Les aventures du dragon - 11 - Le début de ma fin

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Am’mā, pardonne-moi, je ne te ramènerai pas appā !

Quatre hommes viennent de me transporter – attaché, les quatre membres écartés, sur une structure en bois – de mon cachot à une salle dans laquelle de nombreux hôtes semblent festoyer. Ils sont curieusement assis – d’un seul côté de hautes tables, formant trois côtés d’un rectangle – sur des meubles qui leur donnent la position de celui qui, installé sur le parapet d’un petit pont, laisse pendre ses jambes dans le ruisseau, si ce n’est que leurs pieds reposent sur le sol. J’avais expérimenté cette façon de s’asseoir, chez les aînés qui m’ont accordé l’hospitalité, mais nous étions tous trois sur le même meuble.

Le chevalet, sur lequel je suis lié, est déposé contre un mur, à l’opposé de celui où se tient l’homme qui est venu me voir plusieurs fois dans ma cellule, face à lui. Je suis nu, seule mon intimité est dissimulée par un linge ceint autour de ma taille. Les geôliers apportent maintenant deux braseros dans lesquels des braises rougeoient, et un soufflet. Ils sont accueillis par des acclamations.

Dès qu’ils sont installés, l’un actionne le manche de l’instrument, emplissant son âme d’air qu’il éjecte ensuite, par la tuyère, sur les tisons ; un autre y plonge des fers pour les porter à l’incandescence. Celui qui ventile le fait alternativement sur chaque brasier. Je devine qu’ici, on ne va forger ni vāḷ ni uḻutuṇṭu,⁽¹⁾ ces barres de métal sont destinées à me torturer. Civaṉ, qu’ai-je fait pour mourir ainsi ? Pourquoi veulent-ils me tuer ?

Mon vis-à-vis vitupère ma personne. Ce doit être le rājā, car tous approuvent bruyamment ses invectives. À une exception près, la femme compatissante qui l’accompagna lors de l’une de ses visites – à cette occasion, j’ai vu naître des larmes dans ses yeux à l’énoncé du mot Cantirā –, sise à son côté, elle semble affligée. Je lis de la pitié dans son regard, mais aussi un profond désespoir et de la terreur. Je ne comprends pas ce que dit le harangueur, mais le sens en est clair, et il ne cesse de répéter le nom d’appā.

Un serviteur pénètre dans la salle, probablement un vaiṣya⁽²⁾. Après maintes courbettes, il approche du maître de maison et s’adresse à lui. Lequel se lève et fait une déclaration, provoquant l’enthousiasme de l’auditoire, comme toutes ses assertions.

Des ménestrels entrent, ils portent des instruments ressemblants à des cittarkaḷ et kañcirākkaḷ ⁽³⁾. Ils se répartissent entre les tables et jouent une musique que je ne connais pas. Une femme les suit en dansant.

Am’mā ! Je reconnaîtrais ta grâce et la légèreté de ton pas au milieu de mille tēvatācikaḷ⁽⁴⁾. Me taire ! Je ne vois que ton dos, mais je sais que c’est toi ! Que fais-tu ici ? Comment y es-tu arrivée ? Pourquoi honores-tu ces gens d’une Catirāṭṭattiṉ⁽⁵⁾ ? Sais-tu que je suis là, derrière toi, attaché à un instrument de torture ?

C’est à présent un homme, jonglant avec des balles, qui fait son apparition, puis une jeune fille qui fait tourner des kuccikaḷ entre ses doigts, les lance en l’air, les rattrape et leur fait reprendre leurs rotations. Sudaroli !

Elle pivote sur elle-même, ses yeux s’agrandissent quand elle me voit, elle serre les dents, elle fait maintenant face au rājā. Lequel, en la dévisageant, se dresse brusquement et s’écrie :

« Regardez ! Cette fille, elle a le visage de Chandra ! Saisissez-la ! C’est un autre démon ! Capturez-les tous ! »

Aussitôt, tous les commensaux se lèvent, armés des lames dont ils se servaient pour se goberger, et enjambent les tables pour se ruer sur les nouveaux venus. Aucun doute, cette diatribe les y invitait.

Heureusement, les agresseurs n’ont ni vāḷ ni kavacam⁽⁶⁾, mais am’mā, Sudaroli, le bateleur et les ménétriers sont dans une souricière. Tandis que le jongleur lance ses balles de bois, assommant plusieurs assaillants, les kuccikaḷ de Sudaroli, qui s’est portée à l’avant, tournoient, frappent, piquent, ils ont déjà mis hors de combat six ennemis. Les musiciens sortent qui un talvār camouflé dans sa cittār, qui des Cakkaraṅkaḷ⁽⁷⁾ dissimulés dans son kañcirā, ce sont des soldats, ils renversent la donne.

Je suis sauvé !

« Chevaliers de la foi ! Tuez-les tous ! » ordonne le rājā.

Civaṉ ! La douzaine de grossières statues de fer alignées contre les murs se mettent en mouvement.

Ce sont des hommes dans des carapaces ! Par une meurtrière, dans le casque qui recouvre entièrement leur tête, j’aperçois des yeux.

Eux sont armés de longues vāḷkaḷ qu’ils tiennent à deux mains. S’ils ne peuvent franchir les tables, ils se déploient pour fermer la nasse – à l’exception des trois plus proches du rājā qui l’encadrent – dans laquelle l’affrontement entre mes secoureurs et les convives touche à sa fin. Ces derniers battent en retraite, en retournant d’où ils viennent, abandonnant leurs morts et leurs blessés.

Les hommes de métal entrent dans le cul-de-sac. Disposés sur deux rangs, ils barrent la seule issue. Les cinq formants la première ligne avancent, vers am’mā, Sudaroli, l’officier Rājapūta ⁽⁸⁾ et ses guerriers, en exécutant des moulinets avec leurs vāḷkaḷ.

Civaṉ ! Les cakkaraṅkaḷ rebondissent sur l’acier de leurs incroyables armures, ils sont invulnérables.

Nous sommes perdus !

Un grand tintamarre retentit !

« Hiiiiiiiiiiiiii hiiiiiiiiiiiiii ! »

Gaḍạgaḍạāhaṭa !

Quatre montures surgissent dans la salle. Gaḍạgaḍạāhaṭa, Rādhikā et celle que je devine être Caitālī, car appā est sur son dos, se cabrent, frappent des sabots et font tomber les combattants cuirassés. En deux bonds, le quatrième traverse la pièce, mais… ce n’est pas un cheval, c’est un loup ! Gigantesque.

Tandis que les gardes du rājā fuient, en proie à la terreur, les mâchoires du bhediya se referment sur la tête de celui-ci, qu’il arrache et rejette au loin en ouvrant la gueule en fin de mouvement.

Ignorant mes sauveurs, les séides du rājā s’entretuent.

« Chandra, mon amour, tu es venu me sauver ! » s’exclame la femme compatissante.

« Appā ! » s’étonne Sudaroli.

« Candra ! » s’extasie am’mā.

Appā dont la tête se tourne vers celles qui l’apostrophent semble perdu. Soudain, il interpelle Sudaroli qui se dirige vers moi.

« Sudaroli ! Laisse, je vais libérer Karuppu ṭirākaṉ moi-même ! »

Il pousse Caitālī vers moi, se penche sur sa selle et me dit à l’oreille…

¤¤¤

Notes :

1) Vāḷ வாள், pluriel vāḷkaḷ வாள்கள் ➢ épée.

Uḻutuṇṭu உழுதுண்டு soc de charrue.

2) Vaiṣya வைஷ்ய ➢ vaiśya वैश्य ➢ vaishya, caste des artisans, commerçants, hommes d'affaires, agriculteurs et bergers. Classe de laquelle sont issus les serviteurs des tâches nobles.

3) Cittarkaḷ சித்தர்கள், singulier cittār சித்தார் ➢ sitar (instrument à cordes frottées, popularisé en occident par Ravi Shankar dans les années 60 et en particulier lors de sa prestation à Woodstock).

Kañcirākkaḷ கஞ்சிராக்கள், singulier kañcirā கஞ்சிரா ➢ kanjira, tambourin dont la membrane est en peau d'iguane.

4) Tēvatācikaḷ தேவதாசிகள், singulier tēvatāci தேவதாசி ➢ littéralement : aux pieds du tēva (servante de la divinité) ➢ devadāsī देवदासी.

5) Catirāṭṭattiṉ சதிராட்டத்தின் ➢ satiratam (littéralement : conspiration), danse exécutée par les tēvatācikaḷ dans les temples du Tamil Nadu. Le paratanāṭṭiyam பரதநாட்டியம் ➢ bharatanāṭyama भरतनाट्यम ➢ baratanatyam en est la forme codifiée actuelle.

6) Kavacam கவசம் ➢ bouclier.

7) Talvār தல்வார் ➢ Talavāra तलवार ➢ talwar. Sabre rajput.

Cakkaraṅkaḷ சக்கரங்கள் ➢ cakramoṃ चक्रमों, singulier cakram சக்ரம் ➢ Cakrama चक्रम ➢ chakram.

8) Rappel : Rājapūta राजपूत, (rājapūtoṃ राजपूतों au pluriel) ➢ Rajputs (fils de rois), membres des clans de guerriers qui dominèrent le nord de l’Inde entre le Xe et le XIIe siècle.

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