Interlude 5

2 minutes de lecture

— J’ai faim.

Assis près du feu, l’homme détourna le regard des ambres ardents et vint le poser sur son ami. Le pauvre faisait peine à voir : il n’avait vraiment plus que la peau sur les os. Sans doute aurait-on pu compter chacune de ses côtes s’il n’avait pas eu sa tunique en toile pour cacher son corps ravagé par la famine. Ses joues étaient creuses, ses yeux troubles et on aurait dit qu’il avait quatre-vingt dix ans. En réalité, il allait sur ses vingt-cinq. Le malheureux n’en avait sans doute plus pour longtemps. Et lorsqu’il serait enfin mort, quelle chair lui resterait-il à offrir à ses compagnons de souffrance ?

L’homme baissa les yeux. Il s’en voulait tellement de penser ainsi, de voir celui qui était autrefois son meilleur ami comme un dîner potentiel. Mais il n’y pouvait rien, c’était l’instinct primaire qui le guidait, et non plus la raison. Comme tout le monde ici.

— Ouais, moi aussi j’ai faim, répondit-il finalement. Tout le monde a faim, on le sait.

Son ami ne répondit rien. « Tout le monde a faim, » ressassa-t-il pour lui. Certes, mais sa faim à lui était plus importante que celle des autres ! Cela se lisait même sur son corps : personne d’autre ici n’était amaigri à ce point !

— De toute façon, qu’on mange ou pas, on est cramés, reprit le plus en forme des deux. Viendra un moment où on sera de moins en moins nombreux, où on aura plus rien, où…
— Ouais, ouais… Hé, si t’as arrêté d’y croire, pourquoi tu restes en vie ?
— Quoi ? Je… Je sais pas. Je reste en vie parce que j’veux pas mourir. Personne ne le souhaite, si ?
— Non, mais certains ont plus envie de vivre que d’autres. On dirait que t’es de ceux qui ont plus très envie.
— Ah, peut-être bien… J’ai du mal à te suivre, là.

« Moi j’ai envie de vivre, » songea alors le plus rachitique d’entre eux en se détournant du brasier. « Lui, plus trop on dirait. Du coup, c’est malhonnête si je prends sa vie pour rallonger un peu la mienne ? Non, hein ? »

Après avoir saisi son poignard à sa ceinture, l’homme se tourna d’un geste brusque et le planta vivement dans le dos de son camarade. Sa victime poussa un horrible cri de douleur. Alors il frappa, encore et encore, jusqu’à ce que son prochain repas cesse définitivement de hurler et de bouger.

C’était une belle journée. Il avait peut-être perdu son ami, mais il avait gagné son dîner.

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