9 - Retour à la réalité

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Le jeune homme abandonna l'étrangère dans la pièce sombre et descendit par les escaliers suspendus. Ses parents discutaient encore dans la cuisine. D'habitude, Lucien rejoignait le bas des marches pour les écouter se plaindre de leur situation et réfléchir à comment les aider, mais cette fois-ci, il n’était pas venu pour ça. Il tourna la clé - que l'on laissait sur la table basse - dans la porte d'entrée. Mais sa mère, ayant entendu le tintement du trousseau claquer contre la serrure, l'interpella :

-Lucien, tu vas où comme ça ?

-J'ai une envie pressante, répondit-il.

Il espérait que sa voix lors de sa discussion avec l’étrangère n'avait pas été élevée au point de traverser le plancher. Il avait fait attention à parler suffisamment bas, et elle avait fait de même, mais il y avait quand même un risque. Il se disait que, si lui n'entendait pas ses parents d'en haut, eux ne devaient pas l'entendre non plus.

Arrivé dans le jardin, le regard du garçon s'échoua sur l'horizon éclairée par la pleine lune. Le champ reposait, bercé par une douce brise nocturne. Des grillons chantaient leur sérénade. Rien ne pouvait rompre ce paisible décor, excepté le long râle d’agonie du chat des voisins. La ferme de la famille de Georges était la première que l'on voyait en arrivant au patelin. Ses terres agricoles étaient longées par une route menant à Mont-en-Court. Ils avaient la chance d'être situés à côté d'un ruisseau qui hydratait la terre sur son passage.

Dans la grange, les animaux s'excitèrent à la vue de Lucien. Les poules commencèrent à piailler, les vaches à meugler. Alors, le jeune fermier prit une bouffée de foin dans ses bras et la jeta dans leur enclos, puis il en ramassa une deuxième pour fabriquer le lit de son invitée. Ânes et compagnie se ruèrent sur la paille et Lucien rejoignit sa chambre en vitesse. La mystérieuse femme n'avait pas bougé d'un cheveu. Ses yeux étaient rivés sur le plafond mansardé, ses mains posées sur sa poitrine. Les rayons de lune illuminaient son visage d'une lueur bleutée, mettant en valeur le creux de ses joues. Ses traits et ses courbes, adultes, trahissaient la vingtaine. Elle était bien trop âgée pour être prise en charge par un orphelinat, se dit Lucien.

La femme se leva et aida son hôte à étaler la paille. Ils firent en sorte de la dissimuler au mieux derrière la structure en bois du lit. Puis, ils la couvrirent d'une couverture en tissu. La grande aux cheveux noirs s'allongea, et, soudain, gémit de douleur.

-Ça pique !

-Je sais, dit Lucien, compatissant. Ce n'est que pour une nuit, fais un effort.

Elle se retourna plusieurs fois dans l’espoir de trouver une position indolore, puis, elle s'immobilisa. Lucien se jeta à son tour dans son lit. Sa journée l'avait épuisé. D'abord ayant travaillé aux champs, puis trouvé par la bibliothécaire, ensuite ayant frôlé la mort lors d'une tentative de meurtre dans la forêt et d'une bagarre avec Charles, puis ayant dû avouer son secret à ses quatre amis. D'ailleurs, il se demandait ce qu'il était advenu de cette histoire de soldat. Charles et Émilien avaient-ils réussi à retrouver le chevalier à l'armure noire ? Ou avaient-ils fini enfermés dans la prison de Villeveïnys, une fois de plus ?

Tant de questions restaient en suspens dans son esprit. Mais une autre, encore plus saisissante, pendait sur le bout de sa langue : d'où venait cette femme ? Comment avait-elle atterri au patelin ? Elle était là, couchée tout près de lui, mais il ne savait rien d'elle. La nuit avançait, mais la curiosité du garçon l'animait au point de l'empêcher de dormir. Soudain, il remarqua, dans la pénombre, une petite étoile briller dans les yeux noirs de la jeune femme.

-Tu ne dors pas ? murmura Lucien, transperçant l'atmosphère jusqu'alors rythmée par les hululements des hiboux et les battements d'ailes des chauves-souris.

-Non.

Il hésita quelques secondes avant de dévoiler la question qui remuait tant ses pensées.

-J'aimerais que tu sois honnête avec moi, commença-t-il en prenant un ton plus sérieux. D'où viens-tu ? Et quel est ton nom ?

Elle inspira d'un coup, comme si elle manquait soudainement d'air. Elle ferma les yeux et se concentra, avant de prononcer avec une sérénité déconcertante :

-C'est le vide, dans mon esprit. Je n'arrive à me souvenir de rien.

Cette réponse inattendue renversa les pensées de Lucien. Il se rendit compte qu'elle avait dit la vérité lorsqu'elle lui avait confié qu'elle ne savait pas si elle était recherchée.

-Même pas de comment tu t'appelles ?

-Non.

-Tu n'aurais pas un objet sur toi ? Un document, par exemple, ou un pendentif ?

-Je ne crois pas. Quand je me suis éveillée, je n'étais vêtue que de cette robe.

Sur le coup, Lucien pensa que quelqu'un lui avait joué un tour. Il se dit qu'il était peut-être possible d'effacer la mémoire des gens avec la calligraphie. Il n'avait jamais trouvé un tel sortilège. Cependant, même si ç'eut été le cas, sur qui l'aurait-il testé ?

Afin de tenter d'élucider cette mystérieuse affaire, il lui demanda :

-Tu étais vers où, à peu près ?

-J'étais allongée au milieu de tiges de blé, puis, j'ai vu que j'étais au bord d'un cours d'eau et d'une route.

Cette vision faisait écho aux abords du champ de sa famille. Lucien parvint à déduire du lieu de leur rencontre l'endroit exact où elle s'était échouée. Elle aurait très bien pu être jetée par-dessus une charrette qui passait, se dit-il, et perdre la mémoire sous le choc. Dans ce cas, elle viendrait surement de Mont-en-Court : les véhicules en provenance de la ville fortifiée du fief du nord abondaient.

-Il est possible que tu viennes d'une ville plus au nord, murmura Lucien. Si tu as des ennuis avec des gens, je ne les laisserai pas te faire du mal. Tu es sous ma protection, désormais.

Le jeune homme était conscient de ce que cette décision impliquait. Il devrait la dissimuler. Ce n'était pas de secrets qu'il manquait, pourtant la garder dans sa chambre lui semblait plus difficile que de cacher un pot d'encre et des parchemins. Il voulait sincèrement la protéger. Maintenant qu'il l'avait sous ses yeux, il ne supporterait pas de la savoir entre les mains d'un tyran.

Un courant d'air frais entra par la fenêtre. Au même moment, une idée totalement différente traversa son esprit. Elle le regardait avec des yeux béants, ne comprenant pas pourquoi il lui parlait d' « ennuis avec des gens ».

-En revanche, tu ne pourras pas rester ici éternellement.

-Je suppose que tu as raison, répondit-elle. Mais je ne vois pas comment je peux être protégée et partir à la fois.

-Si on te trouve ici, je t'ai déjà dit de fuir et de ne pas revenir. En fin de compte, que je te cache ne ferait qu'empirer les choses pour toi. Ta sécurité dans la ferme est éphémère.

-Je ne saurais pas où aller, mais j'irai. Je ne veux pas te gêner. Je suis prête à prendre ce risque, dit-elle avec assurance.

-Il y a une autre option.

Lucien respira un grand coup, et reprit :

-Essaie, jusqu'à ce que tu récupères tes souvenirs, de passer inaperçue.

-Inaperçue ?

-Autrement dit, essaie de te trouver une fausse identité.

-Pourquoi je ferais ça ? Je n'ai pas besoin de mentir sur moi-même. Je peux me cacher et partir, comme tu me l'as demandé.

-Même si tu restais cachée ici, si on te trouvait et que tu devais parler de toi, que dirais-tu ?

-Je l'ignore.

-De plus, je suis persuadé que si tu prenais une identité et que tu paraissais sûre de toi en te présentant, personne ne viendrait te hanter à propos de ton passé. Il va falloir que tu te montres en public, à un moment ou un autre, pour rendre ton histoire crédible. Tu ne peux pas dire aux autres que tu vis chez moi, alors tu vas devoir trouver quelque part où dormir.

-Je ne veux pas... Je préfèrerais disparaître… Il n'y a qu'à toi que j'ai parlé, pour l'instant, et tu es le seul qui sache que j'existe.

-Écoute. Ce n'est pas une raison pour rester cloîtrée. Tu ne veux pas passer le restant de tes jours en exil de la société, quand même. Alors, tu vas t'inventer un passé en attendant de retrouver tes vrais souvenirs. Trouve-toi une raison d'être apparue comme ça au village, puis va sympathiser avec les autres. Ça se fera petit à petit, mais je suis sûr que les gens finiront par t'accepter.

La femme fit volte face, tournant le dos à celui qui venait de poser un poids immense sur ses épaules. Elle plia les jambes sur ce lit qui lui poinçonnait la chair et enfonça son visage dans ses paumes. Une larme s'échappa de son œil gauche. La pauvre femme au cœur fragile se sentait abandonnée. Comment pouvait-il lui faire subir cela ? Elle n’avait pas envie de se trouver un nom, ni de s’inventer une vie. Et elle désirait encore moins se confronter au regard des autres. Ce jeune homme lui avait paru si gentil, pourtant. Au fond, elle savait que cette situation n’allait pas durer éternellement, mais ce dur retour à la réalité avait brisé quelque chose en elle.

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