plus les aristocrates. Le baron était une sorte d’anarchiste mondain mais extrêmement féru d’histoire. Portant moustache et favoris, il ne se déplaçait jamais sans son fidèle majordome, Anastase.

Parlons un peu de ce dernier. Grand échalas à la maigreur trompeuse, il cachait sous son uniforme des muscles à faire pâlir n’importe quel boxeur. C’est qu’il fut comme nettoyeur de tranchées lors de la Grande Guerre, au plus près de l’ennemi, toujours silencieux et efficace.

Le plus jeune de l’expédition n’était autre que le très controversé Morgan O’Connor, rendu célèbre par ses actions au Moyen-Orient en tant qu’espion de la couronne. Irlandais aimant les anglais, il a depuis longtemps été banni par les siens. Il avait récemment intégré le British Museum pour le compte duquel il sillonnait le monde, pillant… pardon, fouillant diverses ruines et en rapportant des objets intéressants.

Le capitaine Edward Spring ne chérissait pas ce rouquin aux yeux verdâtres. Il restait avant tout un Irlandais. Le capitaine, lui, était anglais jusqu’aux bouts des ongles et de la moustache qu’il avait brune. Héros de la Somme, on parlait dans les milieux autorisés de sa toute prochaine promotion au grade de commandant mais aussi de son accession, à la demande du souverain, au titre de Lord. Spring était un archéologue amateur et il n’avait pas hésité, avec l’accord de sa hiérarchie, à prendre part à cette expédition. Il avait un faible pour la gente féminine, et l’alcool…

Enfin, pour compléter ce noyau d’aventuriers, il fallait compter avec deux femmes remarquables. Miss Elisabeth Shaw, veuve de feu l’explorateur Shaw, qui avait accompagné en son temps de nombreuses expéditions du National Geographic. Américaine du midwest, elle nourrissait une admiration pour Théodore Roosevelt et ses safaris. Miss Shaw connaissait un nombre d’idiomes impressionnants et surtout possédait des cartes et des notes précieuses, héritées de son mari. A l’opposé vestimentaire et à la mentalité résolument moderne se tenait la signorina Fiora Neri, jeune dilettante archéologue, dont le père était un ami de longue date du Baron. Ce que beaucoup ignorait, c’est qu’elle maniait le fusil comme certaines maniaient le dé à coudre : avec une dextérité certaine !

C’est ainsi que toute la troupe après un bon repas se retrouva à vaquer à ses occupations de dernière minute avant le grand départ dans la soirée. Enfin, le Baron donna le signal. On se pressa dans le hall de l'hôtel particulier. La Folle-Bergerie avait disposé divers sac-à-dos. Tous portaient une étiquette au nom d'un convive. Anastase aida tout le monde à se préparer. Il tendit ensuite à chacun une arme de poing et au capitaine Spring, un fusil de chasse. O'Connor hérita d'une sacoche pleine de bâtons de dynamites « Au cas où il faudrait se frayer un chemin » précisa d'une voix hautaine le majordome. Lui-même s'empara d’un fusil Lebel modifié par ses soins et d'une étrange petite valise en cuir qu'il s'attacha dans le dos avec l'aide du Baron. Pendant ce temps mademoiselle Neri, sourcils haussés, refermait lentement sa sacoche, cachant ainsi le livre qu'elle contenait aux yeux des autres. Miss Shaw rangea ses carnets et ses crayons dans les diverses petits poches de son habits, réalisé pour l'occasion par le Baron.

  • Bien, nous sommes donc parés... Sachez que l'expédition sera amusante. Les armes sont justes là pour donner un peu de piment à la chose. Mais à part des souris, des rats et des restes de Templiers, nous ne devrions pas trouver grand danger.

Ils n'eurent pas à faire beaucoup de chemin. Anastase, une lampe-tempête dans la main les mena vers le cloître des Jacobins. Après un rapide coup d'œil aux alentours il ouvrit une porte dérobée. Ils pénétrèrent dans le cloître, marchèrent rapidement vers l'extrémité la plus à l'est, passèrent sous une arche et s'avancèrent dans une allée bordée d'un côté par un mur et de l'autre par un tout petit muret. Anastase marqua un arrêt. Il grimpa sur une caisse placée là récemment puis enjamba le muret. Tous firent de même. L'instant suivant ils se tenaient en cercle devant un trou béant dans le sol. Un à un ils descendirent. O'Connor fut le dernier. Il s'assit sur le rebord et avant de se laisser tomber il regarda une dernière fois autour de lui. La nuit sans lune ne laissait presque rien deviner des alentours. Pourtant, les rares lumières de la ville éclairaient le haut de l'église des Jacobins. Morgan fronça les sourcils. Il lui semblait qu'une des gargouilles bougeait. Il frissonna. Une hallucination. Il rejoignit ses compagnons.

Dans un silence surnaturel trois gargouilles en pierre glissèrent lentement le long du mur de la vénérable église. Elles vinrent se placer en embuscade autour du trou et attendirent le retour des profanateurs...

Ils progressaient en silence. Il n'y avait rien à dire. Le tunnel, en bon état, ne réservait aucune surprise. Anastase ouvrait toujours la marche. O'Connor allait en dernier. Le Baron lançait toutefois à quelques occasions des commentaires. Ainsi ils apprirent que le tunnel datait certainement du 12eme siècle. Un passage secret qui reliait les Jacobins à l'église Saint-Pierre. Que beaucoup de Méridionaux avaient participé à la première Croisade. Qu'ils en avaient rapporté des richesses. Et surtout que ce passage depuis longtemps oublié aurait très bien pu mener à une cachette qui pourrait contenir le trésor des Templiers.

A un moment donné Anastase s'arrêta. Ils étaient parvenus devant une immense porte. Une porte en métal. Le tunnel laissait la place à une vaste salle rectangulaire. Huit gisants y étaient répartis. Tous portaient la croix templière gravée sur un bouclier. Chaque aventurier alluma une lampe-tempête afin de mieux observer les tombeaux. Mademoiselle Neri, elle, étudiait la porte, de loin. Ses lèvres murmuraient une traduction. La porte de métal portait une inscription dans une langue inconnue. L'italienne en perdait son latin. Miss Shaw s'approcha. Avec un sourire suffisant elle commença à lire, à haute voix : « Son rêve ne doit pas être dérangé car celui qui dort à jamais pourrait s’éveiller »... Fiora lui prit la main pour lui intimer le silence. Elisabeth hocha la tête, troublée par ses mots qui résonnaient encore dans la salle, se répercutant encore et encore, l'écho refusant de mourir. La tension monta d'un cran quand la porte grinça. Depuis des millénaires, cette langue impie n'avait pas résonné en ce lieu. Soudain, la porte coulissa vers le haut avec un terrible grincement. Les aventuriers s'approchèrent lentement du seuil.

Ils surplombaient un gigantesque lac souterrain. Au milieu passait un pont en bois et cordes à moitié pourris pour rejoindre une sorte de pilier qui surgissait des eaux sombres en contrebas. Sans attendre, le Baron s'élança. Le bois craqua, les cordes gémirent, de la poussière s'en échappa, mais le pont tint bon. Il arriva rapidement sur le pilier.

  • Mademoiselle Neri, venez me rejoindre... dit-il en montrant quelque chose sur le sol.

Fiora hésita un instant. Elle posa la main sur la sacoche qui pendait à son hanche droite. Elisabeth la prit par le bras et la poussa gentiment mais fermement vers le pont.

  • Non, je...
  • Allez ma belle, et ne fais pas d'esclandre ou tu plonges, capiche ? Lui murmura Miss Shaw à l'oreille en souriant.

Les trois autres n'avaient rien entendu. Ils attendaient en regardant les gisants. Les deux femmes s'engagèrent sur le pont, Anastase sur leurs talons.

Le capitaine Spring s'approcha d'O'Connor :

  • Discrétion mon ami, écoutez sans montrer de surprise... Quelque chose cloche. Regardez à vos pieds, des cendres de tabacs... Quelqu'un est déjà venu ici, il n'y a pas si longtemps.
  • Oui, vous avez raison. Le Baron ?
  • Qui d'autre ? Nous sommes des pantins. Mais pour qu'elle raison ?

Le Baron souriait. Il avait de quoi jubiler. Les nigauds. La Voix ne mentait pas. Le plan fonctionnait à merveille. Faire venir des sacrifiés de leur plein gré en inventant cette histoire de trésor... Encore quelques instants et il pourrait enfin... Fiora Neri mit le pied sur le pilier en compagnie d'Elisabeth. Elisabeth, la veuve de son regretté fils cadet qui portait le pseudonyme de Shaw...

  • Anastase, vous deviez rester avec les deux autres, commença doucement le Baron.
  • Maître, je ne puis vous laisser seul dans un tel moment, mentit Anastase. Le Baron le jaugea, mais l'excitation du moment l'empêcha de voir la nervosité du majordome.
  • Soit, allons maintenant, Fiora, sortez le Necronomicon de votre sacoche. Et ouvrez-le à la page marquée, ordonna le Baron.
  • Il n'est pas question pour moi de lire cette horreur de livre ! Vous m'avez dupé ! cracha l'italienne en donnant un coup de coude à Elisabeth qui, surprise, tomba sur les genoux. Du même élan elle jeta le sac dans le lac.
  • Non ! Non ! Glapit le Baron en essayant de rattraper la sacoche. La Voix l'avait bien dit, il fallait lire la formule et lui donner des êtres humains à manger pour que ses deux fils perdus à la guerre reviennent à la vie !
  • Maintenant ! C'était Anastase qui poussait Fiora Neri sur le pont. Il se doutait que son maître avait perdu la raison depuis la mort des jeunes héritiers...

Elisabeth s'était redressée. Elle sortit son arme de poing et tira dans le dos d'Anastase. Touché en pleine tête le brave homme tomba à la renverse. Son corps disparu dans l'eau.

De l'autre côté, Spring et O'Connor contemplaient la scène, impuissants.

Soudain le sol trembla. L'eau du lac commença à bouillonner. Incrédules, ils virent des tentacules surgir de cette eau noire. L'un d'eux s'empara du Baron et d'Elisabeth. Ils tentèrent de se libérer, en vain. La Chose les dévora sous l'eau. Fiora courait de toutes ses forces. Elle tomba dans les bras d'O'Connor.

  • Il faut partir d'ici ! Beugla Spring en faisant feu sur les tentacules qui se dirigeaient vers eux.
  • Pas avant d'avoir refermé la porte ! clama Fiora.
  • La dynamite, il n'y a que ça, proposa l'irlandais en ouvrant sa sacoche. Tous avaient laissé leur sac-à-dos sur le seuil. Neri et Spring ouvrirent le feu pour couvrir la course de Morgan. Les tentacules revenaient sans cesse à l'attaque. Il parvint tout de même à ouvrir son sac. Il attacha les mèches ensemble. L'étrange valise de feu Anastase était ouverte. Morgan écarquilla les yeux. De petites bouteilles y étaient disposées, soigneusement maintenues en équilibre. De la nitroglycérine... Il posa la charge contre la valise et l'alluma.
  • Fuyez ! Cria-t-il en se relevant, arme au poing, tirant derrière lui au jugé.

Rue du Taur. La plaque des égouts bougea puis glissa sur le côté. Le Capitaine Spring se dressa dans la rue. Il aida aussitôt la jeune italienne à rejoindre l'air libre. Il n'y avait personne à cette heure tardive. Le sol trembla. Le bruit sourd d'une explosion souterraine retentit.

  • O'Connor ? Où est-il demanda Fiora.
  • Pas le temps !

Sans poser plus de questions, les deux survivants s'élancèrent vers la place du Capitole.

Les gargouilles se levèrent. O'Connor surgit comme un fou du trou, un tentacule à ses trousses. L'irlandais se prit les pieds dans un pavé qui dépassait. Il se vit tomber, éloigna son arme de lui, essaya de garder l'équilibre, sans succès. Il s'écrasa au sol. Une douleur fulgurante lui déchira le flanc et le poignet gauche. Il lâcha le revolver qui glissa jusqu'aux pieds d'une des gargouilles. Aveuglé par la souffrance, il aspirait de l'air comme un poisson hors de l'eau. Le tentacule visqueux se précipita sur lui. Sa dernière heure était venue. Son regard surprit un mouvement sur la gauche. Il eut juste le temps de voir une ombre se lancer sur l'abomination. O'Connor se releva en reculant. Il sentit une autre forme se frotter à lui en passant. Une gargouille. Une gargouille de pierre qui avançait et qui bondit souplement vers la chose. Morgan ramassa son arme et malgré la douleur franchit le muret rapidement. Il se retrouva très vite dans la rue Lakanal. Hagard, il avisa un jeune couple qui revenait certainement d'une fête. A bout de force, il cacha son arme et demanda du secours. L'homme se précipita, empêchant O'Connor de s'effondrer sur la route.

  • Qui êtes-vous ? Demanda-t-il en le portant vers une voiture.
  • Un survivant... murmura-t-il. Avant de perdre connaissance, il sentit le sol trembler et entendit une explosion souterraine...

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Edgar Garance ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0