La flèche de la rébellion

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 Année 943 du calendrier impérial, début de l’automne. Ville de Blazebring :

 Le jour était venu. L’excitation et la curiosité s’étaient répandues plus rapidement que la peste noire. Les rues et avenues fourmillaient de monde à tel point qu’il aurait été facile d’être emporté par le mouvement. Jouant des épaules et des coudes, Garlon se fraya un chemin à travers le flux de citadins qui se précipitait vers la place royale, tentant de conserver tant bien que mal sa capuche en place. Il entendait des bribes de conversations autour de lui à mesure qu’il avançait :

— Dépêche-toi mon gars, lança un artisan à son apprenti, le procès va bientôt commencer. C’est sur la place royale, devant les ponts qui mènent au château.

— Il paraît qu’ils ont capturé le chef des rebelles, dit une jeune marchande un peu plus loin.

— J’ai entendu dire que c’était une femme, lui répondit son compagnon. Mon frère m’a même dit qu’elle serait à la tête de deux cents guerriers assoiffés de sang !

— Tu crois que c’est une sorcière ? demanda une voix d’enfant.

 Apercevant une ruelle plus petite et moins fréquentée, Garlon y pénétra, bousculant les gens sur son passage. Il s’arrêta quelques secondes.

Les rumeurs vont bon train, comme toujours.

 Il se trouvait maintenant dans les quartiers résidentiels des marchands. Ni riches, ni pauvres, ces ruelles étaient en général plutôt sûres et peu fréquentées, surtout en milieu de journée. Aujourd’hui ne faisait pas exception, les habitants devaient, eux aussi, déjà être partis pour la place royale.

 Garlon reprit son chemin d'un pas énergique à travers le dédale de rues étroites. Après une poignée de minutes de marche, il finit par s’arrêter devant un bâtiment grisâtre à un étage, copie conforme des autres bâtisses du quartier, à l’exception d'une fenêtre aux carreaux cassés. Il s’avança et toqua à la porte. Un coup fort, suivit de deux rapides. La porte s’entrouvrit.

— Serpent, dit doucement Garlon.

 L’entrebâillement s’agrandit et un homme encapuchonné apparut. Il toisa un instant son visiteur, puis le laissa entrer. L'odeur du vieux bois et de la poussière enveloppa aussitôt Garlon. L'homme referma derrière lui, maugréant quelques mots incompréhensibles et emprunta l’escalier qui craqua sous son poids.

— Par ici, grogna l’homme d’une voix grave, le procès va bientôt débuter, mais vous êtes dans les temps.

 Garlon ne fut pas surpris par l’absence de question de son guide : au sein de la rébellion, on ne s’identifiait pas directement. Dans cette ville, la répression était de mise et une dénonciation auprès des forces royales pouvait avoir de graves conséquences, preuves à l’appui ou non. Karona, chef du groupe rebelle, avait imposé l’anonymat entre les membres, exception faite d’elle-même. Elle connaissait tous les membres de cette confrérie et tous savaient qui les dirigeait. Pour elle, un rassemblement de la sorte ne pouvait marcher sans confiance. Dévoiler son identité à ceux qui accepteraient de la suivre représentait le minimum qu’elle devait faire. De cette façon, il n’existait plus que deux scénarios à risque : un chef trahi ou un chef qui trahit. Mais Karona n’était pas une simple citoyenne, bien au contraire, elle avait une excellente réputation dans les quartiers pauvres de la ville. Le peuple avait confiance en elle. Ainsi, comme avait pu le dire encore et encore Garlon à sa chef, le plus gros danger restait qu’un des membres de la rébellion pouvait dénoncer Karona. Hélas, elle n’avait pas démordu et préféra préserver la sécurité des autres membres à l’instar de la sienne. Et aujourd’hui, elle le payait. Garlon serra les poings à s'en faire blanchir les pointures.

« Tu sais Garlon, même si je venais à être trahie, je suis sûre que la rébellion survivra. Le peuple est opprimé depuis trop longtemps par la noblesse, le pouvoir finira par être renversé. »

 L’homme encapuchonné guida Garlon au premier étage jusqu’à l'une des chambres de la maison. La pièce était fonctionnelle, quelques meubles et un lit, mais la présence de poussière trahissait le fait qu’elle n’était pas utilisée. Le guide monta sur le lit et déplaça une planche du plafond, découvrant ainsi l’ouverture d’une trappe.

— Voici pour le passage, annonça-t-il en l’ouvrant. D’ici, vous aurez accès aux toits.

 Une fois son travail terminé, l’homme se dirigea vers la porte, puis s’arrêta. Il resta là quelques secondes avant de se tourner vers Garlon.

— Je sais que nous ne sommes pas censés parler plus que nécessaire, commença-t-il, mais je veux quand même vous souhaiter bonne chance. La victoire est proche et ça, c’est grâce à notre chef. Elle a tout donné pour nous, alors il est de notre devoir de lui rendre la pareille. Que les dieux soient avec vous.

— Je n’échouerai pas à ma mission, répondit Garlon en hochant la tête. Trop de choses dépendent de ma réussite aujourd’hui.

« Vous ne vous connaissez pas, mais vous n’en avez pas besoin. Ici, nous sommes tous les mêmes, nous sommes liés par cette même soif de justice, nous sommes la flamme du peuple de Blazebring. Toi aussi Garlon, tu seras un des foyers qui embrasera cette ville de notre volonté. »

 Le guide lui sourit et quitta la pièce, refermant la porte derrière lui. Garlon attendit quelques secondes. De l'autre côté, les marches en bois craquèrent une à une, indiquant que son hôte s'éloignait. Sa gorge restait nouée. Il avait du mal à déglutir. Sa respiration se fit de plus en plus rapide, comme s'il avait besoin davantage d'air, comme s'il étouffait. Sans réfléchir, il abattit le poing contre le mur de toute ses forces. Une douleur irradiante remonta le long de son bras, jusqu'à l'épaule et il serra plus fort ses doigts jusqu'à ce que ses phalanges blanchissent, prêtes à céder. Mais il ne devait pas s'attarder ici. Se faisant violence, il monta sur le lit et s'engouffra dans le passage, puis rejoignit les toits.

 Un nombre impressionnant d’hommes et de femmes s’amassait sur la place principale. Commerçants, fleuristes, aubergistes, catins, voleurs, mendiants… Tous se pressaient pour apercevoir le fameux chef des rebelles, prisonnière sur un bûcher érigé pour son jugement. La foule s’agitait et poussait la ceinture formée par les soldats royaux qui tentaient tant bien que mal de garder le contrôle. Les consignes avaient été claires, pas un seul ne devait passer, mais tous devaient assister à la scène. Aussi, plus de deux cents soldats s’affairaient à retenir au mieux les débordements. Des murmures parcouraient l’assemblée.

— Alors, c’est une femme ? demandait un gamin qui dandinait sur la pointe des pieds.

— C’est vraiment elle la chef ? Elle n’a pas l’air très dangereuse ! affirmait un homme en riant.

 La curiosité agitait les esprits et tous attendaient avec impatience le début de l'évènement. Une partie des yeux était fixée sur la femme attachée au bûcher tandis qu'une autre, devinant la suite, regardait le pont ouest qui menait au château royal.

 Ce fut au bout de quelques minutes qu’un cavalier apparut sur le pont royal, entouré d’une escorte d’une vingtaine de soldats armés de hallebardes. Ils accompagnaient leur avancée d’une marche martiale au rythme de laquelle les hommes frappaient d’abord la hampe de leurs armes sur le sol, puis leurs mains libres gantelées sur leur armure, au niveau du cœur. Cette démonstration militaire imposa le calme dans la foule impressionnée. Derrière, un autre groupe d’une dizaine de nobles suivait la formation. Ils discutaient, riaient et pointaient du doigt la prisonnière. Lorsque l’ensemble fut arrivé, les soldats arrêtèrent leur marche martiale. Le silence s'abattit sur toute l'assistance. Pas un bruit. Pas un murmure. Le néant s'exprimait et personne n'osait l'interrompre. Quatre gardes se postèrent autour du bûcher pendant qu’un autre s’avançait vers la foule.

— Son Altesse, le roi Gutizia le Généreux ! annonça-t-il d’une voix forte.

 Le cavalier s’avança à son tour et toisa le rassemblement devant lui. Vêtu d’un costume bleu à rayures dorées, l’homme d’une cinquantaine d’années relevait légèrement le menton en affichant une moue désapprobatrice. Le haut de son crâne presque chauve était surmonté d’une couronne en or ornée de pierres précieuses. Pourtant, son visage avait plus tendance à ressortir que ses artifices bourgeois. Un long nez tordu couplé à de petits yeux gris et un semblant de barbe lui donnait un aspect peu amène. Un sourire en coin s’attarda sur ses lèvres.

— Braves gens de Blazebring, commença-t-il d’une voix forte, aujourd’hui, nous sommes rassemblés car nous avons été attaqués ! Au cours de ces derniers mois, des criminels frappent et tuent dans notre cité bien-aimée. Plus de deux cents personnes sont mortes à cause d’eux. Vous avez sûrement entendu parler du massacre de l’orphelinat Sainte-Bonté, où nombre de pauvres enfants ont péri. Ou encore de l’assassinat de la famille Disdain, des hommes et femmes connus pour leur bonté de cœur. Ces actes barbares ont été perpétrés par des monstres qui se cachent sous le couvert d’une prétendue rébellion, soi-disant pour le bien du peuple opprimé. Mais ne soyez pas dupes, mes chers amis, tout cela n’est que mensonge.

 Le roi s’arrêta pour laisser planer ses paroles. Nombre de regards interloqués et de murmures confus parcouraient le public. Le roi eut une grimace d’insatisfaction l’espace d’un instant en voyant l’effet qu’avaient provoqué ses paroles. Il continua :

— Mais ne vous inquiétez pas, la justice frappera toujours là où il faut tant que je serais présent pour la dispenser. Et ce jour n’est pas différent des autres. Moi, Gutizia le Généreux, ai retrouvé le responsable de ces vils actes, la chef de ces meurtriers. (Il tendit une main vers le bûcher, un sourire de triomphe sur le visage.) Observez devant vous : Karona Shieldbearer, la tueuse d’enfants !

 Les murmures firent place à une véritable cacophonie, la confusion et l’incompréhension secouant la foule par de telles révélations.

— Karona ? demanda une femme. N’est-ce pas la tenancière de ce fameux bar dans la ville basse ?

— Si, lui répondit un homme âgé. Le feu du peuple qu’il s’appelle. Il paraît que c’est elle qui a réglé le problème des criminels de la ville basse. À grands coups de paluche dans la trogne à ce qu’on dit !

— Je la connais, disait un autre, elle s’occupe des pauv’ gamins qu’ont pas à manger. Elle les laisse même dormir à l’intérieur l’hiver pour éviter qu’ils crèvent de froid.

— Moi, j’ai entendu dire que c’est une arnaque son bar. Si tu rentres dedans les bourses pleines, tu ne ressors pas avec. Enfin, si tu ressors.

— Ne dis pas n’importe quoi ! Cette femme est un ange. Elle a sauvé la ville basse et tout le monde le sait.

— Tu dis ça mais dans ce cas-là, pourquoi elle a brûlé un orphelinat ?

 L’agitation prit plus d’ampleur car Karona n’était pas n'importe quelle femme. Beaucoup la connaissaient comme « La Matrone ». Celle qui aurait corrigé des criminels à la force de ses bras et de sa volonté. Mais aussi celle qui s’occupait des enfants, des pauvres et des femmes battues, quitte à se mettre à dos des gens de pouvoir. Pourtant, ils ne voyaient là qu'une femme brune aux vêtements arrachés, le corps couvert d'ecchymose et de contusions, une image bien éloignée de la fameuse Matrone.

 Comprenant la tournure que prenaient les discussions, le roi se tourna vers les soldats à côté du bûcher et pointa du doigt la condamnée.

— Qu’on lui donne la potion de vérité, annonça-t-il d’une voix marquée par l’agacement. Et que son jugement commence.

 Douleur. En cet instant, c’était tout ce que Karona était capable de ressentir. Elle venait à peine de reprendre conscience, sans comprendre où elle se trouvait. Elle se revit, attachée sur une chaise dans une pièce sombre, se faire rosser par deux hommes encore et encore. Elle ressentait encore les coups résonner sur ses bras écorchés, ses jambes lacérées, son visage boursoufflé, ses flancs meurtris et son dos réduit à un tas d'os.

 Elle releva la tête et réalisa qu’elle se trouvait sur une grande place. Une foule de gens la regardaient entre curiosité et peur. Des gardes l’entouraient, et un homme perché sur un cheval se trouvait un peu plus loin. Elle plissa légèrement les yeux afin de mieux voir le personnage. Le roi Gutizia. Celui qui n’avait de généreux que le titre. Elle aurait reconnu ce nez proéminent entre mille. Il semblait occupé à déclamer un de ses petits discours rempli de mensonges dont il était si friand. Avec cet homme, on avait l’impression que dire la vérité équivalait à mettre sa tête dans la gueule d’un lion affamé. Seuls les fous faisaient de telles choses. Il dirigeait un doigt accusateur vers elle.

 Un soldat s’approcha et la força à boire le contenu d’un petit flacon. Elle voulut se débattre, mais elle était trop faible. La privation de nourriture et les multiples raclées qu’elle avait subies avaient eu raison d’elle. Le liquide amer se déversa dans sa gorge sèche et coula doucement jusqu'à laisser son emprunte brûlante sur tout son parcours. Elle le sentait se répandre dans tout son corps, dans ses veines et jusqu'au moindre recoin de ses chairs meurtries. Le breuvage avalé, le soldat recula et se remit en position.

— Femme, héla le roi, quel est ton nom ?

 La prisionnière transpirait abondamment alors que le vent d'automne soufflait légèrement sur les parcelles de sa peau dénudée. Sa robe en lambeaux, aussi belle fut-elle autrefois, ne lui offrait plus la moindre protection contre l'air frais.

 Elle avait compris avec peine ce qu’on venait de lui demander, pourtant, elle répondit instantanément :

— Je m’appelle Karona Shieldbearer.

 Un frisson parcourut l’assemblée et les chuchotements repartirent de plus belle. La rebelle regarda autour d'elle, confuse. Elle avait réussi à recoller les morceaux de sa mémoire, comprenant ainsi que le jour de son jugement en place publique était arrivé. Elle fronça les sourcils, quelque chose clochait.

— Nos agents affirment que tu es la chef des rebelles qui sévissent dans mon royaume. Est-ce vrai ?

— En effet.

 Elle releva la tête avec vigueur. Un sérum de vérité. Il ne s’agissait pas simplement d’une exécution, mais aussi d’un interrogatoire public. Le roi allait tenter de lui faire dire publiquement les noms de ses compatriotes. Il allait profiter du démantèlement de la rébellion pour justifier de futurs actes de répression, comme il avait déjà pu le faire par le passé.

Crevure !

 Karona commença à s'agiter sur le bûcher. Prisonnière de ses entraves, les cordes lui tailladèrent encore plus les poignets et les chevilles.

— Confirmes-tu que certains des vôtres étaient présents lors du massacre de l’orphelinat Sainte-Bonté ?

 L’orphelinat ? Six de ses hommes s’étaient rendus sur place après avoir entendu des rumeurs sur une possible attaque. Ils furent massacrés comme les dizaines d’enfants qui vivaient dans ces lieux. Une tragédie. Certains des contacts de Karona lui avaient murmuré par la suite que la noblesse n’était pas étrangère à cette affaire.

— Oui, j’avais envoyé certains de mes hommes sur place. Après vérif-

— Je vois, l’interrompit le roi, cherchant à éviter plus de précisions. Votre groupuscule est-il responsable de l’assassinat de la famille Disdain ?

 Les vertiges avaient maintenant cessé, mais Karona était épuisée, prête à défaillir à tout moment. Prenant un peu plus conscience de la situation, Karona tenta de s’empêcher d’en dire plus. Elle se mordit l'intérieur des lèvres jusqu'au saignement.

— Nous... Nous sommes bien à l’origine de leurs morts.

Merde.

 Elle n’arrivait pas à empêcher les mots de sortir. Elle était si faible. Perdant espoir, elle se laissa pendre par les chaînes qui lui entravaient les mains. Le roi quant à lui, se tourna vers la foule.

— Voyez mes amis, dit-il d’une voix puissante avec un brin de tristesse feinte. Vous l’entendez de vous-même, ces barbares ont massacré la noble et courageuse famille Disdain. Ces criminels n’ont ni honneur, ni cœur. La tuerie d’enfants ne leur avait sans doute pas suffit. (Il cracha par terre, affichant ouvertement son mépris.) Ces gens-là méritent le pire des châtiments.

 L’agitation reprit le peuple, des mots ressortant plus que d’autres. "Tueurs d’enfants !" "Monstres !" "Meurtriers !" L’affaire semblait entendue à leurs yeux.

 Karona repensa à l’implication de la rébellion. Des espions à elle étaient revenus et lui avaient confirmé qui était l’auteur de la tuerie perpétrée à l’orphelinat. La famille Disdain avait eu un différend avec un enfant. Et par différent, l’espion avait expliqué qu’il voulait simplement dire qu’un des bambins avait, sans le vouloir, percuté le jeune benjamin de la famille noble. Pour cette simple altercation, le chef des Disdain avait alors décrété que de tels déchets ne devaient pas exister. Quelques pièces étaient venues ensuite s’ajouter aux poches de mercenaires extérieurs et l’affaire avait été conclue. Mais Karona et ses compatriotes ne pouvaient accepter une telle injustice. Leur jugement avait été implacable. Il n’y eut pas plus de survivant chez les nobles qu’il y en avait eu à l’orphelinat.

 Les maisons de la capitale possédaient pour la plupart une partie terrasse ouverte et étaient peu espacées entre elles. Ce type d’architecture permit à Garlon de se déplacer de bâtisse en bâtisse avec aisance. Tout en se déplaçant, il scrutait les alentours à la recherche de sa destination. Il finit par apercevoir le bâtiment qui l’intéressait. L’endroit, à peine plus haut que le reste, était surmonté d’un piquet auquel on avait accroché un vêtement vert et un autre rouge. Vert pour prévenir que l’endroit n’était pas surveillé, rouge pour indiquer que tout était en place.

 Arrivé sur place, l’homme trouva un arc long, un carquois rempli d’une dizaine de flèches et un flacon étiqueté « Coruscare », le tout disposé sous des couvertures. Il prit l’équipement et se positionna de l’autre côté du balcon. De son perchoir, il avait une vue étroite mais directe sur le centre de la place royale, sans pour autant être trop visible. Garlon aperçut le bûcher érigé à l’occasion de l’exécution publique de Karona, où celle-ci était enchainée. Elle était entourée de plusieurs gardes en armure et un cavalier lui faisait face. Sans pour autant le voir, l’archer savait qu’il s’agissait du roi Gutizia. Sa présence confirmait donc que le jugement avait débuté, le temps était compté.

« Je n’accepterai jamais un monde où un enfant peut mourir de faim parce qu’il n’est pas né dans la bonne caste. »

 Dix flèches. Garlon était le meilleur archer de la région, il avait pu le prouver à maintes reprises. Aujourd’hui, il ne flancherait pas non plus car le destin d’une ville entière dépendait de lui. Les dix munitions dans son carquois seraient amplement suffisantes. Il en saisit une, versa quelques gouttes du contenu du flacon d'une main tremblante. L'archer observa sa main, comme si elle lui était étrangère, jusqu'à ce qu'elle se calme. Il se plaça sur la terrasse, prit une grande respiration, puis banda son arc.

 Le peuple était galvanisé par les accusations du roi. Un grand sourire étira son visage alors qu'il reportait de nouveau son attention sur la prisonnière. Il leva une main impérieuse et les soldats derrière lui imposèrent tant bien que mal un semblant de silence à la foule.

— Karona, dit Gutizia d’une voix presque compatissante. J’aimerais, ainsi que les gens ici présents, que tu nous donnes maintenant des noms. Les noms de ceux qui te suivent.

 La rebelle accusa le choc. Après avoir passé ces derniers mois à organiser un mouvement de révolution afin de sauver le peuple, elle allait maintenant être la cause de son effondrement ? Non, elle ne pouvait pas. Elle avait trop donné pour ça. Tous avaient trop donné. Elle ne pouvait pas les trahir. L’angoisse se transforma en lamentation, des larmes commencèrent à couler le long de ses joues.

— Tu pleures, rebelle ? Pitoyable, cria le roi. Après les actes immondes auxquels vous vous êtes adonnés avec tes amis criminels, tu crois avoir droit à notre pitié ?!

 Des images s’imposèrent à elle. Les visages de ses compagnons dont elle était la seule à connaitre l’identité. Tous ces hommes et ces femmes qui lui avaient fait confiance. Tous avaient soif de vengeance contre ce système où la noblesse crachait sur les plus démunis. Où la justice était toujours du côté du pouvoir et de l’argent. Elle les voyait, leurs regards étincelants de volonté, prêts à tout pour de meilleurs lendemains. Et surtout lui, Garlon. Elle se sentait sombrer dans le désespoir.

— Donne-nous des noms, tueuse d’enfants ! Parle !

 Comme elle avait béni sa rencontre avec cet homme. Il avait tant donné et tant sauvé. Elle le voyait encore, se battre contre des soldats qui tentaient de violer une jeune fille du quartier pauvre. Ou encore cette fois où il avait abattu un mercenaire qui cherchait à incendier un entrepôt de grains fraîchement approvisionné, d’une flèche en pleine tête, à presque cent mètres de distance.

 Les larmes continuaient à couler sur son visage. Parmi tous ces souvenirs que Garlon avait gravés en elle, il y en avait un tout particulier qui lui revint. Elle le voyait, de dos, ensemble dans le plus simple appareil. Il avait le corps musclé d’un guerrier et un nombre incalculable de cicatrices, résultats d’une vie de combats perpétuels. Alors qu’elle le contemplait avec avidité, il s’était alors retourné vers elle, l’avait regardé droit dans les yeux et lui avait dit :

 « Je veux sauver le peuple. Ce roi qui se dit généreux, n’est qu’une gangrène. Il n’est qu’une pourriture et je ferais en sorte qu’il disparaisse Karona, je te le promets. »

 Ces mots avaient été durs et son regard froid d’une volonté inébranlable. Pourtant, un air gêné était apparu sur son visage.

 « Et lorsque ce sera fait, continua Garlon, je ferais de toi ma femme. »

 La douleur physique avait désormais fait place à une autre plus psychologique. Un étau broyait son cœur, prêt à exploser. Son cerveau brûlait d’activité, tentant de résister à l’effet de la potion.

 Le roi perdit patience et fit un geste en direction d’un des gardes à côté du bûcher. Ce dernier se rapprocha de Karona et la gifla à plusieurs reprises, sans aucune retenue.

— Répond, femme ! hurla le garde. Qui travaille pour toi ?

 Les larmes ne cessaient de couler. Elles ne pouvaient ouvrir la bouche ou elle trahirait tous ceux qui comptaient pour elle. Elle devait tenir. Mais pendant que son tortionnaire criait à plein poumons, le désespoir perdait du terrain dans le cœur de Karona. Comme l’eau d’un barrage qui cède, ténacité et détermination refluaient à toute vitesse. Elle résisterait. Elle, Karona, chef des rebelles, ne rendrait pas les armes. La flamme de la rébellion ne saurait s’éteindre en ce jour.

 Prenant une grande bouffée d’air, elle poussa un hurlement presque bestial, relâchant toute la frustration accumulée en elle. Surpris, personne ne réagit durant les premières secondes qui suivirent, la foule elle-même retenait son souffle. Le garde près d’elle fut le premier à se reprendre et se prépara à lui faire payer le prix de son acte. Mais alors qu’il armait son bras, il s’arrêta, la stupéfaction et la peur apparaissant sur son visage. Karona, qui poussait son corps et son esprit dans leurs derniers retranchements, pleurait des larmes de sang.

 — À vous qui contemplez ce spectacle, hurla-t-elle brusquement à l'assemblée, ne laissez pas cette noblesse corrompue vous duper ! (Le roi comprenant ce qu’il se passait, rugit sur les soldats pour la faire taire.) Que l’élixir de vérité que l’on m’a fait boire en soit témoin, la famille Disdain est entièrement coupable du massacre de l’orphelinat. (Les soldats, terrifiés par la vision de cette femme qui pleurait du sang, ne bougèrent pas.) Rebelles, Citoyens ! Ne vous laissez pas abattre, ne vous laissez pas oppresser par ces porcs qui ne pensent qu’à s’engraisser sur votre malheur ! Libérez-vous de vos chaînes ! Faites que-

 Un soldat réussit enfin à l’empêcher de parler, lui plaquant une main tremblante sur la bouche. Mais il était trop tard. Elle avait réussi. Karona avait pu dire la vérité auprès de tous. Sa vision s’était troublée sous l’effort, elle voyait cependant que la ceinture de soldats autour de la place contenait difficilement le peuple. Plaintes et cris de frustrations envahirent les lieux. Le roi était dans une colère noire, une veine battant sur sa tempe.

— Ne l’écoutez pas mes amis, elle ne fait que mentir, commença-t-il, les mots d’une tueuse d’enfant n’ont aucune valeur ! Après avoir massacré ces pauvres orph-

 Il s’interrompit alors qu'un trait gris passa près de lui dans un sifflement net. Il se retourna et remarqua une flèche fichée dans le petit bois au pied du bucher. Une étincelle en jaillit et les flammes se mirent à dévorer la structure. Les spectateurs déjà à cran, redoublèrent d’efforts pour repousser les gardes. De multiples protestations se faisaient entendre.

— Il l’a fait taire car elle disait la vérité ! Bourreau ! Tueur de femmes et d’enfants !

— Elle était sous l’effet de l’élixir de vérité, elle ne pouvait pas mentir ! La royauté est corrompue !

— Tu ne mérites pas d’être notre roi, mort à la noblesse !

 Le souverain ne savait plus où donner de la tête. Voyant que le vent tournait en sa défaveur, le roi fit signe aux gardes de se replier vers le château. Il jura entre ses dents tout en talonnant de toutes ses forces sa jument royale.

 Il avait réussi. Et son chagrin était incontrôlable. Ainsi était sa récompense du fait d’être le meilleur archer de la région, il avait eu le talent nécessaire pour condamner sa propre femme. Celle qui l’avait sauvé des abîmes de l’assassinat par le passé. Il l’avait fait pour elle car, comme Karona lui avait dit nombre de fois, leur cause allait bien au-delà d’une simple personne. Pourtant, cela ne rendit pas son chagrin plus doux, le dégout et l’horreur qu’il ressentait pour lui-même lui donnèrent envie de vomir tout ce qu’il avait dans l’estomac. Il n’avait pas non pas le temps de s’apitoyer car il lui restait une dernière chose à faire.

 Il se releva avec énergie, saisit son arc au passage et le banda aussitôt.

Je ne pouvais te sauver, mais permet-moi au moins de t’éviter des souffrances inutiles.

  La flèche fila avec force, perçant le vent dans un feulement fier pour se nourrir de la mort.

 Les flammes du bûcher commencèrent à lécher le corps de Karona. Elle n’avait pas de doute sur ce qui venait de se passer. Garlon avait agi, il avait tenu sa promesse. Alors qu’elle pensait avoir perdu toute l’eau de son corps, elle se mit à nouveau à pleurer, mais cette fois avec un sourire aux lèvres. Elle repensa à ces phrases qu’elle lui avait dites un jour.

 « Tu sais Garlon, je n’ai rien d’exceptionnel. Vous tous êtes bien plus précieux que moi dans ce combat. (Elle se pencha vers lui, fixant l’arme favorite de son amant.) Dans notre confrérie, je ne suis qu’un arc parmi tant d’autres. Tandis que vous, vous êtes de précieuses flèches, uniques et destinées à abattre la corruption qui sévit dans cette cité. Tu ne penses pas être différent des autres hommes mon amour, mais tu as tort. À partir de ce jour, je serai l’arc, toi tu seras la flèche de la rébellion. »

 Le feu avait atteint le bas de son corps et Karona sentit son toucher brûlant sur ses pieds nus. Elle allait quitter ce monde, et seul un regret tachait la paix intérieure qu’elle ressentait : elle avait forcé celui qu’elle aimait à faire un acte qu’il regretterait toute sa vie. Mais grâce à cela, le brasier de la révolution s'avivait aujourd’hui. Son sacrifice ne sera pas vain. Elle laissa sa tête basculer en arrière et ferma doucement les yeux.

Je t’aime Garlon. Merci.

 Ses pensées s’estompèrent brusquement alors qu’un trait se ficha directement dans sa poitrine.

 C’est au début de l’automne de l’année 943 qu’eut lieu l’exécution de Karona Shieldbearer, chef de la rébellion, surnommée plus tard « Mère de la liberté ». Cette exécution injuste et brutale, précédée du massacre de l’orphelinat Sainte-Bonté, provoqua la colère et l’indignation des citoyens de Blazebring. Le peuple prit les armes et le mouvement révolutionnaire atteignit une ampleur sans précédent. La prise de pouvoir et ses suites furent appelées « La purge du sang bleu » par les historiens.

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