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 Amaury regardait par la fenêtre sale du bureau maternel. Dehors, les traqueurs embarquaient de force le vieux Raül Chaves. Ils étaient tous identiques : tenues sombres, fusils en bandoulière, visages masqués par un casque et taches de sueur progressant sous leurs gilets pare-balle. Le glaive couleur rouille, symbole de leur organisation, ornait leurs épaules, surplombant un insigne d’officier pour l’un d’entre eux. Leur prisonnier gardait les yeux baissés. La transpiration collait ses derniers cheveux blancs à son crâne. Ses poignets frêles rougissaient sous les menottes trop serrées. Les miliciens le firent monter dans une camionnette ocre qui avait dû être blanche. Le moteur ronfla et ils repartirent dans le désert d’où ils étaient venus, ne laissant plus sur la place qu’un silence de mort.

 — Qui est-ce qu’ils ont emmené, cette fois ? demanda sa mère, entre deux factures.

 — Monsieur Chaves.

 — Un bon client, c’est dommage.

 — Les traqueurs hurlaient qu’il faisait partie des soldats qui...

 — Et alors ? C’était il y a, quoi, cinquante ans ? Et puis, qui te dit qu’il était tireur et pas juste conducteur, ou je ne sais quoi d’autre, hein ? Les gens veulent juste retrouver la paix et ces hystériques se sentent obligés de chercher des boucs émissaires plutôt que de faire leur vie…

 Le jeune homme acquiesça et sortit. Le repas du soir répandait déjà ses effluves dans l’hôtel, indifférent au départ de celui qui n’en profiterait plus. Du haut de ses seize ans, Amaury avait déjà vu les traqueurs, mais il lui semblait qu’ils venaient de plus en plus souvent.

 La rue reprenait son agitation tranquille. Les gens parlaient du vieux Raül, beaucoup le regretteraient. Amaury jeta un coup d’œil à sa montre. Seulement dix-huit heures, il avait encore du temps avant de devoir participer au service du soir. Il laissa derrière lui la place et les véhicules qui y étaient garés. La maison de Raül était en proie aux pillards. Le maire essayait de les renvoyer chez eux, mais son autorité n’allait pas plus loin que son embonpoint. Le jeune homme détourna son regard et pressa le pas. Les rues s’ensablaient, les bâtiments de brique perdaient leur crépis et s’écartaient les uns des autres à mesure qu’il s’éloignait du centre.

 Une vingtaine de mètres séparaient le bourg de la maison des Dämmerung. Perché sur la citerne, Williams enduisait d'anti-rouille le métal frêle. Il salua son ancien élève. Amaury le regarda finir d'huiler une portion de métal et descendre. Le vent agitait ses vêtements amples. Il invita le jeune homme à entrer et disparut dans la salle de bain. Lise chantonnait dans la cuisine, affairée à la réalisation d'une pâte à tarte. Elle ne se retourna que lorsque Amaury signala sa présence. Le visage diaphane et auréolé de rides de la presque centenaire était aussi jovial que lorsque le couple s’était installé ici, une quinzaine d’années plus tôt. Williams revint avec des vêtements propres. Il se servit un verre de vin et en proposa un à Amaury qui déclina.

 — J’ai vu passer le fourgon, qui était-ce ?

 Un sourire triste se dessinait sur son visage juvénile.

 — Monsieur Chaves. Ils disaient que c’est un ancien soldat qui a participé aux massacres de Barcelone.

 — Je n’aurais jamais cru cela de lui. Qui sait combien de meurtriers se cachent encore ici ?

 — Ma mère n’aime pas les traqueurs, elle dit qu’il faut passer à autre chose.

 — Tu sais, il est souvent arrivé dans l’Histoire que l’on choisisse d’oublier un traumatisme. Cela ne referme jamais la plaie que quelques années. Je comprends ta mère, mais il faut que les coupables soient jugés ; même si je regrette que les traqueurs manquent parfois de droiture...

 — Arrête donc tes histoires, Will ! intervint Lise. Tu l’embêtais déjà assez dans ta classe.

 Ils discutèrent, tandis que dehors les épais nuages chargés de sable rougissaient.

 — Je vais devoir y aller, s'excusa le jeune homme après avoir regardé sa montre.

 — Déjà ?

 Lise fit la moue.

 — Je repasserai !

 — Tu es le bienvenu ici, rappela l’instituteur. N’hésite pas !

 — Au revoir !

 Amaury revint à l’hôtel, se changea en vitesse et rejoignit la cuisine où son père finissait le repas, une marmite de fèves aux lardons. Il jeta un œil dans la grande salle où quelques clients étaient déjà attablés. Son père commençait à remplir les assiettes.

 — Au boulot, fils ! s’exclama-t-il.

 Une fois le service fini, Amaury monta se coucher. Il alluma son enceinte grésillante et la voix de Freddie Mercury l’accompagna dans son lit. La fenêtre grinçait sous l’assaut du vent, il augmenta le volume. Son regard se posait sur la peinture pâle de son plafond incliné. Celle-ci s’écaillait de jour en jour, il en retrouvait parfois sur le sol ou les meubles.

 Ses pensées retournèrent chez les Dämmerung. Si Lise était la grand-mère bienveillante qu’il n’avait jamais eue, il lui était plus difficile de définir sa relation avec Williams. Celui-ci ne semblait pas être beaucoup plus âgé qu’Amaury, le couple avait fait jaser lorsqu’ils étaient arrivés ; c’était le premier souvenir qu’il avait d’eux. Le deuxième, c’étaient les cours dispensés par Williams. L’instituteur enseignait à tous ceux qui le voulaient, mais cela ne représentait que quelques élèves de différents niveaux. Il tâchait de leur apprendre à lire, écrire et compter avant qu’ils ne repartent avec leurs parents. Seul Amaury était resté. Le lien de professeur à élève était devenu comparable à de l’amitié ; d’autant plus que les enfants et adolescents avec qui le jeune homme pouvait fraterniser ne restaient jamais.

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