1.I // Une société épanouissante

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Partie 1 - Futur utopique
« Vert. »

— 0157F22, avancez s'il vous plaît.

— C'est moi, monsieur.

Elle, c'était Cassandra, mais les prénoms avaient perdu leur caractère officiel sur Sagittari. En effet, l'administration en avait assez que deux personnes puissent s'appeler précisément de la même façon. Alors elle avait simplifié le problème : chacun était désigné par son numéro d'identité, unique. Les citoyens continuaient pour la plupart à utiliser des noms entre eux, mais ils correspondaient davantage aux surnoms du XXIe siècle.

— Rappelez-moi votre situation professionnelle, madame.

— Centrale à biosynthèse d'Unelma, monsieur.

— Quel statut ? grogna l'homme, impatient.

— Technicienne en traitement des déchets, monsieur, répondit nerveusement Cassandra, navrée de ne pas avoir assez détaillé sa réponse.

— Des soucis avec votre situation, madame ?

— Non, monsieur. La centrale tourne à plein régime et fonctionne parfaitement. Les déchets sont traités avec le plus grand soin.

— Ce n'est pas ce que je vous ai demandé, madame, je parle de votre niveau d'épanouissement dans votre situation ! s'agaça l'homme en resserrant son nœud de cravate.

Il plongea son regard inquisiteur dans celui gêné de Cassandra. Elle eut soudain l'impression que ses yeux bleu pâle scannaient son âme, et détourna l'attention en regardant ses petites ballerines blanches.

— Parfaitement épanouie, monsieur. Tout se passe au mieux.

— Bien. Des enfants ?

— Oui, monsieur. Une fille.

L'homme tapa nerveusement du pied pour signifier son impatience.

— 1223F29, pardon monsieur ! bafouilla Cassandra, qui avait oublié que chaque mention d'une personne devait se faire avec son numéro d'identité.

— Situation et épanouissement, je vous prie ?

— Apprenante, monsieur. À l'école d'Unelma. Épanouissement... elle va bien.

— Vous mentez.

— Comment ça, monsieur ? Je n'oserais pas...

— Votre ton indique que vous mentez, madame ! s'écria l'homme en se relevant.

— Non, excusez-moi, monsieur... C'est simplement que ma fille est parfois un peu mélancolique, rêveuse. Mais elle travaille très bien à l'école ; tout va bien pour elle.

— Surveillez bien cette « mélancolie » madame : nous souhaitons que chacun vive heureux sur Sagittari. Des questions ?

— Non monsieur. C'est très bien.

— Bonne journée madame, ponctua-t-il d'un ton sévère avant de crier vers le couloir. Suivant : 0719M48 !

Cassandra tourna les talons, sans saluer l'homme qui s'affairait déjà avec sa secrétaire à la préparation du prochain rendez-vous. On les appelait les « entretiens d'épanouissement » : ils avaient lieu tous les six mois pour chaque citoyen majeur de Sagittari, la situation des mineurs étant détaillée par leur mère. Pourquoi pas les pères ? Simplement car ils étaient parfois moins faciles à légitimer. L'objectif de tels entretiens était de s'assurer que la société fonctionne parfaitement, sans risques de meurtres, suicides et autres révoltes. Cela permettait de limiter l'effectif des forces de l'ordre et de réaliser d'importantes économies. Il n'était pas question de reproduire sur Sagittari les mêmes erreurs qu'une dizaine de siècles plus tôt sur Terre.

La Terre existait encore, bien entendu ! Elle était simplement devenue inhabitable. À vrai dire, chacun savait pourquoi : des centaines de chercheurs du XXIe siècle avaient mis l'humanité en garde contre les problèmes politiques, climatiques et économiques qui ne faisaient que croître. Toutefois, en lieu et place de la résolution de ces problèmes, les hommes avaient préféré persévérer dans leur politique « d'aller de l'avant », choisissant d'allouer le maximum de moyens à la conquête spatiale plutôt qu'à la préservation de cette bonne vieille Terre.

La vie sur Sagittari avait un goût de roman de science-fiction. Tous ces écrivains terriens avaient fort bien imaginé l'avenir de la race humaine : une nouvelle société parfaite, sans vagues, sur une planète lointaine dans une galaxie éloignée ; c'était à cela que ressemblaient les choses désormais. Pour le plus grand bonheur de tous, en fait, tant il n'y avait rien à reprocher à la vie sur Sagittari.

Certains disaient que la société s'était déshumanisée, mais ce n'était pas le cas : les « entretiens d'épanouissement » prouvaient bien le contraire ! Le gouvernement, unique, était soucieux du bien-être des Sagittariens. L'alimentation, uniquement à base de produits végétaux, était saine et l'agriculture dont elle provenait se pratiquait de manière responsable. Les champs étaient cultivés sans machines ni aucun pesticide, les plantations n'étant pas menacées par un quelconque parasite.

La pollution de l'air était devenue inexistante grâce aux progrès de la technologie. La production d'énergie, elle, se faisait dans des centrales comme celle où travaillait Cassandra : il s'agissait en fait de vastes espaces naturels de forêt très dense, abrités sous une large verrière. On y pratiquait la biosynthèse, une sorte de photosynthèse modifiée, en récupérant toutes les émissions industrielles de dioxyde de carbone par un vaste réseau de tunnels souterrains, et en intensifiant chimiquement le travail des arbres. Pour ce faire, on injectait dans leur sève une dose de dioxyde de nihonium (1), provoquant des micro-mutations de courte durée qui modifiaient le rendement de la traditionnelle photosynthèse. Il en résultait un isotope peu radioactif et inoffensif d'oxygène et un déchet, le carbonate de nihonium. Cet oxygène particulier était mis sous forme liquide, comme les carburants du XXIe siècle, et servait de source d'énergie : c'était d'ailleurs devenu la plus commune et la seule qui fût entièrement légale. Quant au carbonate de nihonium, communément appelé le « gluant » par les employés des centrales à cause de son état mi-solide mi-liquide visqueux permanent, il était ensuite extrait des arbres, confiné dans de larges bonbonnes en céramique puis propulsé vers le noyau de la planète – dont le rayon était trois fois inférieur à celui de la Terre – à l'aide de réseaux souterrains préalablement forés sous les centrales, où il se désintégrait rapidement sous l'effet de l'intense chaleur.

Bien des personnes avaient douté de cette production d'énergie au départ, mais cela faisait désormais plusieurs décennies qu'elle avait fait ses preuves. Alors tout le monde vivait avec l'assurance d'une énergie propre, peu coûteuse et inépuisable, tant le dioxyde de nihonium abondait dans les océans de Sagittari. Les arbres avaient rappelé aux humains à quel point ils leur étaient indispensables, et l'erreur de la déforestation massive ne se reproduirait pas sur ce havre de paix.

Point de hautes tours, point de gratte-ciels, pas même de bâtiments à étages sauf rares exceptions : la capitale et unique ville, Antelma, avait été construite au milieu de la forêt, quasi omniprésente sur les terres émergées de Sagittari, et ses infrastructures arrondies en pierre blanche lisse et en verre poli étaient à échelle humaine.

Il n'y avait pas de véhicules personnels : les transports en commun associés à une urbanisation intelligente convenaient à tous. En effet, le fragment d'humanité venu coloniser Sagittari avait fait le choix de ne pas se disperser. Qui sait quelles créatures hostiles pouvaient bien habiter au fin fond des forêts, qui plus est ? Non, il n'y avait rien de tel, bien sûr : tout avait été minutieusement scanné et aucune forme de vie animale n'avait été identifiée où que ce fût sur la planète. Ces histoires de créatures au fond des bois ne servaient qu'à impressionner les enfants turbulents.

Cassandra, en sortant du bâtiment, prit une grande bouffée d'air frais. Sagittari avait beaucoup de points communs avec ce qui se disait de la Terre : l'étoile la plus proche, l'Anari, ressemblait à s'y méprendre au Soleil ; les journées et saisons étaient sensiblement aussi longues, à cela près que les températures fluctuaient bien plus lentement. Le ciel avait une très légère teinte verdâtre, presque imperceptible, mais sous certains angles, on pouvait prendre une photo de la nature sagittarienne qui aurait ressemblé à s'y méprendre à un panorama terrestre.

Non, vraiment, il faisait bon vivre sur cette colonie qui avait sauvé les Terriens de l'extinction. L'humanité avait tiré de bonnes leçons de sa précédente planète au bord du gouffre et n'avait pas recommencé les mêmes erreurs. Juste à temps, la société avait su réagir et se transformer dans l'intérêt de la survie de tous.

Cassandra prit place à bord du bus à oxygène, toujours un peu amusée par la technologie qui leur permettait de se déplacer sur un coussin d'air, comme s'ils lévitaient. Cela permettait en particulier de ne pas avoir besoin de paver ou de goudronner les voies de circulation. Il ne s'agissait finalement que de simples couloirs de terre et d'herbe rase, dansant entre les habitations.

Appuyée contre la vitre du véhicule, la quadragénaire observa le paysage défiler. Elle aussi était fort enthousiaste vis-à-vis de Sagittari. Non qu'elle eût déjà vécu sur Terre – ni personne d'autre d'ailleurs, tous les Terriens d'origine étant morts de vieillesse depuis bien des siècles – mais elle savait comme tout le monde que ce n'était pas beau à voir, peu avant l'Exode.

Oui, les gens s'appelaient par des numéros, et cela en choquait certains. Il fallait toujours des gens pour râler, de toute façon. Cassandra ne s'en souciait guère, de son côté : personne n'empêchait les gens d'utiliser des prénoms entre eux, chacun était donc libre de faire à sa guise.

Lorsque le bus fit halte, sans le moindre bruit, elle hésita un instant. Trop perdue dans ses pensées, elle n'avait pas réalisé qu'elle était déjà rendue à Unelma, le petit quartier du nord d'Antelma. Au-delà de celui-ci, il n'y avait rien d'autre que l'océan, la verrière de la centrale servant de frontière entre la ville et les étendues sauvages. Il y avait également une structure du même type au sud de la ville, sur le quartier de Vinelma. Les deux suffisaient à produire de l'énergie pour toute la modeste population installée sur Sagittari.

— Edwige, je suis rentrée, dit-elle doucement en poussant la porte vitrée de la petite maison sans jardin privé.

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Nihonium (1) : Le nihonium (symbole Nh) est l'élément chimique de numéro atomique 113.

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