2.IX // Ce jour funeste

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— Monsieur le Président ? Le capitaine de la milice est là.

— Faites entrer, secrétaire.

La double porte métallique s’ouvrit lentement et un homme de grande taille s’avança vers le large bureau en verre du Président. Il fixa Gaël un instant mais relâcha rapidement son attention pour arranger son col de chemise. Son comportement trahissait une certaine anxiété.

— Êtes-vous venu pour ne rien dire, capitaine ? s’agaça Gaël. Je n’ai pas que ça à faire, au cas où vous ne seriez pas au courant.

— Monsieur, c’est… la mine d’uranium. Quelqu’un a… heu, disons, la nuit dernière, il… enfin, les prisonniers se sont évadés, bafouilla le capitaine.

— Ils n’ont pas pu aller bien loin, nous aurons tôt fait de les retrouver quelque part en ville, probablement dans leurs domiciles respectifs, répondit calmement Gaël. Mais une question me taraude, rappelez-moi qui est responsable de la surveillance de la mine ?

— Je… C’est moi, monsieur, mais…

— Très bien, alors voilà ce que nous allons faire. Vous allez…

— Monsieur le Président ? le coupa la secrétaire. Le général de la milice est là.

— Je suis occupé, dites-lui de…

C’est avec une violence rare que s’ouvrit la double porte, cette fois. L’homme à l’origine de l’intrusion s’avança en courant dans la pièce. D’un certain embonpoint et de petite taille, il semblait à bout de souffle. L’information qu’il apportait devait être d’une importance capitale.

— Je ne vous ai pas accordé d’audience, général. Que justifie cette intrusion ?

— Président, c’est… ce sont ces trucs, là, ces machins… Une sorte de glissement de terrain qui… qui vient d’avaler une route d’Unelma et quelques maisons aux alentours. Un gouffre béant, qui crache un flot innombrable de… de warzeuls, Président.

— Eh bien, envoyez toutes nos forces là-bas et décimez ces choses, répondit Gaël sans céder à la moindre panique.

— Il y a déjà beaucoup de soldats là-bas, monsieur, mais… ils se font massacrer. C’est une hécatombe !

— Comment ça ? Ils sont armés, non ? Ils ne sont pas capables de faire feu sur ces monstres et de les abattre ? demanda le jeune Président, qui commençait à montrer des signes de nervosité.

— C’est que… d’après les premiers rapports, les warzeuls sont extrêmement vifs et esquivent la totalité des tirs. Il semblerait même qu’ils se… téléportent ? hasarda le général.

— Écoutez, reprit calmement Gaël. Je ne vous demande qu’une chose simple : anéantir cette menace. C’est vous l’expert militaire, aussi je vous laisse déterminer la méthode la plus efficace pour nous débarrasser de ces créatures dans les plus brefs délais.

— Je regrette monsieur, mais les troupes au sol sont inefficaces et nous n’avons pas de blindés ou de forces aériennes, donc…

— N’ai-je pas été assez clair !? s’énerva franchement Gaël, qui perdait soudain son sang-froid. Éliminez-moi ces choses au plus vite !

Le jeune Président marqua un temps d’arrêt et serra les poings si fort que ses mains devinrent blanches en quelques secondes.

— Et protégez ma personne plus que n’importe quelle autre, ajouta-t-il d’un ton plus serein.

***

— Cyril, mec ! Allez, relève-toi putain !

Yohan, les yeux pleins de larmes, regardait son camarade inerte étendu au sol. Il n’aurait jamais pensé voir ça ! Quelques mois auparavant, il s’était persuadé que postuler dans la milice était la meilleure planque possible sur Sagittari : se ranger du côté des puissants et assurer de banales missions de surveillance sans jamais avoir à utiliser son arme, voilà ce qu’il cherchait. Ah, et être payé pour ça, bien sûr ! Mais là… Là, ce qui était en train de se passer n’était pas prévu. Ainsi, ces warzeuls existaient vraiment. Il en avait la preuve sous les yeux : étalée sur la pierre blanche du trottoir, à côté de son frère d’armes agonisant, l’une de ces créatures gisait, inerte. Et pour cause, il venait de lui fracasser le crâne d’un coup de crosse, à défaut de réussir à loger la moindre balle dans celui-ci. Cette bestiole n’avait cessé de se déplacer à la vitesse de l’éclair et avait tout bonnement… bondi sur son camarade avant de l’éviscérer en une paire de secondes. Lui n’avait fait que profiter de ce laps de temps macabre pour asséner au warzeul une frappe mortelle en pleine tête. Une frappe qui avait fendu le crâne de la bête comme une coquille d’œuf, sauf que… rien n’était sorti de cette tête. Pas une goutte de sang, pas un bout de cervelle, juste rien. Yohan avait d’ailleurs eu un haut-le-cœur en plongeant son regard dans la fracture béante infligée au warzeul, et en réalisant que celui-ci était complètement vide. Ce qui animait cette créature n’était que ténèbres insondables, identiques à celles du gouffre dont elle était sortie avec ses semblables.

Ses semblables… Éliminer l’un d’eux lui avait déjà demandé le sacrifice de son ami, un coup de chance incroyable et des réflexes surhumains. Il n’en tuerait pas un deuxième, c’était certain.

— Faut que j’me barre d’ici. Et vite.

Yohan abandonna la dépouille de son camarade et se mit à courir aussi vite qu’il put en direction du centre-ville. Il voyait le siège du gouvernement comme son seul espoir. S’il fallait faire un blocus contre ces choses, c’était là-bas.

***

— Une nouvelle fissure, monsieur. À Vinelma. Elle semble s’ouvrir en accéléré.

Gaël faisait les cent pas sous le regard tétanisé de sa secrétaire, et la moquette bleu nuit commençait à garder les marques des cercles qu’il ne cessait de décrire. Il devait trouver une solution, et rapidement.

— Ces créatures sont en tout point identiques à celle abattue dans la mine d’uranium, il y a cinq ans. Sans doute était-ce un individu égaré, mais ceux-là se sont massivement regroupés avant de lancer leur assaut.

— Je croyais que la planète avait été scannée au millimètre près ? demanda Gaël.

— Eh bien, certes, reprit le général. Mais d’une part, elle n’a pas été scannée à plus de dix kilomètres sous la croûte, et les warzeuls semblent venir des profondeurs abyssales. Et d’autre part, il s’agissait d’un scan thermique et ces créatures ne… n’émettent aucune température. Les rapports du terrain indiquent qu’elles n’ont pas de fluide vital non plus.

— Mais c’est quoi ces… trucs !? s’emporta Gaël.

— Des sortes… d’esprits, de spectres, mais matériels. Je sais, ça paraît insensé.

— Quoi qu’ils soient, je veux que vous les exterminiez.

— Oui, monsieur. Mais encore une fois, ces choses donnent du fil à retordre à vos troupes, d’autant plus qu’elles ne sont pas assez entraînées : rappelons que pour une très large majorité, les miliciens n’ont jamais eu à faire feu sur qui que ce soit avant aujourd’hui, et qu’ils n’ont aucune expérience du champ de bataille. Personne sur Sagittari n’a une telle expérience, d’ailleurs.

Gaël resta mutique un moment, s’éloignant du centre de la pièce pour observer la ville depuis sa baie vitrée. Un bien étrange chaos s’offrait à ses yeux. La ville était attaquée, mais ce n’était pas une attaque qui aurait pu rappeler les guerres du XXIe siècle. Pas de flammes, pas de fumée : les bâtiments restaient intacts, à part peut-être quelques vitres brisées sur certains. Mais la grande place, tout autour du bâtiment, était une scène d’horreur à nulle autre pareille. Les créatures ne s’attardaient pas sur le matériel mais seulement sur le vivant. Les corps sans vie jonchaient le sol, la plupart sévèrement mutilés par les warzeuls. Gaël fit une mine dégoûtée en apercevant des restes humains taillés en pièces qui baignaient dans des mares de sang. Il y avait quelques cadavres de ces choses aussi, mais… peut-être dix fois moins que de civils et de soldats.

Il enrageait. Tout se passait si bien ! Personne n’avait su se mettre en travers de sa route tandis qu’il gravissait les échelons de la société et façonnait celle-ci à son image. Il avait encore tant d’idées et de projets. Son parcours ingénieux ne pouvait pas s’arrêter si tôt, ni de manière si abrupte !

Ses pensées narcissiques furent interrompues par un raffut soudain qui montait de l’étage inférieur.

— Que se passe-t-il ? demanda le Président, anxieux.

— Je ne sais pas, mais c’est pas bon, répondit le capitaine de la milice qui était resté là.

Ce dernier était malgré tout presque content que la situation ait subitement dégénéré de la sorte. Il n’avait pas oublié que juste avant l’annonce de l’attaque des warzeuls par le général, l’impitoyable dictateur s’apprêtait à prendre une terrible décision le concernant.

— Vous là, allez voir.

Il se retourna. Malédiction ! C’était bien à lui que venait de s’adresser Gaël. Sans dire un mot, il se dirigea vers la porte d’un pas hésitant, mais celle-ci s’ouvrit violemment avant qu’il ne l’atteigne.

— Il y en a un qui est entré dans le bâtiment ! cria un milicien en s’engouffrant dans la pièce, avant de reprendre à l’attention du Président : Je m’appelle Yohan, monsieur. À votre service.

Il ne fallait pas manquer une occasion de glisser son nom et de se faire bien voir. Qui sait quels privilèges pouvaient en découler ?

— Débarrassez-nous de cette créature alors, Yohan, lança Gaël.

Comme pour lui répondre, le warzeul fit irruption dans la pièce et, en une fraction de seconde, il se mit au contact du capitaine désœuvré. Les mouvements du monstre étaient incroyablement erratiques, comme si on l’observait à l’aide d’un stroboscope (2). Il passait d’une position à une autre en un éclair, sans que l’on puisse percevoir la transition entre celles-ci. L’air lui-même semblait crépiter autour de la fourrure répugnante de la bête qui tremblait de nervosité.

Le capitaine se mit à courir en hurlant vers la baie vitrée au fond de la pièce, mais le warzeul, sans le moindre mouvement, parvint à se replacer face à l’homme terrorisé. D’un geste d’une vivacité surnaturelle, il planta sans peine ses griffes à l’intérieur de l’abdomen de l’homme impuissant.

Tandis que Gaël était pris de panique extrême, incapable de choisir l’attitude qu’il devait adopter, Yohan fit feu à deux reprises en direction de la créature. Celle-ci ne semblait pas avoir bougé, mais aucun des tirs ne l’avait atteinte ! S’était-elle déplacée une fraction de seconde le temps d’esquiver les balles ?

Yohan laissa tomber son fusil au sol et le temps d’un clignement d’yeux, le monstre abject se retrouva face à lui. Mais alors qu’il levait son bras au pelage immonde pour asséner un coup puissant au jeune milicien, celui-ci lui planta son couteau de combat en plein dans le front. Le warzeul s’effondra sur la moquette bleu nuit sans un bruit. Non seulement ces choses ne saignaient pas, mais elles ne produisaient pas non plus le moindre son, ce qui les rendaient encore plus angoissantes.

— Soldat Yohan, je veux dire… capitaine, dit Gaël d’une voix à nouveau assurée. Merci pour votre bravoure. Mais ne nous reposons pas sur cette victoire éphémère : une horde de ces créatures continue à semer le chaos dehors.

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Stroboscope (2) : Instrument qui, fournissant des éclairs à intervalles réguliers, fait apparaître immobile ou animé d'un mouvement lent ce qui est animé d'un mouvement périodique rapide.

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