3.X // Un compagnon contre un autre

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Sagittari avait du bon pour les excursions nocturnes furtives : l’absence de lune transformait chaque nuit en un épais nuage de ténèbres, capable de dissimuler n’importe qui aux yeux de tous. Autrefois, les lampadaires à oxygène ou même leurs successeurs électriques auraient aisément trahi la présence d’Edwige et de Margaux qui déambulaient parmi les ruines de la ville, mais ces systèmes étaient hors d’usage depuis des années, et laisser brûler des torches à longueur de temps était une consommation de ressources trop importante et trop peu utile pour que Gaël ne l’instaure. Seules quelques étoiles apportaient un minimum de lumière, mais c’était bien trop peu pour que le binôme féminin ne risquât d’être aperçu, encore moins d’être identifié comme une paire de fugitifs à recapturer à tout prix.

Margaux, qui avait éteint la torche leur ayant permis de traverser la forêt une fois les premiers bâtiments en vue, comptait sur son extraordinaire vision nocturne pour s’orienter et guider Edwige jusqu’à leur objectif.

— Par ici, chuchota l’aînée en désignant un passage entre deux bâtiments désaffectés.

La plus jeune lui emboîta le pas. Elle avait un mal fou à voir de loin, et plus encore en pleine nuit, ce qui l’obligeait à s’en remettre totalement aux yeux de sa camarade d’aventure. Heureusement, Margaux savait très bien où elle allait, ce qu’elle ne tarda pas à prouver en désignant la rampe de sortie pour véhicules du vieux parking souterrain. Celle-ci donnait sur le bord extérieur de la grande place d’Antelma, laquelle était plongée dans une profonde obscurité, empêchant de distinguer le siège du gouvernement pourtant non loin.

Les quartiers de Gaël étaient si proches... Pas question de rebrousser chemin maintenant ! Pressant le pas derrière sa camarade, elle s’engouffra dans la descente pavée où il faisait encore plus sombre qu’à l’extérieur.

— J’ai une torche, annonça cette dernière. On va s’éclairer le temps d’atteindre la cage d’escalier. Je doute que nous croisions qui que ce soit dans un parking désaffecté depuis trois ans.

Edwige n’aurait su expliquer comment Margaux avait réussi à rallumer la torche dans une telle obscurité, mais ressentit un intense soulagement lorsque les premières flammes se mirent à éclairer les parois de pierre blanche qui les entouraient. Arpenter les ténèbres n’était définitivement pas sa tasse de thé.

Les deux compagnes dévalèrent la pente jusqu’à atteindre une large pièce au milieu de laquelle se trouvait un somptueux véhicule blanc. Ou du moins, un véhicule qui avait jadis été blanc et somptueux, même s’il était à présent couvert de poussière, indice évident de son absence d’utilisation. Edwige resta un moment figée face à ce vestige anachronique de l’ère de la biosynthèse, au milieu d’une société pour laquelle le concept d’époques n’avait de toute façon plus aucun sens depuis plusieurs années maintenant.

— C’est pas ça qu’on est venues chercher, murmura Margaux pour rappeler sa camarade à l’ordre. Allez, Edwige, l’escalier est par là.

— Je te suis.

Ensemble, les deux femmes eurent tôt fait de gravir une série de marches bétonnées et se retrouvèrent face à la porte métallique qui donnait sur la base de la cage d’escalier. Mais en voyant le lecteur de carte magnétique servant à déverrouiller la porte, Margaux marqua une pause, l’air perturbé. Elle n’avait pas envisagé cela.

— Hé m…

— Quel est le problème ? demanda Edwige.

La cadette posa sa main sur le battant d’acier et poussa légèrement. Un cliquetis se fit entendre tandis que la porte s’entrouvrait d’une poignée de millimètres.

— Mais comment… ?

— Pas d’électricité, pas de verrou magnétique… non ?

Sans répondre, Margaux éteignit la torche qui les avait guidées jusque là, et Edwige frissonna à peine les ténèbres retombées sur elles.

— D'après les informations données par Henri, nous atteindrons le fond du hall une fois passée cette porte. Il se pourrait que nous ayons à croiser le fer. Es-tu prête ?

Edwige acquiesça sans conviction. Non, elle n’était pas prête à croiser le fer. Elle ne l’avait jamais été, et n’avait même pas considéré sérieusement le fait d’en avoir besoin aujourd’hui. Elle était venue planter cette épée dans le cœur de Gaël, et c’était tout. C’était du moins comme cela que se dessinaient les choses dans son esprit, mais dans sa soif de vengeance, elle avait négligé le paramètre de ne toujours pas savoir manier convenablement sa lame. Peu importait, il était trop tard pour faire demi-tour, après avoir traversé la forêt et les ruines jusqu’au centre d’Antelma.

— Allons-y, insista-t-elle.

Margaux poussa en douceur la porte métallique qui s’ouvrit dans un grincement à peine audible. Le hall, qui baignait dans les ténèbres, semblait désert. Les deux femmes n’hésitèrent pas une seconde à avancer sur la moquette qui avait le bon goût d’étouffer le bruit de leurs pas. Avec l’obscurité qui couvrait leur présence visuelle, elles en devenaient presque indétectables.

Toutefois, lorsqu’elles s’attaquèrent à la première série de marches, l’une comme l’autre réalisèrent qu’une source de lumière venant de l’étage éclairait la paroi de la cage d’escalier face à elles.

— Il y a quelqu’un là-haut, chuchota Margaux aussi discrètement que possible. Si j’en crois le plan dressé par Henri, ça doit être un milicien qui monte la garde juste devant la porte des quartiers de Gaël.

— Comment est-ce qu’on s’en débarrasse ? grommela Edwige sans hausser le ton.

— J’ai tout prévu, ne t’en fais pas. Regarde.

D’un geste discret, Margaux ressortit et déboucha la petite fiole au contenu violet qu’elle avait déjà montrée à Edwige, puis elle y trempa la pointe d’une fine aiguille métallique qu’elle venait d’extirper d’une de ses poches.

— Il n’aura pas le temps de pousser le moindre cri, garantit Margaux en allant se placer sans un bruit dans l’angle de la cage d’escalier.

D’un habile mouvement de poignet, elle projeta le dard d’acier en plein dans le cou du milicien à l’origine de la lumière, qui s’effondra au sol en laissant tomber sa torche. Edwige pressa le pas en voyant celle-ci commencer à enflammer les brins de moquette alentour, puis piétina à plusieurs reprises chaque petite flamme pour les étouffer.

— Bien vu, murmura Margaux qui l’avait rejointe sur le palier du premier étage.

— Nous y sommes, non ? demanda Edwige en dégainant son épée.

— Oui.

Margaux s’approcha de la porte métallique et, après avoir pris une longue inspiration, entrouvrit à peine celle-ci. Sans grande surprise, elle constata qu’il n’y avait pas la moindre lumière à l’intérieur, ce qui voulait dire que Gaël n’était pas là, et qu’elles ne s’en débarrasseraient donc pas cette nuit. En contrepartie, elles avaient champ libre pour accéder à ses quartiers.

Edwige se faufila dans l’entrebâillement tout juste suffisant pour sa corpulence, talonnant Margaux qui referma discrètement la porte juste derrière elles. Cette dernière ralluma alors une torche pour observer les lieux. Elle fut un instant sidérée, voire dégoûtée, en observant tous les bibelots et autres aménagements d’un luxe démesuré en comparaison de la misère dans laquelle vivait Antelma depuis trois ans.

— Trouve ces fameuses bouteilles, Margaux, qu’on en finisse.

Edwige, après avoir recentré sa camarade sur leur objectif, s’attarda elle aussi à observer chaque recoin de la pièce, cherchant tout élément grâce auquel elle aurait pu se débarrasser de Gaël en utilisant le poison. Ce faisant, un étrange cube couvert d’une étoffe marron attira son attention, au point qu’elle souleva un angle de la pièce de tissu pour observer en-dessous. Cela ne prit qu’une seconde avant qu’une voix se mette à faire écho dans sa tête.

Humaine ? Tu n’es pas le maître de ces lieux… Que fais-tu ici ?

Le sang d’Edwige se glaça à la vue du finil. Appartenait-il à Gaël ? Allait-il le prévenir télépathiquement de leur intrusion ?

Écoute, je suis prisonnier de cet odieux personnage, la rassura le petit être. tu n’as rien à craindre de ma part. Libère-moi, et je saurai te remercier.

La jeune femme n’hésita pas une seule seconde : elle tira d’un geste sec sur le tissu qui couvrait la cage, au point que Margaux perçut son mouvement et s’approcha.

— Un finil ? Mais qu’est-ce que… ? s’étonna-t-elle.

— Pas question de le laisser prisonnier de Gaël, répondit Edwige en tirant le loquet qui maintenait fermés les barreaux de bronze.

Ces crocs métalliques qui m’enserrent la patte… Retire-les moi, je t’en supplie.

Edwige observa quelques instants la façon dont était fait le piège. Il suffisait de presser un mécanisme sur le côté pour desserrer la mâchoire d’acier, ce qu’elle fit sans la moindre hésitation. Le finil, libéré, secoua quelques instants son membre immobilisé depuis des jours.

Merci, humaine. Si j’étais toi, je ne m’éterniserais pas ici : les sbires de votre ennemi ne sont pas loin.

— Il a sans doute raison, insista Margaux qui entendait elle aussi la voix du finil dans son esprit. Trouvons vite ces bouteilles, assaisonnons-les de ma mixture, et fichons le camp.

Tandis qu’elle retournait vers le bureau pour fouiller les tiroirs de Gaël, la camarade d’Edwige se figea de terreur en voyant la porte s’ouvrir soudainement. Cinq miliciens, épées à la main, pénétrèrent à la hâte dans la pièce.

— Elles sont deux ! cria l’un des soldats. Ce sont elles qui ont tué Alex !

Edwige se retourna vers l’entrée de la pièce et partagea tout de suite l’effroi de sa compagne distante de quelques mètres, laquelle avait dégainé son épée et s’était mise en garde. La seconde suivante, lorsqu’Edwige reposa son regard sur la cage de bronze, le finil avait disparu. Il avait dit vrai : les miliciens venaient les chercher. Ils avaient dû trouver le corps inerte de leur camarade lors d’une ronde ou d’un changement de quart (4), et s’étaient rassemblés pour venir les arrêter. À deux contre cinq, elles n’avaient aucune chance, aussi Edwige jeta-t-elle un regard à travers la grande baie vitrée juste derrière elle. Elle ne vit rien : le premier étage était au moins cinq mètres au-dessus du sol, à en juger par la hauteur sous plafond dans le hall du rez-de-chaussée.

Le temps qu’elle fasse le tri entre toutes ces informations, Margaux était aux prises, seule, avec deux des soldats de Gaël, et déjà en fort mauvaise posture. Edwige, consciente de ne toujours pas manier l’épée correctement, savait qu’elle ne servirait à rien dans l’affrontement. Elles étaient perdues, à moins qu’elles n’acceptent de se jeter dans les ténèbres par la baie vitrée.

— Margaux, par ici ! hurla Edwige.

L’intéressée l’avait à peine entendue : pas que ce fut étonnant, les lames d’acier s’entrechoquant dans un raffut assourdissant. Mais au moment où elle lança un rapide regard vers sa jeune camarade pour confirmer son intervention, l’un des miliciens profita de sa seconde d’inattention pour lui planter sa lame en plein dans le bas-ventre. Le temps d’une expiration, son regard devint vitreux et elle lâcha sa propre arme qui ne fit pas un bruit en chutant sur la moquette.

— Margaux ! Non !

« Plus le choix, » songea Edwige, vers laquelle se tournaient déjà les regards des pions du sinistre Roi. Après s’être retournée vers la seule issue possible, elle asséna un coup d’épée maladroit mais puissant dans la baie vitrée, la faisant voler en éclats. Puis, prenant une vive impulsion sans réfléchir davantage, elle s’élança dans les ténèbres nocturnes surplombant la grande place de la cité.

Sa chute lui parut durer une éternité. Elle eut le temps de sentir son estomac se soulever jusqu’à ce qui lui sembla être sa gorge, de penser à l’état dans lequel elle serait dès lors qu’elle toucherait à nouveau la terre ferme… Serait-elle encore en vie ? Ses jambes pourraient-elles continuer à la porter ? C’était fort peu probable. Elle ferma les yeux, prête à affronter le pire.

Par ici, entendit-elle alors dans son esprit.

Rouvrant les yeux, elle aperçut l’aura d’un finil juste au-dessus de sa tête.

Attrape ma patte !

Edwige empoigna le membre duveteux du petit être, lequel se mit à battre vivement des ailes pour compenser la vitesse à laquelle la jeune femme l’entraînait vers le sol. Il ne parvint naturellement pas à la soulever, mais freina assez sa chute pour que l’atterrissage se fasse sans fracas. Si Edwige était bel et bien secouée et avait mal, elle ne s’était pas fracturé les jambes et pouvait continuer à courir, ce qu’elle ne tarda pas à faire malgré ses difficultés à s’orienter dans le noir, sans même se préoccuper de son sauveur.

Une fois qu’elle eut atteint les abords de la forêt, toujours plongés dans d’épaisses ténèbres, elle prit une minute pour reprendre son souffle et allumer une torche. Elle s’en était sortie. Sans Margaux, et sans s’être débarrassée de Gaël, mais elle était en vie. Leur tentative de renverser le sinistre Roi d’Antelma avait été un cuisant échec. Mais tandis qu’elle ruminait leur insupportable défaite et la mort de sa camarade, le finil réapparut face à elle.

Je viens avec toi, murmura-t-il dans l’esprit de la jeune femme.

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Changement de quart (4) : Moment lors duquel un garde en service cède la place à un collègue venu le remplacer.

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