Pris au collet

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Au commencement était le Loire 46, un antique avion de chasse sans finesse...

Avec ses deux ailes Pulawski comme deux épaules impuissantes soutenues par des mats profilés d'où s'échappent de frêles pattes aux pieds empesés. Son fuselage replet et son moteur en étoile finissent de l’empatter. En voyant son profil tarabiscoté, on ne peut s'empêcher d'imaginer qu'ils furent deux à le dessiner... après s'être engueulés. L'un s'occupa du moteur et l'autre du reste. Et quand vint le moment de rassembler leur travaux, ça ne collait pas : le fuselage était trop gros, le moulin trop menu. Un raccord foireux les reliait. Fashion faux-pas ! La chirurgie esthétique a connu de retentissant procès pour bien moins. Ce nez quatre fois redessiné, cette bâtarde bosse sur le museau, fait pourtant tout son attrait.


Ce petit défaut lui donne tant de charme ! Une vraie personnalité. Un Spitfire ou un Mustang, un Mirage même... sont si lisses, tant parfaits ! Rien en ces top models n'accroche le regard, aucun obstacle ne lui permet de s'arrêter. Il ne sait même pas par où commencer ! Il n'a aucun repère pour comparer. Cette erreur n'est pas une indécence mais la pierre de touche. Voyez un visage. Trouvez-y une anomalie et sa beauté ressortira. Les mirettes scintilleront, les pommettes s'épanouiront... la poitrine palpitera. Le Loire 46 me fit cet effet-là.


Alors je m'empressai de réparer une injustice. Puisque l'histoire ne lui avait pas permis de briller, moi, je le ferai ! J'ai donc rédigé une courte histoire dans laquelle il triomphait. Ce petit monomoteur raté abattait un congénère rapide et fuselé, l'opposant parfait. Il démasquait en plein ciel le félon déguisé et le punissait. Justice étant ainsi rendue. Je pouvais m'endormir la conscience tranquille, l'esprit bercé par l'illusoire satisfaction du devoir accompli. Dans le placard, la plume attendait pourtant son heure. Celle de la vengeance avait déjà sonné.


L'épique petit passage n'aspirait qu'à s'épaissir. Non contant de son exploit, le jeune Piotr Junkovitch tentait de s'épanouir sur le papier. Le fringant Heinkel 70 était-il un espion ? Que nenni ! c'était un modeste pèlerin. De protestations en gesticulations, les deux pays en ébullition perdaient tout sens des proportions : la guerre éclatait. Notre pilote enchaînait les victoires. Il devenait un as, un champion, le héro d'une nation... son sauveur. Aucun adversaire ne lui résistait, son ascension ne pouvait s'arrêter. Un rêve puéril. Première impasse.


Cette histoire restait secrète, interdite même. Cachée, enfouie, quelqu'un·e la découvrait puis tirait sur le fil d'Ariane à s'en brûler les ailes et précipiter sa chute. L'inspiration se tarissait avant l'instant fatidique. Douteuse allégorie.


Il restait cependant une étincelle. Alors la flamme se ravivait avec une ardeur nouvelle. Et le projet me dévorait d'une ampleur sans pareil. Mais le brouillon invariablement se consumait, oh malheur ! à la poubelle. Il subsistait toutefois toujours des idées, une lueur résiduelle.

Des évidences s'imposèrent. Pourquoi préférer la pâle copie à l'amélioration de l'original ? La fan fiction prit alors une autre direction. Le flou géographique se fit précision. Et le féminin fit une modeste apparition. Une pause, une respiration, le temps d'une chanson. Piotr s'abandonnait dans ses bras. Le héros ne menait plus la danse mais la subissait, chasseur devenu gibier. La diablesse écornait le mythe du mâle triomphant. L'armure fissurée laissait s'épancher toute les faiblesses soigneusement calfeutrées. Piotr, ce héros mal foutu, évolua de Gary Stu en protagoniste déchu. Au jeune premier à qui tout réussissait, qui n'avait qu'à se présenter pour que le succès accourût, succéda le valeureux chanceux présent au bon endroit au bon moment, puis l'aigle brisé. Il fallait bien respecter une certaine réalité.

Les années s’égrainaient au compteur, les aspirations changeaient. La modération grandissait, la pondération tempérait, la frustration déformait. Je n'ai rien vu venir et pourtant, c'était si évident ! Lecteur et lectrices attentives, vous avez compris que, dans cette histoire, le héro n'est pas celui que l'on croyait. Piotr, Boris, Mardijcka ne sont que trois faces d'une même pièce. Pile, face, tranche ? À chaque lancé, le résultat change. Les probabilités mentent, dérapent sans contrôle.


Un soir d'été, une liste de lecture à bout de souffle. Un livre, une révélation. J'ai eu honte lorsque j'ai pu le faire dédicacer. Avec ces pages dentelées, sa couverture cornée, déchirée... je dépareillais à côté de tous ces passionnés à l'édition choyée, religieusement rangée et protégée. J'oubliais que c'était un signe, celui de la vie, de la passion surtout. Car moi, j'avais communié ! Et quel plus beau cadeau peut-on faire à un·e écrivain·e que lui présenter un ouvrage qui vous a accompagné partout où vous alliez ? Mon exemplaire avait vécu et voyagé. Je lui avais rendu au centuple ce qu'il m'avait apporté. Et ce jour-là, l'adolescent un peu honteux mais surtout très impressionné, a pu témoigner de sa passion. Il en fallut peu pour la déclencher. Quelques histoires de courage et d'audace, le récit certes romancé d'une grande aventure.


Ce feu sacré ne s'éteindra qu'avec mon dernier souffle. Je garderai toujours en mémoire cette rencontre, cette apparition. J'en fais serment, Alzheimer ne pourra me l'enlever. Elle fait désormais partie de moi, plus qu'une jambe ou un bras. L'amputer serait me transformer. Unijambiste ou manchot, je resterai le même. Sans cet amour fougueux pour les chevaliers des cieux, pour leurs destriers majestueux et leurs actes courageux, je deviendrais autre. L'aigle ne peut se faire canari.


Et cette vie, j'en ai rêvé. Moi aussi, je voulais voler. Mais plus encore, j’aspirais à connaître cette fraternité, à y évoluer et m'y épanouir. Là était ma voie. Las ! Ce n'était qu'illusion. Le temps n'a qu'une seule direction. Il ne recule que dans l'imagination.


J'avais un professeur pour qui il existait la "PHIlœsœphie", une sorte de discipline suprême éthérée et déconnectée du réel, insaisissable aux profanes mais d'où, depuis ce piédestal fantasmé, il pouvait les contempler avec condescendance. L'imagination n'est pas de cette espèce. Elle est ici et ailleurs, dans notre esprit et en dehors. C'est une éponge protéiforme. Elle s’imprègne de nos expériences, les phagocyte et les digère, les intègre, substantifique moelle, au maelström de sa conception.


Le récit a donc maintes fois changé de forme et de direction, ses personnages de personnalité, le tout gagnant en maturité. Marďijcka, femme fatale fantasmée, a conquis une place qu'on ne lui avait pas assignée. Piotr... dans le fond, Piotr n'a pas évolué. Quant à Boriz, de sympathique et compréhensif capitaine s'est mué en un homosexuel refoulé, incapable d'assumer sa sexualité ni vraiment de se conformer au carcan imposé.


Mais aujourd'hui, ai-je encore besoin de cette histoire et de ses protagonistes assistés ? N'ai-je pas plutôt intérêt à développer celle d'aventurières capables de se prendre en main, même s'il faut parfois beaucoup les y pousser ? Mes rêves et mes aspirations intéressent-ils l'alien ? Ellui sont-iels seulement destiné·e·s ?

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