16 - Protéger ceux qu'on aime

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Au beau milieu du repas, le père de famille décida de lever la punition de ses filles. Maintenant qu’il était redevenu calme, Annie voulait lui parler de Lucien, mais elle avait beau chercher la meilleure occasion pour avouer ses fugues journalières, elle n'osa jamais le faire.

Le lendemain matin, Annie ne tenait pas en place à l'idée de retrouver Lucien. Elle ouvrit son tiroir et puisa quelques pièces dans ses économies pour lui acheter à manger. Sa sœur la regardait faire, mais ne disait rien, ne voulant pas se mêler de cette histoire maintenant qu'elles étaient de nouveau libres. Elles attendirent que Flavio et leur père traversent l'obscurité de la porte de l'Église pour sortir de chez elles. Cathie avait quelques recherches à faire à la bibliothèque, tandis qu'Annie se mit à guetter la venue de Lucien. Elle le chercha du regard, se déplaça vers la ruelle débouchant sur la route du patelin, mais il ne venait pas.

Elle se rappela des mots du paysan : « mes jours à Auberrilde me sont comptés ». Pourquoi ? Allait-il mourir à cause de la calligraphie sur son torse ? Elle se mit à paniquer et se demanda s'il n'était pas préférable d'aller directement chez ses parents pour vérifier qu'il allait bien.

Soudain, une vision de l'horizon d'or et de verdure apparut dans son esprit. Sans savoir pourquoi, elle se dirigea vers le sud de la ville, là où elle lui avait dit au revoir la veille. À sa grande surprise, elle le trouva, recroquevillé contre le mur jouxtant la caisse en bois. Il était vraiment mal en point, il ressemblait à une marionnette dont on avait coupé les ficelles pour de bon. Elle le rejoignit en haut de la caisse, mais il l'interrompit :

-Pourquoi tu es venue ? Comment tu as su ?

-Comme ça… Mon instinct.

Ils détournèrent les yeux. Annie reprit :

-Tu sais, je te trouve bizarre, ces temps-ci. Pourquoi tu es si sale ? Tu as toujours les mêmes vêtements et tes cheveux sont sens dessus dessous.

Lucien baissa la tête, honteux.

-La vérité est que je ne dors plus chez moi.

Elle repensa au ventre creux qu'elle avait vu et au symbole sur son torse. Tout prenait sens, désormais. Le jeune érudit se sacrifiait pour protéger sa famille du châtiment du roi. Tout à coup, la jeune femme le prit dans ses bras, le faisant sursauter.

-Ne t'inquiète pas. Je prendrai soin de toi jusqu'à ce que tout soit terminé, lui confessa-t-elle au creux de l'oreille.

Il la repoussa délicatement.

-Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Tu as mieux à faire, je présume.

Elle prit son visage entre ses mains et lui dit, mêlant son regard dans le sien :

-Ne crois jamais ça. Tu es bien plus important pour moi que ce que tu ne le penses.

Lucien la regardait droit dans les yeux. Ses précieuses émeraudes scintillaient comme dans son enfance, mais cette fois, c'était différent. Voué à la misère, il voulait s'abandonner à elle, se laisser à la dérive et atterrir dans ses bras. Il avait accepté de fuir Auberrhilde si nécessaire, mais cet amour qui venait de naître en lui chamboulait tous ses plans.

-Oui, tu as raison. Toi aussi, tu es importante à mes yeux.

-Alors dans ce cas, pourquoi tu m'as dit que tes jours ici étaient comptés, hier après-midi ? Tu comptes m'abandonner ? Tu penses mourir bientôt ?

-Parce que…

Il hésita à lui dire qu'il devait fuir et qu'il était sans doute recherché par l'Église. Mais il réfléchit et se dit qu'elle devrait être la première à le savoir, si son père et les autres membres du clergé le cherchaient. Alors, peut-être s'était-il mépris ?

-Pour rien. Oublie ce que j'ai dit.

Ils approchèrent leurs visages l'un de l'autre, comme attirés par leur amour réciproque.

-Mais quand même. Que dirait ton père s'il apprenait que tu me voies en cachette ?

-Il t'acceptera bien un jour.

Lucien se mit à lui dévorer langoureusement les lèvres. Elles avaient encore le goût des framboises qu'elle avait mangées ce matin. Annie se croyait dans un rêve. Elle se pinça plusieurs fois la cuisse pour vérifier qu'elle se trouvait réellement dans les bras de l'homme qu'elle aimait.

Lorsqu'ils se lâchèrent, ils détournèrent les yeux, gênés de leur proximité. Aucun n'osait prononcer le prochain mot, jusqu'à ce qu'elle demande :

-Et si tu me montrais encore ton carnet ?

-Oui, si tu veux.

-Attends, mange, avant. Tu dois avoir faim.

Il acquiesça et prit le baluchon rempli de fruits frais qu'elle lui tendait.

Chaque nuit, le paysan déchu comptait dormir ici. Il ne voulait pas déranger quiconque avec ses problèmes, sa fierté l'empêchait de quémander de l'aide. Elle l'avait bien compris et lui proposa de le présenter à son père. Mais il refusa, tandis qu'elle insistait.

Les jours passèrent. L'amour qui les habitait avait fleuri et Annie avait beaucoup progressé dans l'art de la calligraphie, jusqu'au jour où le village entier fut convié sur la place de l'Église. La religieuse se précipita derrière les bâtiments pour prévenir son protégé. D'emblée, un mauvais pressentiment envahit le corps de Lucien. Il ne voulait pas suivre Annie, mais elle le traîna de force.

-Il ne faut jamais manquer un discours de l'Évêque, c'est important, dit-elle toute joyeuse.

Elle marchait en le tirant doucement par la main en direction du parvis. Elle ne voulait pas lui faire mal, mais il commençait à l'énerver. Elle lui expliqua qu'il n'y avait pas de raison de ne pas assister à cette annonce.

-Je ne veux pas que mes parents me voient dans cet état, dit Lucien en s'arrêtant.

-Je te prête ma cape, si tu veux.

Sans attendre sa réponse, elle détacha le tissu à la capuche noire qui pendait derrière sa robe et le donna à Lucien.

-Reste en retrait derrière moi. Ils ne te verront pas.

-Et si jamais ton père me voit à tes côtés ?

-Fais juste semblant qu'on n'est pas ensemble. Je lui parlerai bientôt de toi.

-Non, arrête, on en a déjà discuté. Notre amour doit rester secret.

-Alors dans ce cas, ne m'approche pas.

Ces mots procurèrent un semblant de tristesse à l'adolescent. Ils le blessèrent, malgré le fait que c'était la seule chose à faire, en public. S'éloigner.

Tout le village était réuni. Les deux amoureux se tenaient tout à gauche du demi-cercle formé par la foule. À l'opposé, vers la rue de l'aile, Lucien reconnut les familles de Charles et Émilien, mais il ne trouva pas les garçons. Promenant son regard sur la foule, caché sous la cape d'Annie, son cœur bondit dans sa poitrine lorsqu'il vit ses parents accompagnés de Maury, au premier rang. L'enfant semblait perdu et apeuré, mais Georges et Isadora le réconfortaient en lui caressant la tête.

Plus loin, au fond, un visage familier attira son attention.

-Astrélia ? murmura Lucien

-Tu la connais ? dit Annie en se retournant.

-Ah, heu, oui.

-Comment ça se fait ? Elle n'est pas d'ici.

-Je lui ai déjà parlé, c'est tout. Je suis surpris qu'elle soit encore à Auberrhilde.

-Elle n'allait pas très fort la dernière fois qu'on s'est croisé, la pauvre. J'avais envie de l'aider, mais comme elle est plus âgée que moi, j'ai pas osé la réconforter, dit Annie.

-Salut, Lucien, fit la voix de Cathie. Pourquoi tu te caches ? T'as honte d'être avec ma sœurette ?

-Cathie, pas si fort ! la réprimanda Annie.

-Je me demande ce qui se passe, dit Cathie. Vous croyez qu'ils ont décidé de baisser la dîme parce qu'on a parlé à père ?

-Tu rêves, dit Lucien. Jamais ils ne feraient une chose pareille.

-Et puis père nous en aurait parlé, quand même, ajouta Annie.

Le ventre du jeune homme se noua à la sortie de l'Évêque de l'imposant monument. Sa toge blanche était ornée de coutures en fil d'or. Il ne la portait que lors de ses interventions importantes. Tous les villageois se turent. Lorsque le silence redevint le maître des lieux, le chef suprême du village, accompagné de deux hommes en habit de prêtre, déroula un parchemin et entama son discours.

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