Histoires d'Angles - 5 - L'héritier

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Eadwulf entra dans la chambre de Cobhfhlaith en tirant, toujours, derrière lui la ban-draoidh, ce fut la stupeur qui le fit la lâcher. Les deux servantes Ó Dochartaigh, qui assistaient les ban-draoidhean depuis la veille, finissaient de nettoyer la défunte ; elles jetaient dans un cuveau, qui en était plein, des linges imbibés de sang. Guerrier, la vue des gens éventrés, les entrailles à l’air ou les viscères répandus sur le sol, ne lui était pas inhabituelle. Mais là, voir sa femme ouverte du pubis au nombril avait quelque chose de choquant.

« POURQUOI ? s’écria-t-il.

— Ma cousine allait mourir, nous pensions qu’il fallait sauver l’enfant, murmura la ban-draoidh.

— … Pensions ? »

Pour toute réponse, elle lui indiqua d’un signe de tête où il devait porter son attention.

La seconde sorcière se trouvait devant une petite table recouverte de langes, sur laquelle était allongé le nouveau-né dont elle achevait la toilette.

Le despote manipula l’obturateur des dispositifs de surveillance, ferma la porte, approcha du bébé, le découvrit. Il était grand et fort comme s’il était âgé d’un mí. En l’examinant, Eadwulf réalisa que ses bras étaient longs, trop longs, puis qu’il avait les jambes torves. S’il marchait un jour, il se dandinerait comme un canard. Il comprit pourquoi ces femmes doutaient du bien-fondé de leur intervention.

« C’est mon héritier ? railla-t-il. Tout ça pour ça ! ajouta-t-il in petto.

— Pas vraiment, il n’a toujours pas crié. Il respire, mais même quand je lui ai claqué les fesses, il n’a pas crié⁽¹⁾. »

En maudissant Alwealda, il prit son fils, bien décidé à mettre fin à ses jours, pour réparer l’erreur commise par ces fichues sorcières. Sans doute son dieu avait-il voulu lui faire payer son impiété. Il amena le visage de l’enfant à hauteur du sien, sa main affermit sa prise sur la nuque du bébé. Celui-ci – peut-être parce qu’il se trouvait dans la position verticale – eut un de ces réflexes physiologiques que les parents se complaisent à considérer comme un sourire.

Son père faillit le laisser tomber, quand il découvrit qu’il avait des dents… entre lesquelles quelques lambeaux de chair étaient coincés. L’œil hagard, il se tourna vers la ban-draoidh.

« Ça arrive ! C’est rare ! Je n’aurais jamais imaginé que l’un puisse en avoir huit !

— Mais… les morceaux…

— Il a essayé de sortir, il luttait pour sa vie. »

Fut-ce le sourire ou les derniers mots de la femme ? Peu importait la cause, un lien filial s’était ancré dans son cœur. Il reposa délicatement le garçon.

La sorcière écartant les lèvres du bébé d’une main, de l’autre, entreprenait de nettoyer les dents à l’aide d’une aiguille de bois. La seconde aidait les servantes à recouvrir sa cousine d’un drap. Ne sachant ni que dire ni que faire il tentait de réfléchir quand le cri retentit. Sa nature ne faisait aucun doute. La ban-draoidh en laissa tomber son piquoir se tournant vers le despote.

Elle fut la première à mourir. En moins d’une minute, les trois autres païennes furent sacrifiées au nom d’Alwealda, lequel semblait refuser que l’enfant d’une femme impie règne sur ses fidèles. Eadwulf rengaina la seaxbenn⁽²⁾ dans son fourreau.

Et si c’est une fille ?… La question s’imposa, comme l’avait fait la nécessité de tuer les témoins. Le despote emmitoufla son rejeton dans un linge, le serra contre lui et se rendit dans son antichambre. Là, l’évidence le frappa : cela me donnerait une raison de plus d’avoir éliminé ces incapables. Il condamna les issues des couloirs entre les murs, ressortit, gagna la chambre de Sexburga, exerça une pression pour clore les œilletons d’espionnage, entra et referma la porte derrière lui.

Les trois femmes portèrent leur regard sur lui. La ventrière lavait l’enfant, la cadette baignait le front et les tempes de sa sœur, celle-ci, radieuse, lui sourit, se souleva sur les coudes.

« Nous avons… mais qu’est… » hésita-t-elle, intriguée par ce qu’il transportait.

En quatre pas, il fut à côté d’elles et mit le fils de Cobhfhlaith dans les bras de la puînée.

« Je vous le confie ! Veillez sur lui ! Ne lui donne pas le sein, il a des dents ! ajouta-t-il en embrassant sa favorite. Une nourrice vous rejoindra ! »

En trois autres enjambées, il fut auprès de son deuxième bébé, il l’inspecta rapidement, le souleva, vérifia plus attentivement et s’extasia :

« Il est parfait – merci Alwealda –, je l’emmène, je le ramènerai plus tard, s’il le faut une nurse l’allaitera.

— Mais… tenta la mère.

— Veillez sur son frère ! » précisa-t-il en sortant.

Il ne réactiva pas les outils d’observation.

Eadwulf arriva dans la salle de réception, un lange sur l’épaule, la main gauche sous les fesses, la droite – placée un peu plus haut – sous la tête, il présentait l’enfant nu, afin que chacun puisse constater qu’il s’agissait d’un garçon. Il clama :

« Voici Niall ! De ma lignée et de celle des Ó Dochartaigh ! »

Les acclamations retentirent, Eadwulf mit Niall dans les bras de son grand-père maternel.

Sigebryht⁽³⁾, attentif, vit que les vêtements du despote étaient maculés de sang, il fit signe aux autres gesíðas de se tenir prêts à neutraliser toute action des Celtes.

Alfƿold⁽⁴⁾, l’esprit vif, s’empara d’une aiguière et de deux hanaps, qu’il remplit en venant s'interposer entre ceux-ci et Eadwulf. Il lui en tendit un et leva le sien en s’écriant :

« Longue vie à Niall !

— LONGUE VIE À NIALL », reprit l’assistance en chœur.

Un þeġn trinqua à la santé d’Eadwulf et de son fils, puis ce fut le bisceop, un ealdormann⁽⁵⁾, un bourgeois, les souhaits se succédaient.

Niall était passé des mains de son aïeul à celles d’un de ses oncles puis du second. Sigebryht le récupéra quand, dans le raffut ambiant, le chef de clan interpella le despote :

« Où est donc ma nièce ?

— Elle a rejoint votre Cobhfhlaith, avec les autres ! »

Les gesíðas s’emparèrent des trois Ó Dochartaigh.

« Lâchez-les ! reprit Eadwulf. Si, comme moi, vous l’aviez découverte dans l’état où elles l’avaient mise, c’est vous qui auriez vengé votre fille ! Vous n’avez nul besoin de voir cette horreur, dès qu’elle sera présentable, vous pourrez la pleurer. »

Donnán Mór Ó Dochartaigh baissa la tête, ses fils le soutinrent.

« Demain, dans cette pièce, Cobhfhlaith sera exposée sur un catafalque, afin que tous puissent rendre hommage à celle que nous aimions, vous et moi ! Mais ce soir, mangez, buvez, festoyez, réjouissez-vous, nous fêtons la naissance de son fils, Niall !

» Je dois prendre certaines dispositions, je vous rejoindrai plus tard.

» Alfƿold, Sigebryht, venez avec moi ! rends-moi mon héritier ! » ordonna-t-il au second.

L’enfant dans les bras, il mena les deux gesíðas jusqu’à sa salle d’état-major.

Le despote s’assit, les invita à l’imiter.

« Vous êtes mes meilleurs amis, commença-t-il en chatouillant le menton de Niall. Vous veilliez sur mes flancs au combat. Je vous ai vus aujourd’hui manœuvrer pour me protéger de la colère injustifiée, mais compréhensible, d’un homme chagriné par la perte des siens. Aussi, je vous dois la vérité ! »

¤¤¤

Notes :

1) Au Moyen Âge, pour les juristes, le nouveau-né n’acquiert pas son statut d’enfant au moment précis où il naît, mais quelques secondes plus tard, quand il pousse son premier cri. Ce cri est considéré comme un acte juridique : le bébé réserve ainsi son héritage […] Faire crier l’enfant à la naissance est donc une absolue nécessité pour bien des familles.

L’enfance au Moyen Âge. Bnf (dossier pédagogique).

2) Dague anglosaxonne.

3) Anglicisé Sigeberht, francisé Sigebert.

4) Anglicisé Ælfwald.

5) Pluriel : ealdormenn. Nobles occupant le plus haut rang, seuls þá æþelingas ➢ les princes de la lignée royale et se cyning ➢ le souverain leur étaient supérieur. Certains n'avaient pas de suzerain.

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