1.VI // Terra incognita

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Edwige regardait tout autour d’elle. Les ronces entrelacées, gigantesques, formaient d’étranges structures végétales de plusieurs mètres de hauteur. Leurs épines monstrueuses auraient pu transpercer le corps d’un homme. Heureusement qu’elles étaient statiques.

En réalité, toute cette partie de la forêt semblait pétrifiée. Elle ne renvoyait qu’un silence et une immobilité de mort. L’adolescente, oppressée par cette nature sinistre, sentait son sang marteler ses tempes. Elle voulait retrouver les arbres verdoyants de l’orée de la forêt, et oublier ces effrayants troncs gris. Gris… Elle leva les yeux. Chaque arbre dont le tronc était gris avait perdu ses feuilles. Si elle distinguait à peine la lumière du jour, c’était uniquement parce que chaque arbre mort était surplombé par un autre encore en vie et dont le feuillage exceptionnellement dense obstruait presque toute lumière en provenance de l’Anari. Mais il y avait bien là des arbres… morts.

C’était là l’information qu’elle était venue chercher dans la forêt même si, à bien y réfléchir, elle aurait préféré ne jamais la trouver. Ainsi, ce n’était pas seulement sous les verrières que les arbres mouraient. C’était peut-être… sur toute la planète ! Cette découverte lui glaça le sang.

— Stop, murmura Edwige, qui ne parvenait pas à contenir ses pensées. C’est d’accord, finalement la monotonie ira très bien. Assez de tout cela. Je… j’ai peur. Je ne sais même pas comment retrouver mon chemin. Quelqu’un, quelque chose… À l’aide !

L’adolescente réprima un sanglot et releva la tête. Son regard s’arrêta très vite sur une étrange lueur verte posée au sol, à quelques mètres d’elle.

— Qu’est-ce que… ? ajouta-t-elle, fronçant les sourcils.

Elle sécha ses larmes et fixa de nouveau son regard. Elle n’avait pas rêvé, il y avait bien une douce lumière vert pâle qui l’attirait étrangement, juste devant elle.

Elle avança avec prudence, veillant à ne pas chuter une nouvelle fois sur une racine piégeuse. Mais alors qu’elle n’était plus qu’à une paire de mètres de la lueur étrange, celle-ci s’estompa. Edwige sentit sa gorge se nouer et fut à nouveau prise de désespoir. Ce fragile éclat… son seul guide dans cette forêt sans fin, avait disparu. Elle chercha bien du regard, et même de ses mains tremblantes, là où la lueur brillait il y avait encore quelques secondes, mais celle-ci n’avait pas laissé la moindre trace.

En se relevant, elle en aperçut une identique, peut-être la même, à nouveau à quelques mètres devant elle. Qu’est-ce que cela signifiait ? Elle en aurait le cœur net ! Edwige avança d’un pas déterminé vers la douce lumière, mais cette fois encore, alors qu’elle était toute proche de celle-ci, la lueur se dissipa, comme si elle n’avait jamais existé.

— C’est… impossible ! bredouilla l’adolescente.

Mais avant qu’elle ne pût exprimer davantage sa surprise, un nouveau halo verdâtre capta son attention. Naturellement, tandis qu’elle s’en approchait, celui-ci disparut comme les autres. Et ainsi de suite. Jusqu’à ce qu’aucun de ces espèces de feux follets ne vînt remplacer le précédent. L’inquiétude s’empara à nouveau d’Edwige qui regarda tout autour d’elle dans l’espoir de repérer un nouvel indice lumineux, mais rien de tel ne lui apparut malgré son attention.

En revanche, elle réalisa que l’ambiance autour d’elle était à nouveau colorée et apaisante, puis perçut une façade de maison entre deux immenses troncs. Elle était revenue à l’orée de la forêt ! Ces lueurs… l’avaient-elles volontairement guidée vers la sécurité de la ville ? Elle pressa le pas et s’extirpa de la végétation, retrouvant d’un coup les trottoirs pavés de pierre blanche d’Antelma. Elle soupira sans retenue pour libérer la tension accumulée, puis se mit sans tarder en route vers chez elle. Elle avait manqué le déjeuner, mais elle dirait simplement à sa mère qu’elle avait mangé à l’école. Elle n’était pas à un mensonge près, après son escapade qu’elle garderait sous silence. Un silence de tombe, comme celui de la forêt.

***

Cassandra hésita un instant en voyant que la silhouette derrière la porte de verre feuilleté était bien trop grande pour correspondre à sa fille de onze ans. Mais si elle avait repéré son visiteur, lui aussi avait certainement réalisé qu’elle était là. Inquiète, elle se décida malgré tout à entrouvrir lentement le battant.

— Ah, 0157F22 ! J’ai cru un instant que vous n’alliez pas m’ouvrir, cela m’aurait profondément vexé ! Puis-je entrer ?

Le sang de Cassandra ne fit qu’un tour en reconnaissant le directeur qui l’avait licenciée quelques jours plus tôt, l’accusant de grave faute professionnelle sur la centrale d’Unelma. En était-il toujours convaincu ? Pour qu’il se déplace directement chez elle, ses motivations devaient être de la plus haute importance, et cela était tout sauf rassurant.

— Heu, je… Oui, bien sûr, faites, répondit-elle poliment, bien qu’à contrecœur.

— Je vous remercie, madame. 0443M32, attendez-moi là, je ne serai pas long, ajouta-t-il à l’attention de son majordome.

— Bien, monsieur.

Gaël referma la porte vitrée derrière lui puis se tourna à nouveau vers Cassandra, la fixant d’un regard glacial. Cette dernière recula d’une paire de pas, ne sachant pas à quoi s’en tenir.

— 0157F22, vous semblez inquiète ! Avez-vous quoi que ce soit à vous reprocher ? lança le directeur d’un ton ironique.

— Je… Non, je n’ai rien à me reprocher, rétorqua sèchement Cassandra. Je sais pourquoi vous êtes là ! Je sors justement du laboratoire et le biologiste a reconnu que le désastre ne pouvait pas être lié à une simple erreur de manipulation, surtout s’il s’est étendu jusqu’à Vinelma !

— Oh, tiens donc… Et pourquoi devrais-je vous croire ?

— Vous n’avez qu’à l’appeler, si vous doutez de ma parole ! se défendit la quadragénaire en lui tendant son téléphone.

Gaël hésita un instant, et finit par secouer la tête. Cassandra, rassurée, relâcha la tension visible dans ses épaules.

— Très bien, reprit-il plus calmement. Mais maintenant que je suis là, autant faire en sorte que je ne me sois pas déplacé pour rien, non ? Et il me semble que vous n’avez pas retrouvé de travail, si je ne m’abuse ?

— En effet, concéda Cassandra. Mais je ne suis pas certaine d’avoir toujours envie de travailler avec vous.

— En êtes-vous bien sûre ? Cela ne va pas être facile de prendre soin de votre fille, si vous ne retrouvez pas rapidement un revenu stable.

L’intéressée hésita un instant en grimaçant. Gaël n’avait pas tort. Mais travailler une nouvelle fois pour lui ? Il n’en était pas question.

— Je trouverai un autre emploi, siffla-t-elle en détournant le regard.

— Je… doute que ce soit possible, 0157F22.

— Comment ça ?

— Eh bien… Difficile de trouver un nouvel emploi, si vous êtes derrière les barreaux.

— Quoi ! Mais…

— Entendons-nous bien, madame : nos concitoyens attendent tous de comprendre pourquoi les centrales à biosynthèse sont hors d’usage. J’ai une coupable toute trouvée juste là, face à moi, et croyez-moi, si je décide que vous êtes en tort, nul ne viendra me contredire. Alors, vous avez le choix : l’innocence et un nouvel emploi, ou bien… la culpabilité, et la condamnation. Avec tout ce que cela implique pour votre fille.

— Vous êtes… commença Cassandra, avant de retenir la suite de sa phrase. Pourquoi tenez-vous tant à ce que je travaille pour vous ?

— Votre précédent poste m’assure que vous avez des compétences que je recherche : dans la manipulation de produits délicats, en particulier.

La quadragénaire fronça les sourcils, attendant plus de détails.

— Je souhaite remplacer les centrales à biosynthèse, par d’autres d’un nouveau type. Leur fonctionnement implique des matières premières comparables au carbonate de nihonium. Je sais que vous êtes expérimentée avec ce type de produit.

— Que sont ces nouvelles centrales, au juste ?

— Des centrales nucléaires.

« Nucléaires » ? Elle était certaine d’avoir déjà entendu ce mot, quelque part dans l’histoire terrienne, mais son peu d’attrait dans le domaine la rendait incapable d’avoir un souvenir plus précis sur la question. Tant pis, elle demanderait à Edwige.

— Alors, vous êtes avec moi ? insista Gaël. Je vous rappelle les enjeux : innocence et revenus, ou…

— Je marche, c’est bon, finit par admettre Cassandra, acculée.

— Excellent, 0157F22 ! Je vais sans doute avoir besoin de vous avant l’ouverture, je ne manquerai pas de vous recontacter dans les prochains jours. Sur ce, je vous laisse : j’ai du pain sur la planche.

Sans rien attendre de plus de la part de son interlocutrice, Gaël s’éclipsa rapidement en laissant la porte ouverte. Une fois confortablement installé dans son véhicule, il frotta son menton mal rasé et afficha un sourire ravi. Les équipes d’extraction du combustible radioactif et de traitement des déchets des nouvelles centrales s’annonçaient difficiles à recruter compte tenu des risques évidents que cela impliquait, mais il avait su commencer leur constitution avec brio.

Edwige arriva quelques minutes à peine après le départ du machiavélique directeur, et fut surprise de trouver la porte encore ouverte.

— Maman… ? dit-elle hésitante en franchissant l’entrée. Pourquoi as-tu laissé ouvert ?

— J’ai eu une visite inattendue du directeur de la centrale… Il est venu me proposer un nouvel emploi, ajouta la mère encore perplexe. Et toi, où étais-tu ce midi ?

— Ah, ce midi ! J’ai simplement déjeuné à l’école, car je ne savais pas si tu serais à la maison. Mais, ce nouvel emploi, c’est quoi ? relança Edwige qui s’amusait de cet échange de questions-réponses, et qui souhaitait plus que tout éviter de parler de son escapade interdite.

— Un peu le même qu’avant, en fait, mais à la nouvelle centrale d’Unelma. Comment a-t-il dit, déjà ? Une centrale « nucléaire », visiblement.

Edwige fronça les sourcils.

— Et tu as accepté… ?

— Eh bien, il ne m’a guère laissé le choix, et… De toute façon j’ai besoin d’un travail pour prendre soin de toi, donc oui.

— Tu sais ce que « nucléaire » implique, n’est-ce pas ? insista la fille.

— À vrai dire… pas vraiment. Je comptais te le demander.

— Oh maman, je t’en prie, ouvre un livre d’histoire ! s’écria Edwige, désespérée.

— Pourquoi est-ce que tu dis ça, Edwige ? demanda Cassandra, un peu confuse.

— Parce que les centrales nucléaires, c’est ce que les Terriens utilisaient au XXIe siècle ! Et les déchets qu’elles produisent, ce sont des déchets radioactifs, mais pas radioactifs comme notre oxygène actuel, non : ils sont extrêmement nocifs pour l’homme ! En gros, il vient de te confier le sale boulot…

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