3.VII // Un bien étrange captif

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La double porte métallique s’ouvrit sans un bruit et un délicat pas féminin vint fouler la moquette bleue dégarnie du quartier général de la milice. Les locaux montraient de plus en plus de traces d’usure depuis trois ans, mais nul ne se préoccupait de les entretenir dignement.

— Monsieur le capitaine ? Le Roi vous fait quérir.

— Ce n’est pas trop tôt, depuis le temps que je demande l’audience !

— Certes, monsieur, répondit calmement la secrétaire de Gaël. Mais Sa Majesté a été très affairée ce matin, aussi n’a-t-elle point pu répondre à vos sollicitations.

— C’est le fait d’être tout le temps avec lui qui vous fait parler de cette façon ? Enfin bref ; je suis prêt. Vous autres, vous montez avec moi, lança Yohan à l’attention de deux soldats de son escouade. N’oubliez pas la cargaison.

Yohan emboîta le pas à la jeune femme, lui-même suivi par ses deux hommes, qui tenaient chacun d’un côté une sorte de colis cubique surmonté d’un épais tissu marron. Ils eurent d’ailleurs un mal fou à manœuvrer l’étrange chargement dans l’escalier : heureusement qu’il s’agissait d’un bâtiment gouvernemental et que toutes les dimensions étaient surestimées, sans quoi la cage n’aurait jamais vu le premier étage !

Le jeune capitaine s’immobilisa un instant en regardant la double porte. Là où était autrefois fixée une plaque dorée sur laquelle était gravé « Monsieur le Président », se trouvait désormais une autre plaque du même type, mais plus grande, et sur laquelle on pouvait lire « Sa Majesté le bon Roi Gaël Ier ». Yohan soupira avant de franchir le pas de la porte : la mégalomanie n’avait vraisemblablement pas fini de hanter ces lieux. Son sentiment fut confirmé par les lustres qu’avait fait installer Gaël dans son bureau : chacun d’eux avait dû demander des heures et des heures de travail pour façonner les innombrables gouttes de verre qui les constituaient. Quel gâchis de temps et d’énergie ! N’y avait-il pas mieux à faire pour préserver Antelma de la misère et de la détresse qui tiraillaient chaque jour ses habitants ? Et encore, comme si c’était là le seul signe d’opulence dans la pièce… Que dire de ces vases ornés de pierres précieuses, de ces tapisseries luxueuses, pendant que des citoyens vivaient dans la désarroi le plus total trois rues plus loin ? « Bref, » pensa Yohan avant de saluer son Roi avec tout le respect qui s’imposait.

— Capitaine, je vous ai missionné par le biais de votre supérieur, le général, afin de traquer et recapturer les fugitifs disparus il y a maintenant trois ans. Je souhaitais également savoir où ces malfrats se terraient, et je vous ai ordonné de raser leur misérable refuge, quel qu’il soit. Avez-vous agi selon les directives de votre bon Roi ?

— Eh bien, nous avons…

— « Eh bien, mon Roi, nous avons... » le corrigea Gaël.

— Oui, donc… Mon Roi, nous avons placé de nombreux pièges sur un point de passage des fugitifs. Il s’agit en fait de mâchoires d’acier, qui, quand on marche dessus, déclenchent un…

— Épargnez-moi votre charabia technique, capitaine ! Quels sont vos résultats ? s’impatienta Gaël en portant son regard sur l’énigmatique cargaison toujours couverte de sa toile marron.

— Pour tout vous dire, l’idée des pièges a fonctionné, mais on n’a pas tout à fait eu le résultat escompté, admit Yohan en s’approchant de celle-ci.

Le jeune capitaine tira d’un coup sec la pièce de tissu qui recouvrait en fait une cage pourvue d’épais barreaux de bronze. Derrière eux se tenait une petite créature d’une cinquantaine de centimètres, pourvue d’ailes de hibou, de bois de rennes miniatures et d’yeux qui semblaient être des fragments d’émeraude. Une odieuse mâchoire métallique était refermée sur l’une de ses pattes au duvet marron et beige, mais aucun sang ne s’échappait de la plaie créée par les crocs d’acier.

— Qu’est-ce que c’est que cette chose !? s’exclama Gaël.

Je suis un finil, un gardien des racines du monde, murmura la petite créature dans les esprits de toutes les personnes alentour.

— Il nous a déjà fait ça, il parle directement dans nos têtes, c’est très perturbant, précisa Yohan. Et il répète sans cesse cette phrase.

— Les « racines du monde » ? répéta Gaël. Qu’est-ce que c’est que ça ?

Celles-là même que mes frères que vous avez rendu malades dévorent sans relâche, entraînant toute vie sur Sagittari vers un inéluctable déclin.

— Allons bon ! ricana Gaël. Une espèce d’oiseau de malheur sorti de nulle part et qui vient prophétiser notre extinction ! Je sens que je vais m’amuser avec cette créature : messieurs, laissez donc cette cage dans un coin de mon bureau, puis prenez congé.

Les soldats sous la charge de Yohan s’exécutèrent sans tarder et placèrent la cage à l’endroit désigné par Gaël. Ils quittèrent ensuite la pièce accompagnés de leur capitaine, non sans avoir omis de saluer leur Roi avec un simulacre de respect surjoué.

— Vous aussi, allez voir ailleurs si j’y suis, ordonna Gaël à sa secrétaire restée statique dans un coin de la pièce.

La jeune femme, un peu déboussolée, emboîta le pas aux trois hommes qui venaient de franchir la lourde porte métallique. Le finil, qui avait observé toute la scène avec ses yeux débordant d’intelligence, s’adressa à nouveau télépathiquement à l’antipathique Roi :

Que vas-tu faire maintenant, humain ? Continuer à te considérer comme le Roi de cette planète toute entière ? Tu te crois supérieur et en sécurité car tu observes les autres d’en haut, comme si tu étais perché au sommet d’un arbre. Mais n’oublie pas que cet arbre, tu en as toi-même initié l’abattage.

— Sais-tu au moins à qui tu t’adresses, odieux volatile ? Je pourrais te pourfendre en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, grogna Gaël qui avait dégainé son poignard.

Je sais à qui je m’adresse, misérable bipède. Tue-moi si tu le souhaites, je renaîtrai de l’âme de la planète. Toi, en revanche, tu es déjà condamné.

Gaël serra les dents et sa main de laquelle il tenait son arme se mit à trembler. Il laissa toutefois passer sa colère sans faire le moindre geste ni dire le moindre mot, et rengaina son poignard une fois son émotion dissipée. Cette créature semblait savoir trop de choses pour s’en débarrasser sur un coup de tête, sans un interrogatoire approfondi.

— Nous ne sommes pas partis du bon pied, toi et moi, reprit calmement le dirigeant d’Antelma. Alors disons que je vais te croire, disons que tu as raison en avançant que nous avons mis la planète en danger. Je tiens plus que tout à conserver mon statut pendant de longues années et à satisfaire mes sujets, fussent-ils d’étranges créatures de ton genre, aussi j’accepte de réparer le tort causé. Que puis-je faire pour cela ?

Rien.

— Apparemment, nous ne nous comprenons toujours pas. Peut-être me suis-je mal exprimé ? Alors si je ne peux rien faire pour réparer mes torts, peut-être que ceux de ton espèce le peuvent ?

Oui.

— Oh, merveilleux ! Qu’attendez-vous pour vous mettre au travail, alors ?

Votre extinction.

— Je te demande pardon ?

Votre extinction, humain. Ou plutôt même, l’extinction de toute vie. Une fois que les malades auront annihilé tout ce qui est vivant sur cette planète, moi et les miens nous mettrons au travail pour restaurer Sagittari.

— Si vous en êtes capables, reprit Gaël qui luttait en son for intérieur pour rester calme, pourquoi ne pas vous mettre au travail dès aujourd’hui ?

Tout ce que nous pourrions faire maintenant serait immédiatement réduit à néant par les malades. Mais eux aussi finiront par s’éteindre : lorsqu’ils n’auront plus la moindre racine à dévorer, ils mourront. Alors, nous commencerons notre travail.

— Aide-moi à me débarrasser des warzeuls dès aujourd’hui, petit être. Et ensemble, nous reconstruirons la plus belle Sagittari que tu aies jamais vu.

Non.

— Comment ça, non ?

Vous voir vous débattre pour rester en vie à tout prix est un spectacle divertissant. Mais en ce qui me concerne, je ne vois pas l’intérêt de combattre des créatures vouées à mourir tôt ou tard. Je préfère attendre qu’elles s’éteignent toutes seules. Après tout, j’ai l’éternité devant moi.

— Très bien, si tu ne veux pas m’aider de gré… peut-être le feras-tu de force ! Secrétaire ! Secrétaire ! cria le Roi en avançant vivement en direction de la porte.

Celle-ci s’ouvrit timidement à son approche.

— Oui, Votre Majesté ? murmura dans l’entrebâillement la jeune femme qui était restée sur le palier, afin d’être disponible lorsque Gaël requerrait sa présence.

— Convoquez immédiatement le bourreau ! Si cette chose n’a pas peur de la mort, voyons voir si elle craint davantage la douleur !

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