2 - Les règles de la Calligraphie

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 En-dehors de la bibliothèque se trouvait un monde opposé à celui de l'intérieur. Pour en sortir, un temps d'adaptation d’une minute s'imposait. Lucien, un adolescent allant sur ses seize ans, en faisait les frais tous les soirs à l'heure où il quittait la salle. D'habitude, il partait lorsque le soleil passait derrière le clocher pour ne pas inquiéter sa famille. Ce moment se situait bien après la fermeture officielle, mais ce jour-là, un imprévu le fit sortir beaucoup plus tôt.

 Tous les jours, au beau milieu de l’après-midi, le petit rescapé des champs de labour et des difficultés de la ferme entrait par la porte de derrière. Il avait volé la clé alors qu'elle avait glissé de la poche de la vieille surveillante étourdie. Il n'avait jamais parlé à Marisa, et il redoutait le moment où il allait devoir lui expliquer sa présence ici alors qu'il n'empruntait guère la seule porte censée rester ouverte. Il ignorait si elle était consciente de sa venue, elle qui n'avait jamais approché les étagères du fond. Il était donc possible qu'elle ne sût rien… enfin, jusqu'à ce jour. Ç’aurait été le cas s'il avait eu le temps de s'éclipser avec tout son étalage.

 - Écrire ce sort de fuite m'a pris un temps inimaginable, murmura-t-il. Sortir par la porte de derrière aurait peut-être été une meilleure solution, finalement…

 Le jeune homme avait eu l'occasion de lire une dizaine de livres enfouis depuis des décennies au fond des étagères, depuis qu'il possédait la clé. La vieille Marisa ne savait pas tout ce qu'elle perdait en n'enfonçant pas son nez dans les méandres de sa bibliothèque. Un langage gardé secret par on ne sait quelle entité y reposait depuis des lustres. Il aurait permis, selon les textes, aux peuples de l'Antiquité d'exaucer leurs vœux de grandeur. Lucien était tombé dessus par pur hasard : un grimoire en toile noire et brodé au fil d'or recelait ces nombreux symboles. L'auteur n'était nullement mentionné, et au fur et à mesure de ses visites, le garçon trouvait d'autres livres du même genre. Il passait ses soirées à recopier ces dessins qu'il avait surnommés « calligraphies ». Une fois terminé, il activait le sort en froissant ou en brûlant le papier. Cela prenait énormément de temps à recopier pour, la plupart du temps, échouer à cause d'une spirale trop petite, d'un point qu'il avait oublié ou d'une ligne trop peu courbée. Une feuille abîmée, déjà consumée, ne pouvait être réutilisée. Une seule erreur, et si au moment du pliage le sort échouait, c’était tout le processus de recopiage qu’il fallait recommencer.

 En froissant les documents, Lucien découvrait le pouvoir des symboles qu'il écrivait. Aucune notice n'expliquait le sens des calligraphies, ni dans les grimoires, ni ailleurs. Alors, après les avoir testées, il notait leurs significations dans un petit carnet qu'il prenait toujours dans son sac. Sur la première page du livre noir, il s'en souviendra toute sa vie, était écrit le mot « Lumière ». Dès lors qu'il froissa son dessin dûment recopié, une lumière vive en jaillit jusqu'au plafond. Une lumière visiblement passée inaperçue aux yeux de la surveillante, mais qui modifia le ressenti du temps pour le jeune paysan. Surpris, apeuré, impressionné, puis curieux, tout ça en une seconde, il tenta de recopier le second symbole, celui de la deuxième page. Il fit ses prières et froissa le papyrus, mais rien ne se produisit. Lucien crut avoir halluciné la première fois. Mais il ne se découragea pas. Il était déterminé à reproduire ce miracle.

 Lucien se tenait debout, dos contre la porte de derrière. Alors qu'il venait d'échapper aux griffes de la bibliothécaire, il fut interpellé par Charles et Émilien, deux adolescents de son âge qui vivaient dans les fermes de l'aile du village d'Auberrhilde. Ils étaient accompagnés les filles du clerc, Annie et Cathie. Le village se divisait en trois parties : le centre-ville, là où trônaient le clocher et la bibliothèque ainsi qu'une multitude de marchands de babioles et de céréales, l'aile, un prolongement de l'axe principal s'étendant loin vers l'Est et parsemé de fermes, et enfin, le patelin de Lucien, une poignée de fermes plus au Nord derrière la colline. Soudain, Charles s'écria :

 - Eh, regardez, c'est Lucien !

 - Lucien, Lucien ? Bonté divine ! Comment c'est possible ? surenchérit Émilien.

Lucien les salua. Il fit mine de rentrer chez lui, mais les deux garçons l'arrêtèrent dans sa lancée en l'attrapant par les coudes.

 - Tu ne t'échapperas pas aujourd'hui. Tu viens avec nous. Ou bien tu as peur ?

 - Vous allez encore là-bas ? Vous êtes cinglés, les gars, dit Lucien pour tenter d'échapper à la situation.

 - Y'aura ta copine cette fois. Viens, Annie, sois pas timide, lança Émilien.

 Annie était cachée derrière sa sœur jumelle. Seules ses petites joues pourpres et son visage rondelet la différenciaient de cette dernière, qui avait un visage fin et un regard de guerrière. C'était d'ailleurs un des compliments qui lui faisaient le plus plaisir, allez savoir pourquoi. Toutes deux étaient vêtues d'une longue robe noire dont le col boutonné les forçaient à garder le cou droit. Leurs manches, larges et volatiles, ressemblaient à des ailes d'ange. De la dentelle blanche remplissait l'espace entre la laine et leurs bras. Il faisait chaud pour sortir comme ça, mais elles ne laissaient transparaître aucun signe de chaleur.

 Annie fit révérance et dit d'une voix si frêle qu'on aurait envie de la protéger :

 - Bon… bonjour.

 Lucien se tourna vers les garçons et demanda :

 - Vous emmenez les jumelles ?

 - Oui. Alors, tu viens ?

 - Leur père est d'accord, au moins ?

 Les filles s'échangèrent un regard de désarroi.

 - On reste pas longtemps. Allez, viens !

 - Bon. C'est d'accord, mais c'est pas pour ce que vous croyez. J'ai été « mis dehors » de la biblio par Marisa.

 - Pfff, encore à traîner dans ce trou à rats ? dit Charles.

 Lucien se demanda comment Charles comptait séduire Cathie avec cette façon de s'exprimer.

 - C'est pas un trou à rats. C'est le lieu ayant le plus de valeur de tout Auberrhilde. Le savoir de nos ancêtres se trouve ici, et grâce à eux, je suis en train de mettre au point un système qui…

 - Qui fabrique notre pain à partir de crottin ?

 Tous se mirent à ricaner, sauf Annie, dont les yeux étaient remplis d'admiration. Elle n'avait jamais déclaré sa flamme à Lucien, pourtant Charles et Émilien se moquaient d'eux à longueur de journée. Pourquoi ? Ils n'en savaient rien. Pour Annie, ce n'était clairement pas une partie de plaisir de vivre avec ces vannes. Elle n'avait jamais vraiment eu l'occasion, ni le courage de parler de ses sentiments pour Lucien avec toutes ces lourdeurs environnantes. Quant à Lucien, il ne les prenait pas au sérieux, convaincu qu'ils taquinaient Annie pour rigoler. Enfin, après s'être mis d'accord, le groupe de cinq partit vers le patelin. Puis, à mi-chemin, à côté de l'ancienne ferme en friche de la nouvelle bibliothécaire, ils disparurent dans les bois, comme happés par la végétation, épaisse et menaçante.

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