5.III // Une solution à la famine

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En s’approchant du hameau, Edwige et ses compagnons eurent un soupir de soulagement en constatant que les maisons et les tentes étaient dans le même état que lorsqu’ils étaient partis. Ils voyaient au loin des exilés ainsi que des miliciens vaquer à leurs occupations, ce qui signifiait que nulle querelle ou altercation n’avait éclaté entre-temps. Ainsi, les esprits semblaient bel et bien apaisés, et les factions autrefois rivales travaillaient ensemble pour repartir sur de meilleures bases.

Face aux quelques maisons, un immense feu de camp était allumé, sans doute grâce au peu de bois encore disponible. Un certain nombre de personnes étaient affairées à ramener des branches et bûches encore intactes près du brasier. C’était la première fois qu’Edwige voyait un feu allumé à cet endroit : sans doute une décision prise d’un commun accord par les ex-adversaires qui se côtoyaient là. Ce n’était pas si idiot après tout : cendres pour cendres, si les arbres étaient voués à finir comme tels, c’était aussi bien d’utiliser leur bois pour tenter de lutter contre la morsure glaciale de l’hiver. Heureusement que Margaux avait traité celui des habitations à l’aide de quelque vernis confectionné à base de plantes, quatre ans plus tôt ! Tomberaient-elles aussi en poussière, sinon ?

En tous cas, transformer la place centrale du hameau en lieu de vie où chacun pouvait venir se réchauffer était une riche idée. Cela éviterait peut-être que certains ne meurent de froid. Sybil se sentit réconfortée par cette pensée positive, sans doute autant que les villageois assis là par la chaleur des flammes. Rien n’était plus beau que de voir ces gens continuer à se battre pour aller de l’avant. Elle commençait à croire que la volonté de vivre pouvait encore créer de grandes choses dans cette société pourtant mourante. Oui, elle en était même convaincue.

Tandis qu’ils n’étaient plus qu’à une centaine de mètres, ils virent plusieurs personnes les désigner du doigt en appelant leurs camarades. Rapidement, un groupe d’une quinzaine d’hommes et de femmes s’était constitué, et s’avança vers eux. Il y avait là aussi bien des réfugiés du hameau que des soldats du campement, indice probable d’une entente cordiale – et non d’une simple trêve – qui s’était installée entre les deux communautés.

— Eh bien, si ce ne sont pas là Edwige et Sybil, cria Arthur lorsque tous furent à portée de voix. Mais… où sont les autres ?

— Ils ne s’en sont pas sortis, éluda Sybil en secouant la tête.

— Je vois… Paix à leurs âmes, nous les regretterons. Et avez-vous au moins trouvé ce que vous cherchiez ?

— Non, avoua l’ex-milicienne avec dépit. Un coup de bec dans l’eau, ni plus ni moins. Quelle est la situation par ici ?

— On tient le coup, fit Manon en haussant les épaules. Mais j’ai bien peur que ce ne soit que provisoire, vu la façon dont évoluent les choses…

— Vous avez su rester unis, et ça, ce n’est pas rien ! Si nous travaillons tous ensemble, nous pourrons peut-être reconstruire quelque chose.

De son côté, Yohan était en pleine discussion avec le général de l’armée, également venu accueillir les trois survivants.

— Ainsi, l’Empereur est tombé… Je ne sais que penser de cela. Puisse-t-il reposer en paix.

— En paix ? Je ne sais même pas si je le lui souhaite, soupira le capitaine. Cet homme aura passé son existence à nous monter les uns contre les autres. Nous savions très bien que ce n’était pas la solution ! Peut-être même que nous n’en serions pas là, si nous n’avions pas gaspillé notre temps et notre énergie dans ce conflit absurde. D’ailleurs, je suis ravi de constater que cette guerre futile a pris fin.

— Hein ? Oh, oui, pas question de continuer à gaspiller de précieuses vies dans de vaines batailles, capitaine. Ces temps sombres sont révolus.

— Comme quoi, la mort de l’Empereur est peut-être une bonne chose, alors. Mais dites-moi… Comment tenez-vous le coup, niveau ressources ? Je veux dire… Vous trouvez encore de quoi nourrir toutes les bouches ?

— Eh bien… Oui et non, avoua le général dans un haussement d’épaules. Depuis que vous êtes partis, plusieurs personnes sont mortes de faim, et…

— Et vous n’avez pas de solution pour combattre la famine, n’est-ce pas ? Il se pourrait que j’en ai une, de mon côté, il faut que nous en parlions.

Le général se contenta d’un hochement de tête en guise de réponse. Yohan fronça les sourcils : pourquoi son supérieur ne manifestait-il pas plus d’enthousiasme à cette idée ? Était-il désespéré à ce point ? Pauvre homme, tout espoir semblait l’avoir quitté.

Ceux qui avaient accueilli les trois compagnons les accompagnèrent alors vers le cœur du hameau. Le grand feu qui était allumé sur la place diffusait tant une chaleur réconfortante qu’une vision infernale, avec ses braises ardentes qui s’échappaient parfois du foyer et allaient mourir quelques mètres plus loin sur la terre aride.

Une rafale poussa soudain une vague d’air chaud vers Edwige. Quel bien cela lui fit ! Relaxant d’un coup ses muscles contractés par le froid, elle abaissa ses paupières une seconde et prit une longue inspiration. Mais… cette puanteur ! Le vent ne lui avait pas seulement apporté une douce caresse : il avait aussi agressé ses narines d’une forte odeur de pourriture. Rouvrant les yeux, elle fixa son regard sur les malheureux rassemblés autour du feu. Leur maigreur faisait peine à voir, mais ils étaient bien vivants, alors… d’où pouvait bien venir cet effluve pestilentiel ?

S’approchant, elle découvrit avec dégoût l’origine du problème : deux cadavres humains étaient étendus, juste là près du feu. Quelle bêtise de les laisser en plein milieu du hameau : tout le monde était-il à ce point à bout de force, que nul ne pouvait transporter ces corps à quelques centaines de mètres de là ? N’avait-on pas pu les enterrer ? Pourtant, les villageois transportaient bien de lourdes bûches ! En plus, l’un d’eux était sévèrement mutilé, pour ne pas dire taillé en pièces. C’était… répugnant.

— Les warzeuls ont attaqué en notre absence ? hasarda Edwige en tournant son regard vers le général.

— Non, nous n’en avons pas vu un seul. Heureusement d’ailleurs : je crois qu’il aurait été difficile de les combattre, vu l’épuisement des troupes.

— Mais alors, pourquoi ce corps est-il dans cet état ? demanda-t-elle en pointant du doigt l’immonde cadavre.

— La meilleure façon d’honorer nos morts est de leur permettre de faire perdurer la vie ! s’écria soudain le général en s’arrêtant pour fixer Edwige de ses yeux noirs, droit dans les siens.

L’intéressée recula de quelques pas, l’air terrifié. Il y avait dans les pupilles de cet homme une sorte de folie, de rage qu’elle n’avait jamais vue auparavant. Yohan et Sybil se resserrèrent contre elle, partageant son inquiétude. Son ami à plumes se rapprocha lui aussi. Il écarta les ailes et mit ses pattes griffues en avant : c’était là l’attitude typique d’un finil qui se sentait en danger.

— Qu’est-ce que vous voulez dire, général ? tenta le jeune capitaine.

— Qu’est-ce que je veux dire ? La famine, voilà ce que je veux dire ! Des gens meurent, tous les jours ! Alors on se démerde comme on peut ! Ouais, c’est pas beau à voir, mais c’est ça ou crever, alors j’ai fait mon choix !

Sybil, qui avait détourné son attention pour chercher à comprendre ce qu’il se passait, eut un haut-le-cœur en réalisant de quoi le général voulait parler : l’un des misérables, assis près du feu, était en train de mordre avec appétit dans quelque chose qui ne ressemblait en rien à un fruit ou un légume. C’était… de la viande. Et l’unique viande disponible sur Sagittari n’était autre que la chair humaine !

— Est-ce là la seule solution ? Désolée, mais ce sera… sans moi, bafouilla-t-elle avec dégoût.

— Sans vous ? Cela m’étonnerait bien, jeune femme… répondit le général tout en clignant frénétiquement des yeux. Tout le monde fait partie du cycle de la vie ! Si vous n’êtes pas de ceux qui vivent de la chair, vous serez de ceux qui la donnent, pour faire vivre vos semblables.

— Quoi !? Mais vous êtes dingue, ma parole ! hurla Yohan. Je vous ai dit que j’avais une proposition à vous faire !

— Et jusqu’à preuve du contraire, c’est moi votre supérieur, capitaine. C’est donc moi qui décide de quelle façon nous lutterons contre la famine.

Les trois compagnons, effarés, se collèrent encore plus les uns aux autres et lancèrent des regards inquiets à tous ceux qui se tenaient autour d’eux. Ils avaient soudain l’impression de lire dans leurs yeux une sorte d’appétit macabre, une sorte de… soif de sang humain.

— Puisqu’ils ne veulent être des nôtres, qu’ils soient notre festin ! hurla le général. Saisissez-les !

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