Chapitre 2

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L’homme au crâne rasé qui me fait face avale une gorgée de café fumant puis reporte son attention sur le journal. Ses sourcils se froncent légèrement tandis qu’il parcourt du regard la page des avis de décès. Il me semble qu’il s’attarde sur chaque phrase, chaque patronyme. Ça ne m’étonne pas. Il passe parfois des heures à étudier cette rubrique. On ne sait pas pourquoi. Peut-être essaie-t-il de reconnaître dans l’un de ces noms un ami ou une vieille connaissance qui n’est désormais plus de ce monde. Ou peut-être imagine-t-il la vie qui a été la leur, pour rendre ces noms un peu plus vivants et ces mots un peu moins muets. Ou peut-être pour se sentir moins seul, et tenter, une fois dans sa vie, de goûter à l’âcre sensation de la douleur.

Cet homme au crâne rasé s’appelle Jérémy. C’est l’un des habitués du restaurant. Il vient ici tous les jours et reste accoudé au bar parfois pendant des heures. On ne sait pas s’il a une famille. Ni quelle est sa vie en dehors de ces murs. Peut-être même qu’il n’en a pas.

Tout ce que je sais, c’est qu’il aime Oscar Wilde et le café arrosé de Grand Marnier. Les profiteroles et les films de Pasolini. On apprend à cerner les gens grâce à de minces anecdotes, ici.

C’est pour ça que je l’observe, souvent. Comme là, maintenant, alors qu’il est assis devant moi. Je tente toujours de percer ses pensées, d’imaginer de folles théories sur sa vie. Ça m’occupe. Et ça m’aide à comprendre, surtout. Comprendre pourquoi Jérémy ouvre toujours le journal à la page des avis de décès, le matin. Moi, je trouve ça morbide.

Puis, alors que mes mains savonnent les verres à bière, Jérémy lève ses yeux bleus vers Cléo et murmure d’une voix ferme, dénuée de toute émotion :

—Il va mourir.

Je me fige. L’eau froide coule sur mes phalanges sans que je trouve la force de fermer le robinet.

Qui ? Qui va mourir ?

—Francis Marker, s’explique Jérémy comme s’il lisait dans mes pensées.

—Le père ? C’est pas vrai, chevrote Cléo en saisissant le journal. Comment que vous savez ça ?

— C’est écrit là, lui indique Jérémy. Juste à côté des avis de décès. Maladie incurable, apparemment. Selon la rumeur, il n’en a plus que pour quelques semaines.

Il observe la patronne parcourir la page en silence. Cléo pince les lèvres, puis repose le journal en soupirant.

—C’est bizarre qu’on n’ait rien su, constate-t-elle. D’habitude, on est toujours les premiers à savoir quel vieux va casser sa pipe. Faut dire qu’on est leur seule famille, pour certains.

—Francis Marker presque mort, répète Jérémy sans accorder un regard à Cléo. C’est sûrement pour ça qu’il est revenu, l’autre p’tit con.

Je me mords la lèvre.

—M’sieur Dine, arrêtez donc de l’appeler comme ça, proteste Cléo. Il est adorable, ce gosse ! C’est un génie, un prodige, un don de la vie !

—Un gamin prétentieux qui chie des films de merde, oui, gueule Jérémy en tapant du poing. Qu’est-ce que vous avez tous avec lui ? Depuis trois ans, il n’est jamais revenu ici. Il est resté là-bas, à Paris, à se branler avec son succès ! Et maintenant que son vieux va clamser, comme par hasard, il revient ! Et vous continuez à vous exciter dessus. Et ben, c’est triste tout ça.

Je lui lance un regard torve. J’ai envie de lui dire que c’est lui qui a l’air triste, avec son crâne rasé et son journal à la con. Mais je ne le fais pas.

—Yann ? Ça va ?

Cléo pose une main compatissante dans mon dos. Ses cheveux roux me caressent l’épaule. Je ne la regarde pas. Mes yeux restent vissés à ceux de Jérémy, qui s’est brusquement tourné vers moi.

— Tu parles pas de lui comme ça, je lui murmure.

Il éclate de rire.

—Pourquoi, tu le connais ? Tu lui sers un scotch tous les dimanches ? Arrête de faire ton intéressant, le p’tit.

Je me détourne et me concentre sur ma vaisselle. Ses deux fentes bleues continuent de me fixer, je le sens.

Mais je m’en fous.

Soudain, la porte du restaurant s’ouvre brusquement, et un bruyant « Salut la compagnie ! » retentit dans toute la pièce. Une jeune femme métisse franchit le seuil, accompagnée de ses deux jumeaux et de son indétrônable sourire.

—Tiffany, s’exclame Cléo en venant à l’encontre de son amie. Comment va, aujourd’hui ?

—Ça va, ça va, répond Tiffany en prenant place derrière le bar. Alors, quoi de neuf ? Des réservations pour ce soir ?

—Quelques unes, ouais, répond Cléo. Mais c’est pas encore l’effervescence. Début décembre, les gens ont pas envie de se cailler le cul dehors.

—Oh, pour ça, je les comprends. Avec un temps aussi pourri ! Allez Yann, donne-moi ces verres ! J’vais les faire briller comme un sou neuf !

—Âne, je peux avoir un chocolat chaud ? m’interpelle Ethan, l’un des jumeaux.

—Mais arrête de l’appeler comme ça, le reprend sa mère en me remplaçant au lavabo. Si tu ne sais pas prononcer son nom, tu la boucles, ok ?

—C’est bon, c’est bon, je soupire.

Puis je mets en route la machine Senseo en écoutant d’une oreille les déboires amoureux de Tiffany.

Je n’en peux plus, parfois. Cette impression constante d’être transparent, inutile, m’oppresse tous les jours. Ce n’est pas ça que je voulais, au début. Je n’ai jamais rêvé de cette vie. Jamais.

Calme-toi, Yann, pensé-je. Gabriel est revenu. Maintenant, tout ira bien.

Oui. Tout ira bien.

C’est ce que je me répète, inlassablement, en rentrant chez moi quelques heures plus tard. Tout ira bien. Trois mots simples, courts, qui m’apaisent. Oui, ils m’apaisent, ces trois mots, me font du bien. Comme s’il s’agissait d’un leitmotiv, d’une promesse pourtant vide à laquelle on se raccroche.

Et ça y’est. Je me mets à rêver. Les yeux ouverts et le cœur à vif.

Je rêve de mes retrouvailles avec Gabriel. De son sourire doux, chaleureux, qui m’apaiserait et me donnerait envie de vivre.

A nouveau.

Je nous imagine reprendre nos conversations là où on les avait laissées. Rire ensemble de la naïveté des adolescents que nous étions. Puis il allumerait une cigarette, et sa manche retroussée sur son avant-bras me laisserait voir ses tatouages. Regarde, j’en ai un nouveau, là, juste sur mon poignet oh il est très beau Gabriel merci c’est une citation de Cocteau que je trouve magnifique, elle représentait bien mon état d’esprit au moment du tournage…

Il me raconterait des anecdotes : les habitudes des Parisiens, les soirées mondaines qui l’ennuyaient à mourir, la phrase d’un journaliste en conférence de presse, sa rencontre furtive avec Gaspar Noé ou Luc Besson. Il parlerait. Je l’écouterais. Comme d’habitude. Comme avant.

Et puis, alors que des gouttes de pluie commencent à troubler ma vision –à moins que ce ne soit des larmes, je ne sais pas, je ne sais plus- j’ose même imaginer le baiser que nous échangerions, sur un banc ou au beau milieu de la rue. Le goût de ses lèvres, que je n’ai jamais oublié malgré les années qui ont passé. La douceur qu’aurait sa peau alors que je le serrerais contre moi, fort, fort, comme s’il risquait de m’échapper à nouveau Non Yann, je ne t’abandonnerai jamais, je suis revenu maintenant, je suis revenu et je ne te laisserai plus l’odeur de sueur mêlée à celle des draps propres d’un hôtel ma main qui se crispe sur l’oreiller le feu de mon cœur et celui de mes reins…

Je marche, vite, de plus en plus vite tandis que mes rêves éveillés s’emparent de moi et me coupent presque la respiration. Devant moi défilent le cinéma, les bancs du jardin public, le restaurant italien. Tous les lieux de notre histoire viennent embellir mon trajet de leur douce nostalgie. Comme d’habitude.

Sauf qu’aujourd’hui, tout a changé.

Aujourd’hui, Gabriel est revenu.

Je ne suis plus seul.

Nous sommes deux. A nouveau.

Et ma vie va enfin prendre un sens.

Et là, alors que j’accélère encore le pas, j’ai l’impression de sentir sa présence. Je sais qu’il est là, quelque part.

Peut-être même qu’il m’observe, qu’il attend que je l’aperçoive enfin. Oui, je sens son regard, sa chaleur, sa peau. Je le sens, si proche de moi. Lui aussi attend impatiemment nos retrouvailles. Je pourrais presque entendre nos pensées battre en cœur.

Ces lieux ne sont plus les mêmes. Parce que Gabriel est de nouveau là pour les peupler.

Gabriel Marker est revenu. Je le sens.

Et là, je pousse la porte de mon appartement et tout s’arrête.

Le bruit m’assaille de partout. Celui de la télévision, d’abord, que mon père regarde vautré sur le canapé. Puis celui des talons de ma mère, elle vient à ma rencontre ça y est c’est parti, ses mots qui me cognent me frappent, elle ne comprend pas que j’ai besoin de silence bordel allez Yann, retire ton manteau enfin tu es trempé il pleut encore dehors reste pas planté va prendre ta douche le dîner est prêt dans dix minutes. La bouffe, toujours la bouffe, comme si j’en voyais pas assez toute la journée des effluves de viande et de cannelle me parviennent de la cuisine. Je me dirige lentement vers ma chambre, et ferme la porte pour m’octroyer quelques secondes de calme.

Parce qu’après, ce sera à nouveau le déluge, le déluge de mots qui ne me lâchera pas jusqu’à ce soir. Des mots qui ne veulent rien dire. Des mots qui m’enfoncent encore plus dans la solitude.

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