5.I // Un goût de néant

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Partie 5 - Vestiges de pierre
« Gris. »

Deux semaines. Edwige, Sybil, Yohan, ses trois hommes encore en vie ainsi que leur guide à plumes avaient mis autant de temps à rejoindre la surface qu’il leur en avait fallu pour atteindre l’endroit où les warzeuls leur avaient imposé une retraite en catastrophe, non sans pertes et fracas. Edwige avait bien demandé à son ami finil s’il avait un autre itinéraire à proposer, mais si ce dernier connaissait l’objectif à atteindre, il ne voyait pas d’autre trajet pédestre permettant de contourner ses frères malades.

Aussi le groupe avait-il fait demi-tour, plutôt que de foncer tête baissée vers ces ennemis qui ne leur laisseraient aucune chance. Edwige fulminait à ce sujet. Léon, sa mère… Ils avaient tous deux perdu la vie dans ce traquenard. Pour rien, en plus ! Elle enrageait de n’avoir rien pu faire pour les sauver. Elle en voulait aux autres aussi : à Sybil qui l’avait tirée de force, même si c’était la meilleure chose à faire ; à son ami finil aussi, qui n’avait pas utilisé sa magie pour les couvrir et lui permettre au moins de ramener Cassandra.

Je n’ai rien pu faire, Edwige ! J’étais incapable de me téléporter, de percevoir au-delà de ma seule vue, d’utiliser le moindre sort… avait-il argumenté. Cet endroit était un véritable vivier de malades : leur surnombre a dû inhiber mes pouvoirs. Et j’ai le sentiment qu’ils étaient sans doute bien plus encore, tapis dans l’ombre, que ceux que nous avons vus et combattus.

S’il le disait, alors c’était vrai. Pourquoi lui aurait-il menti ? Ils étaient amis, et il n’avait pas hésité à braver l’interdit à propos de ses pouvoirs pour la protéger contre l’armée de Gaël. Sans oublier qu’il l’avait déjà tirée d’une bien mauvaise passe le jour où Margaux et elle avaient tenté d’assassiner l’immonde despote. Elle savait qu’il l’aurait de nouveau aidée dans ces grottes, s’il avait été en mesure de le faire. Hélas non, et elle ne parvenait pas à décolérer à propos de cette expédition catastrophique. Quel gâchis cela avait été !

Sa mère ! Edwige n’était pas prête d’oublier son dernier regard. Cassandra l’avait fixée de ses yeux emplis de terreur et de désespoir, mais lui avait aussi adressé ce quelque chose qui lui avait brisé le cœur. Une sorte de… « merci ». « Merci pour tous tes efforts, merci pour tout ce que tu auras tenté de faire pour moi, ma fille, même si cela était vain. Tu n’aurais pas pu faire mieux, et tu n’as pas à t’en vouloir. » Elle lui avait dit tout cela en un seul regard, et cela réconfortait un tout petit peu Edwige, malgré son immense chagrin. Au moins, le premier responsable de ce qui était arrivé à Cassandra avait lui aussi rendu l’âme dans les tréfonds de la planète, et justice était faite, même si ce n’était pas de son fait à elle.

Retrouver la surface n’avait été qu’un soulagement en demi-teinte. Sitôt atteinte, Edwige avait scruté les alentours en quête de quoi que ce fût d’un tant soit peu vert. Mais rien de tel ne lui avait sauté aux yeux : les rares arbres encore vivants un mois plus tôt avaient viré au gris, comme tous les autres avant eux. Bientôt, ils s’effondreraient, et Sagittari ne serait plus qu’un immense désert de cendres grises et noires, crevassée et fissurée de toutes parts. L’Anari, pourtant radieux et dont les rayons hivernaux caressaient les corps transis et endoloris des membres du groupe, ne suffisait pas à faire oublier à la jeune femme le spectacle morbide qui s’étendait sous ses yeux.

— Et maintenant, on fait quoi ? demanda Sybil tandis que tous s’éloignaient de l’entrée de la mine de lithium.

La plus banale des questions devenait une véritable torture psychologique. Edwige la répéta dans sa tête. « C’est vrai ça, on fait quoi ? » pensa-t-elle. « Il n’y a plus rien à faire ! Plus de mère à sauver, plus de tyran à tuer, plus de… planète à sauver. Alors on fait quoi ? Je ne sais pas. On attend de mourir à notre tour, sans doute. Finalement, les autres ont peut-être eu de la chance de tomber sous les griffes des warzeuls : leur calvaire a pris fin plus tôt. »

— Commençons par retourner vers votre village, répondit Yohan, extirpant ainsi Edwige de ses pensées. L’Empereur n’étant plus, je crois qu’il serait temps d’enterrer la hache de guerre et de voir si nous pouvons essayer de reconstruire quelque chose tous ensemble.

C’était là un bien noble projet, plein d’optimisme, tout à fait digne d’une personne ayant peur de la mort. Edwige aurait tant aimé y croire. Hélas, elle avait beau essayer, elle n’y parvenait pas. Enterrer la hache de guerre ? Pourquoi pas, cela serait peut-être encore possible. Enfin, à condition que les autres ne se soient pas déjà entre-tués, et qu’ils n’aient pas été massacrés par une horde de warzeuls. Cela faisait maintenant un mois qu’ils étaient partis, qui sait quelles tensions avaient bien pu apparaître entre les camps ennemis qui se côtoyaient là-bas ? Pour peu, il était déjà trop tard. Et puis reconstruire quoi, sur cette planète mourante ? Il n’y avait rien à reconstruire !

Une nouvelle fois, ses pensées furent interrompues par la conversation de ses compagnons de route :

— Capitaine, nous sommes juste là, à Antelma, hasarda l’un des trois miliciens après une longue hésitation. J’aimerais vous demander si je peux aller retrouver ma famille, avant que… avant qu’il ne soit trop tard.

Yohan hocha la tête en guise de réponse, avant de poursuivre à l’attention des deux autres :

— Vous aussi, allez rejoindre les vôtres si vous le souhaitez. Cette expédition souterraine est terminée, vous avez largement mérité un temps de repos. Merci à vous, soldats.

— Merci infiniment, capitaine, ponctua l’un des deux concernés.

Ensemble, les trois miliciens s’éloignèrent en direction des ruines d’Unelma, qu’ils traverseraient ensuite pour retrouver le cœur encore vivant de la cité. Enfin… « Encore vivant, » c’était vite dit. Peut-être n’était-ce même plus le cas, après tout. Peut-être que tous les habitants d’Antelma étaient déjà morts de faim. Et quand bien même la population de la ville parvenait à survivre, « mourant » était sans doute bien plus réaliste que « encore vivant ».

Edwige regarda un moment les bâtiments délabrés et couverts de végétation morte. Elle habitait juste là, quatre ans plus tôt. Elle se souvenait encore de leur maison, de leur quotidien avec Cassandra. Elle se souvenait de ses soirées enfoncée dans le canapé, face au téléviseur qu’elle n’écoutait jamais vraiment, toujours à moitié perdue dans ses pensées.

« Parfois, j’aimerais que toute la société s’effondre, parce que… j’ai trop peur de m’effondrer toute seule. » Ce souhait, qu’elle avait émis lorsqu’elle avait onze ans et qui lui était sorti de la tête ces dernières années, revint en force dans son esprit. Des paroles de gamine, voilà tout ! Juste des paroles de fichue gamine qui ne réfléchissait pas et qui racontait n’importe quoi, qui s’inventait seulement une déprime, laquelle n’avait même pas lieu d’être ! Tout ça dans l’unique but de se donner des airs de grande, de personne réfléchie. Edwige eut soudain la nausée, rien qu’à se remémorer les propos en question. Qu’est-ce qui avait bien pu lui prendre pour penser de telles horreurs ? Elle se sentait ridicule, au point qu’elle versa une larme en posant ses yeux sur la ville autrefois magnifique et aujourd’hui délabrée. Était-ce de sa faute, si les choses en étaient arrivées là ?

— Hé, Edwige, tu viens ? lui demanda Sybil en posant doucement sa main sur son épaule.

— Je… Oui, allons-y, tu as raison.

Les trois survivants se mirent alors en route, d’un pas incertain, vers le hameau des exilés d’Antelma. Ils étaient frigorifiés : leurs vêtements en tissu, élaborés à base de plantes, n’étaient guère isolants. En tous cas pas assez contre le vent glacial qui balayait la plaine désolée. Edwige avait beau essayer de s’enrouler de plusieurs façons dans sa fourrure de warzeul, cela ne suffisait jamais pour lutter contre le froid. Le peu de bien qu’auraient pu apporter ces sales bêtes, même post-mortem, n’était finalement rien de si extraordinaire. Presser le pas aurait sans doute été la meilleure solution pour que tous se réchauffent, mais ils étaient épuisés par leur périple souterrain. La seule chose qu’ils en tiraient de positif étaient les baies et autres fruits qu’ils avaient réussi à cueillir en quantité sur les étranges lierres rencontrés dans les cavernes. Maigre consolation, mais toutefois indispensable dans ce monde à la végétation morte : les ressources allaient commencer à manquer très sérieusement et si les populations ne mourraient pas de froid dans les semaines à venir, sans doute serait-ce la faim qui aurait raison d’elles.

— Pour la nourriture, on fait quoi ? demanda Edwige qui s’inquiétait très sérieusement à ce sujet.

— J’y ai pensé, figure-toi, et je pense avoir une idée, répondit Yohan. J’ai vu un lac près de votre village, et je me suis dit que nous pourrions peut-être nous en servir pour irriguer un système de culture hors-sol, afin de faire pousser des fruits et légumes tout en gardant les racines hors de portée de warzeuls. Un peu comme les champs que nous avions autrefois à Antelma, sauf qu’il faudrait le faire dans des sortes de bac de pierre ou d’acier, pour éviter que nos plantes ne meurent de la même façon que toutes les autres.

— Plutôt ingénieux ! s’écria Sybil. Si ça peut marcher, je vais finir par croire qu’on peut vraiment remettre notre société sur pieds.

Edwige ne répondit rien, malgré le regard insistant de son amie qui semblait la solliciter. Tant mieux si cela pouvait fonctionner, mais elle n’y croyait guère. Et puis, encore fallait-il qu’ils retrouvent le hameau et le campement de la milice en bon état…

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