Sans limites

9 minutes de lecture

Écrit en écoutant ­notamment : Cødex – Breath [Acid Techno]

Sorti de la salle de classe, Clément descendit l’escalier principal du bâtiment et traversa la cour en direction du bureau du directeur de l’établissement. Alors que le béton gris défilait sous ses yeux, il percuta un élève de Terminale et s’excusa d’un simple geste pour sa maladresse. Il ramassa son téléphone, qui avait jailli de sa poche, puis continua son chemin.

La voix suave de M. Stéphan répondit à ses coups discrets sur la porte :

  • Ah, M. Delacroix, ravi de vous voir ! Asseyez-vous, je vous en prie.
  • Merci…
  • Bon, soyons francs entre nous, ces dernières semaines, votre comportement, tel qui m’est rapporté, ne sied pas aux exigences de notre établissement. Vous voyez ce que je veux dire ?
  • Oui, bien sûr.
  • Pourtant, vous avez toujours été brillant, alors je ne permettrai pas de tirer de conclusions trop hâtives.

Il planta ses avant-bras sur le bureau et reprit :

  • J’ai reçu plusieurs plaintes de parents, selon qui vous avez notamment traité un élève de… bouseux décérébré, et cela en plein cours. Je mentirais en disant que l’expression n’a pas égayé ma journée, mais franchement… notre communauté éducative a pour pilier la bienveillance envers les élèves.

Toute l’attention de Clément s’était concentrée sur le pendule qui trônait sur le rebord du bureau. Le reflet de son visage tressaillait dans les microscopiques soubresauts qui animaient les cinq sphères en fer poli. Il imaginait le bruit régulier de ces boules qui s’entrechoquaient en éjectant leurs voisines, suite à quoi un puissant flash mêlant des scènes érotiques parcourut son esprit. Un violent coup asséné sur le bureau le ramena à la réalité :

  • M. Delacroix, vous m’écoutez ?
  • Oui oui ! se reprit Clément en remarquant qu’il était tout d’un coup très à l’étroit dans son pantalon.
  • Je vous conseille de prendre cette affaire au sérieux, car ce n’est pas tout : on m’a également communiqué de nombreux retards lors de vos cours, parfois jusqu’à une demi-heure, comme lors du devoir surveillé de maths il y a deux semaines.
  • Oui… je suis sincèrement désolé pour tout ça. Mais les choses ne sont pas faciles en ce moment non plus…
  • N’hésitez pas à me partager ce qui vous perturbe, je ne jugerai pas. Nous pouvons également trouver une solution temporaire s’il le faut. Et concernant ces parents d’élèves un peu trop excités, je m’en occupe, ne vous inquiétez pas.

Clément hésita quelques secondes :

  • Vous avez raison, je vais aussi être honnête : c’est vrai que je vis une rupture compliquée, et je suis conscient que ça impacte la préparation et le déroulement de mes cours. Mais je vais me reprendre, tout ça sera rapidement oublié.
  • Merci pour votre franchise. J’ai été dans votre situation il y a quelques années aussi : huit années de mariage, pourtant ! J’ai pris une sacrée claque, mais finalement je crois que ça m’a donné un nouvel élan, je vous souhaite la même chose.

Après avoir évoqué quelques souvenirs qui arrachèrent un sourire à Clément, M. Stéphan se leva et ils se serrèrent la main.

Pour son deuxième cours de la journée, Clément avait les Terminale S2 de treize à quinze heures. Il s’installa dans la salle dès midi et quart après un passage express à la boulangerie du coin, puis sortit le paquet de devoirs surveillés qui traînait dans son sac depuis quinze jours. Les élèves commenceraient bientôt à réclamer leur copie s’il ne se mettait pas au travail rapidement et il faudrait mieux éviter que de nouvelles rumeurs parviennent aux oreilles de M. Stéphan. Pour éviter de déprimer trop rapidement, il démarra par la copie de son meilleur élève. Comme d’habitude, celui-ci avait résolu méthodiquement toutes les questions ; le stylo à bille rouge de Clément ne lui servit qu’à indiquer dans la marge les points obtenus à chaque question. Le devoir suivant, pioché au hasard, était moins reluisant… Il enragea en constatant certaines erreurs classiques qu’il avait pourtant longuement pris le temps d’expliquer.

La sonnerie le surprit dans son élan ; cinq copies en 45 minutes, bon rythme ! Afin d’éviter trop de questions, il s’empressa de ranger les devoirs et d’aller inscrire les numéros des exercices du jour dans un coin du tableau. Il força un sourire accueillant devant les grappes d’élèves blasés qui se laissaient lourdement tomber sur leur chaise.

Et pourtant… à coup sûr, c’était le délégué qui avait parlé dans son dos quant à ses nombreux retards des dernières semaines. Une scène traversa à nouveau son esprit pendant quelques secondes : il se vit rentrer chez lui, se précipiter à la salle de bain et constater à quel point ses yeux rougis, ses cheveux hirsutes et son teint pâle le défiguraient. Une douche chaude permettait de limiter la casse et un litre d’eau était à peine suffisant pour étancher la soif qui brûlait sa gorge. Tout cela avant de foncer vers le lycée pour assurer une moitié de cours.

Clément prit une grande inspiration, retrouva un sourire, et annonça :

  • Bonjour à tous, aujourd’hui nous continuons la séance d’exercices sur les intégrales. Qui est volontaire pour corriger ceux qui étaient à faire ? … Lucas, c’est super de se proposer, mais je n’ai aucun doute quant à tes capacités… quelqu’un d’autre ? D’ailleurs, pour les impatients, vos contrôles seront corrigés d’ici le début de semaine prochaine.

Comme d’habitude, personne ne se manifesta et Clément se résigna à rédiger la correction lui-même plutôt que de désigner arbitrairement un des lycéens.

***

Arrivé chez lui vers 16 heures, il se mit en tête d’avancer au maximum dans ses corrections. Il prépara une thermos entière de café pour faire remonter sa tension et s’installa à son bureau, en prenant garde à claquer son PC et couper ses notifs pour éviter toute distraction.

Au bout d’une quinzaine de copies supplémentaires pliées, il décida de s’accorder une pause assez méritée. Finalement, ce n’était pas la mer à boire, il suffisait d’un minimum de volonté pour se remettre au travail.

Fred lui avait envoyé un message :

  • Hello mon petit Clément, petit imprévu, je sais pas si ça va le faire pour ce soir ! Je te tiens au courant ; au pire on se fait ça la semaine pro.

Clément sentit un courant glacial traverser son corps. Tout cela prouvait bien qu’il n’était pas important, il n’était donc même pas un véritable ami. Pourtant, Fred était la seule personne à laquelle il avait osé parler de ses soucis ; ils se connaissaient depuis dix ans, depuis leur première année de fac.

Ses pas ralentirent comme s’il avait pris deux générations d’un coup. Il se laissa tomber sur son lit au bout d’un effort titanesque et se mit à fixer le plafond. Et puis, sans la moindre sommation, cette maudite sensation refit surface.

Impossible de s’y habituer, la décharge de dopamine le secouait encore plus à chaque fois. Il se redressa instantanément et remarqua que ses poings étaient crispés. Tout d’un coup, il ne pouvait plus s’imaginer vivre sans ce plaisir destructeur qui lui tendait les bras. Chacun de ses neurones s’était aligné dans la même direction, ils formaient un cortège déterminé qui dynamiterait toutes les barricades imaginables. Clément entama des allers-retours compulsifs entre les murs de son salon. Contre l’avis de Fred, il ouvrit son application de rencontre et débloqua le mec qu’il voyait depuis trois mois.

  • Dispo ce soir ? T’as pu te fournir ?

La réponse arriva quelques instants après.

  • Ramène ton petit cul de minet pour neuf heures, je vais m’occuper de toi.

L’érection de Clément se mit à cogner fort dans son pantalon. Il ne put s’empêcher d’y passer sa main pour pratiquer quelques allers-retours vigoureux sur son sexe. Son désir le soumettait férocement ; il mourrait d’envie d’exhiber ses fesses nues en se jetant à quatre pattes, de sentir le sexe lourd et impatient de son amant appuyer contre son anus, de gémir comme un damné lors de la première insertion. Ce soir, il laisserait le mec le baiser sans limites.

Il sentait son sang bouillir, comme si ses artères s’étaient remplies d’une potion maléfique qui irriguait tous ses sens. Il en ressentait le bouillonnement dans son ventre, les arcs lumineux comme des décharges dans ses mains.

***

Clément était sur le point d’arriver, avec dix minutes d’avance sur l’horaire convenu. Il sortit son téléphone pour prévenir le mec, juste avant qu’un message de Fred arrive, indiquant qu’il pourrait finalement passer dans une demi-heure. Sans raison apparente, les yeux de Clément s’embuèrent, et après cinq secondes de réflexion, il éteignit définitivement son téléphone. Il lui semblait grimper sur le rebord d’un pont, puis malgré le vertige qui lui donnait la nausée, s’élancer dans un sublime saut de l’ange. Le sol, qui se rapprochait à une vitesse vertigineuse, et le vent qui sifflait dans ses oreilles, le fascinaient.

Le mec lui ouvrit avec un sourire impatient. Ce n’était pas le gars plus attirant ; certes, il était bien bâti, mais pas son type de mec à lui. De toute façon, il ne venait pas spécialement pour lui. Pire, la deuxième fois qu’ils s’étaient vus, il y a environ trois mois, le mec avait abandonné Clément seul chez lui alors qu’il était en plein bad trip. Il avait mis plus de trois jours à s’en remettre, mais malgré cette redescente difficile, le plaisir qui avait précédé était trop intense pour ne pas le revivre au moins une fois, même plusieurs fois.

Clément accepta une bière ; c’était certainement une manière de se donner l’illusion d’un véritable rencard. Le mec était assis sur le canapé, une main sur la cuisse, l’autre tenant sa bouteille. Clément se cala contre lui et le caressa mécaniquement à travers son jogging. Il prenait certes du plaisir à masser les formes qui se dessinaient au niveau de l’entrejambe, mais ce n’était rien comparé à la nuit qui s’annonçait. Il se redressa :

  • T’as la 3 ?
  • Yes, viens, on va se caler dans la chambre.

Le grand écran plat qui s’y trouvait montrait la page d’accueil d’un site de films X.

  • Tiens, dit-il à Clément, choisis-nous une vidéo qui te plaît pour nous chauffer.

Pendant ce temps-là, il sortit un sachet et disposa les fins cristaux de poudre blanche en 4 rails, deux pour maintenant, deux pour plus tard. Clément le savait, les quelques minutes après avoir sniffé étaient désagréables, car le produit brûlait fortement les narines, mais ensuite, les effets arrivaient au bout d’un quart d’heure. Lui et son amant réalisèrent l’opération puis commencèrent à mater le film.

  • D’ailleurs, t’es chaud qu’on essaie de trouver un troisième ?
  • Ouais, pourquoi pas.
  • Hmm, tu vas bien prendre cher, toi.
  • J’en ai trop besoin… Mais tu sais que je t’aime ? dit Clément en s’allongeant sur le torse du mec.
  • Ahhh… c’est mignon… tu montes un peu trop vite toi. Enfin ça m’étonne pas, vu ton poids. On verra ce que tu diras demain que je te serai passé dessus.
  • Hmm oui…
  • Ça t’excite de devenir ma salope, hein ?
  • Hmm…

Le gars avait coupé le son de l’écran et lancé une playlist musicale. Clément percevait chaque instrument comme une couche distincte des autres. La mélodie acid saturée de réverbérations s’écoulait entre ses pensées en les chatouillant à chaque variation de fréquence. Le rythme guidait ses mouvements appliqués.

Le mec lui avait déjà fait écouter ce morceau en particulier ; il se souvint de la couverture de l’album, une rose en train de se consumer dans des flammes bleutées. Celles-ci dansaient maintenant devant ses yeux en déformant le corps de son amant, dont la peau scintillait avec un éclat crépusculaire. Il était émerveillé par son propre reflet dans les pupilles du mec, se voyait allongé, prêt à se faire pénétrer par ce sexe dont les proportions l’excitaient autant qu’elles l’intimidaient.

  • J’ai ce qu’il faut pour te détendre encore un peu plus, il n’y a qu’à demander.

Clément but sans hésitation le verre qu’il lui apporta. Oui, maintenant, il était bien. Le temps n’existait plus, et tant mieux, seul le sexe comptait.

***

  • Surdose de GHB probable selon nos informations. Préparez la noradrénaline ! 50 microgrammes en première injection.
  • Rythme cardiaque à 30 battements sans fibrillation. État critique mais stable.

***

Les élèves de Terminale S2 étaient en train de raconter leur week-end, assis sur les tables de la salle de cours, lorsque M. Stéphan fit son apparition. Les bavardages disparurent instantanément, laissant la place à la voix du directeur de l’établissement.

  • Bonjour, j’ai une annonce importante à faire. M. Delacroix ne viendra plus vous faire cours. Vous pouvez y aller en attendant votre cours suivant. Nous… cherchons activement un remplaçant, ceci devrait être fait d’ici la fin de la semaine.

Les élèves attendirent pendant une longue minute des explications qui ne venaient pas. Leurs regards s’étaient fixés sur le visage de M. Stéphan. Ce dernier avança lentement à travers les rangs, pour finalement s’asseoir sur une chaise vacante. De grosses gouttes perlaient le long de ses tempes.

  • Vous voulez dire que M. Delacroix est… décédé ? osa un élève.

M. Stéphan hocha de la tête en se passant nerveusement la main sur le front.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire lampertcity ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0