Un marché

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Venir au bureau de M. Leconoistre est devenu une routine. Chaque jour à la même heure, je frappe à cette porte pour rester une trentaine de minutes avant de repartir. Aujourd’hui, ma main hésite. Je sais ce que je veux, mais je ne suis pas sûre de l’obtenir sans faire un marché avec le diable. J’essaie d’analyser toutes les possibilités, mais les idées se mélangent et l’angoisse grandit lentement dans mon ventre. Je devrais peut-être abandonner et retourner dans ma chambre. Alors je fuirais à nouveau et abandonnerais mes amis à leurs tristes sorts. J’ai fui toute ma vie. Est-ce que c’est vraiment ce que je veux vivre, une fuite perpétuelle ? Si je souhaite vivre, je dois me battre pour moi et pour les autres. Je prends une grande respiration. La porte s’ouvre, lorsque j’approche ma main pour frapper. M. Leconoistre est devant moi, un air surpris sur son visage qui se transforme rapidement en un sourire.

  • Elena, je vous attendais, j’étais inquiet. Habituellement, vous êtes toujours à l’heure. Vous allez bien ?

Je suis restée la main levée avec l’angoisse m’oppressant la poitrine. J’ai hoché la tête plusieurs fois et il m’a laissé entrer. Je me dirige vers le même fauteuil sur lequel je m’assoie depuis plusieurs mois. Il m’apporte un grand verre d’eau et une assiette de gâteau comme à son habitude. Au début, je n’y touchais pas. J’avais peur et rapidement j’ai compris que si je voulais en finir au plus vite c’était peut-être la meilleure façon. Trois options s’offraient à moi en buvant ce verre d’eau : s’il était empoisonné et me tué alors l’ensemble de mes problèmes seraient résolus ; s’il y avait du somnifère pour me violer alors j’aurais enfin la force de me suicider ; et s’il n’y avait rien, c’était simplement très rafraîchissant. J’ai donc pris l’habitude de boire ce verre d’eau chaque jour. Depuis quelque temps, l’eau a un goût différent et j’ai l’impression d’être moins fatigué. Je ne touchais jamais aux gâteaux et encore moins aujourd’hui avec l’angoisse qui me tiraille le ventre. Dès que j’ai fini de boire mon verre, il pose une cruche remplie d’eau à côté. Il s’assoit devant moi et plonge son regard dans le mien. Ces yeux me rendent tous les jours inconfortables. Cette sensation qu’il peut entendre mes pensées et voir mes pires cauchemars. Mon corps devient alors nerveux, je triture mes doigts, j’entortille mes pieds autour de mes jambes, je mords mes lèvres, et je détourne mon regard.

Lorsqu’il a fini son inspection, il commence à discuter sans me poser de question. Il me parle du fait que le beau temps approche à grands pas, qu’il y aura de plus en plus d’oiseaux. Il me dit aussi que je devrais plus faire attention à moi, car il me trouve de plus en plus pâle et maigre, que je ne dois pas tomber malade. Il m’a vu apparemment dans la bibliothèque à une heure tardive. Il me conseille de me reposer et de bien manger. Tous ces conseils sont vides pour moi. Je sais que ce qu’il cherche c’est une esclave pleine de vie, heureuse, pour par la suite me détruire. Il ne s’inquiète pas réellement de ma santé. Il veut simplement un retour sur son investissement. Il continue son discours, jusqu’à terminer sur une question :

  • Pourquoi ne mangez-vous plus ?

Il est vrai que je n’ai jamais beaucoup mangé depuis que je suis arrivée ici, mais ces derniers temps je n’arrive à plus rien avaler. Mes cauchemars me tordent le ventre à longueur de journée. Tout ce que je mange, je le recrache après.

  • Parce que j’ai peur…

Il me regarde tristement et je le vois ouvrir la bouche près à me poser une seconde question avant de la refermer, puis se lever. Il sait que je ne répondrais qu’à une seule de ses questions. Il pose sa main sur la clenche de la porte de son bureau. Il prend une profonde respiration avant d’ouvrir la porte. Il se retourne et ne me voyant pas à côté de lui prête à sortir, il referme la porte et revient sur ses pas.

  • Elena, que se passe-t-il ?

Je sens encore grandir l’angoisse et la peur en moi, mais ces cauchemars doivent cesser.

  • M. Leconoistre… J’ai une demande à vous faire…
  • Oui ?
  • J’aimerais que vous… pouvez-vous me dire ce que sont devenus les enfants qui étaient avec moi au marché des fleurs ?
  • Est-ce que vous avez leurs noms ou prénoms ?
  • Oui, c’est Alicia, Tymothee et Maya.
  • Je vais les retrouver, mais j’ai deux conditions.

Je sais parfaitement que je ne peux pas obtenir ces informations sans rien en échange, mais je n’arrive plus à supporter cette souffrance constante. J’ai besoin de savoir.

  • Je vous écoute.

Un grand sourire s’étale sur son visage et mon angoisse comprime un peu plus mes poumons.

  • La première, c’est que je ne veux plus de votre règle d’une question. J’aimerais qu’à chaque fois que vous veniez dans mon bureau nous ayons une réelle conversation.

Si ce n’était que ça, tout irait bien, mais je suis certaine que la deuxième condition ne va pas me plaire.

  • La deuxième, je ne peux pas vous la dire, mais je veux que vous me promettiez de l’accepter et de m’écouter quoi qu’il arrive. Rien de mal ne vous arrivera si vous faites ce que je vous dis. S’il vous plaît acceptez.

Je ne suis pas idiote, je m’y suis préparée. De toute façon, je n’ai pas réellement le choix, ce n’est qu’un moyen de me laisser penser que je suis libre, mais je sais parfaitement que je ne le suis pas. J’espère seulement qu’il tiendra sa part du marché, même si rien ne lui oblige. Un long soupir s’échappe de mes lèvres.

  • J’accepte…
  • De qui souhaitez-vous des nouvelles en premier ?
  • Alicia, s’il vous plaît !
  • Dans ce cas, revenez demain et vous en aurez.

Une étincelle d’espoir s’allume en moi. J’ai envie de le croire, juste cette fois. J’ai besoin d’y croire. Je veux savoir si Alicia va bien. Il me tend sa main et je comprends qu’il veut que je la serre pour marquer notre contrat. Je glisse ma main dans sa grande paume chaude. Ce contact me réchauffe le cœur, la douceur de sa peau apaise mon angoisse. Cela fait longtemps que je n’avais pas eu un contact amical avec quelqu’un. Il retire sa main et je sens mon corps se glacer à nouveau. Je quitte son bureau, le cœur moins lourd.

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